L’unité treize






Les choses entre eux, ce qu’on appelle les choses, n’allaient plus depuis longtemps mais depuis les premières semaines de Juillet, la cohabitation s’était soudain décomposée, s’était transformée en une suite ininterrompue de scissions, d’explosions.
Depuis longtemps déjà, elle usait régulièrement de ses cordes vocales comme d’un arc, un vieil arc qu’elle aurait voulu tendre suffisamment précisément pour qu’une flèche lui perfore la nuque et ressorte juste au-dessous de sa pomme d’Adam. Elle aurait tiré lorsqu’il s’en allait, elle lui aurait tiré dans le dos lorsqu’il partait, la laissant pantelante, abrutie par les doses presque létales de haine qui flottaient partout, dans l’air, sous les meubles, coulaient comme une pluie acide le long des vitres de leur petit appartement, leur nid, transformé par les assauts venus de campements ignorés, chaque jour réengagés pour la poursuite d’une victoire, certainement, d’une victoire, même si elle ignorait de quels lauriers elle pourrait se parer, et pour qui se parer, assise sur des ruines.
Lui tenait bon, s’accrochait à sa capacité à résister, à ne jamais plier, passé maître dans la culture des inégalités, revendiquées, affichées là, sous ses yeux qu’elle fermait maintenant chaque soir après en avoir extrait toutes les larmes de son corps. Il dormait sur le sofa, elle dormait dans leur lit. Ils dormaient séparément et ce qui les séparait semblait avoir, jour après jour, pris tout l’espace probable, l’espace possible, s’être gonflé jusqu’à ne plus devoir laisser libre le moindre passage entre ces deux pièces, le moindre passage entre eux.
Elle continuait à hurler, hurler pour qu’il l’entende, hurler pour extraire dans la montée en ébullition des mots toute la procession des sentiments obscènes, le mépris, la rage, la colère, la mésestime, tout ce qui s’entrechoquait au seuil de son larynx. Elle allait chercher les mots qui gravitaient comme des mouches autour de la carcasse encore fumante de son ressentiment et les lui jetaient à la face et partout ailleurs, sur le corps, celui qu’elle ne cherchait plus.
Ils n’avaient plus de corps, plus de corps, ni lui ni elle, deux masses érigées, face à face tendu, tendant, par tous les moyens possibles, à se défaire, à s’en aller, se retirer ou parfois encore, poussant du fond des obscurités, à s’approcher, leurs faces hésitantes et prises par la chute incontrôlée qui les précipitaient de part et d’autre de leur histoire commune.
Lui ne hurlait pas, il ne levait jamais la voix, il l’observait se démener et sur ses lèvres se figeait un sourire, son couronnement, lorsqu’elle était aux bords de l’asphyxie, la victoire dont il pourrait s’envelopper et qui le suivrait jusqu’au plus profond de son sommeil.
Lorsqu’elle pensait une fois de plus lui avoir tout dit, s’être séparée de ces inflammations qui la dévoraient, certaine pourtant de la totale vanité de tels scandales, certaine qu’elle ne li avait une fois de plus offert que ce qu’il attendait mais incapable de le lui refuser, elle reprenait le chemin de la chambre, de leur chambre, elle reprenait en regardant le plafond la maîtrise de ses émotions, la bouche sèche et toute cette colère contre lui devenue une écorce vide  sur laquelle elle s’allongeait.
C’était ainsi chaque soir, c’était ainsi depuis des semaines, peut-être des mois, chaque soir. Elle ne pouvait pas encore envisager l’espace autour d’eux comme un tunnel dont ils remonteraient inexorablement l’unique sens vers l’ouverture. Elle continuait de sautiller sur place, choquant son front contre les parois de ce lieu où ils étaient enfermés mais dont elle ne discernait pas tout à fait clairement la configuration. Elle continuait à brasser le vent qui les avait portés, puis emportés, elle et lui, ensemble, si longtemps mais c’étaient ses propres mouvements qui donnaient encore la sensation d’un air mouvant autour d’eux. Le vent, lui, était retombé depuis longtemps. Un calme plat régnait derrière l’attente.
Très loin, puis au fil des heures de l’insomnie métallique un peu moins loin se dessinait parfois l’ouverture, c’est-à-dire la seule ouverture possible, que cette ouverture ait la forme semi-circulaire du gibet, là où se poserait leur cou encore commun et où leur histoire serait proprement décapitée, elle commençait à l’entrevoir. Quelque chose dans les choses s’était épuisé, dans leurs choses. Ce n’était pas seulement une affaire d’usure, d’usage, c’était bel et bien une agonie où chaque particule de leur communauté était boursoufflée, saturée de toxines contaminant tout ce qui pouvait encore sembler sain aux alentours. Il allait falloir s’arracher l’un à l’autre. Elle se retournait, se tournait dans l’obscurité pour tenter de rassembler ce qui pouvait encore servir à la planification d’une reconstruction, son ronflement de l’autre côté de la porte, outrageusement innocent, bousculait sous sa virulence les seuls petits morceaux encore fonctionnels de leur coexistence, les éparpillait jusqu’à ce qu’il ne reste, sur le plan incliné de sa veille, qu’un seul point animé, celui vers lequel elle se tendait pour s’imaginer après, plus tard, lorsque l’ablation aurait eu lieu puis comment, comment imaginer, là, dans l’espace et dans le temps, comment planifier, organiser cette hécatombe de leur contiguïté. Il faudrait parler mais c’était devenu impossible, il faudrait se parler comme des gestionnaires, poser les armes dans un coin et poser les faits à venir sur la table. Laisser de côté les faits passés, ceux qui formaient une masse informe, compacte, intouchable et explosive, non, créer des faits à venir, des actes qu’ils devraient, elle et lui poser pour s’en sortir, s’en sortir ensemble séparément.
Elle guettait le moment où les anxiolytiques allaient l’aider à enfin plier bagages mais faisait méticuleusement, tant que l’esprit ressassait, l’inventaire des arguments qu’elle aurait à mettre en avant jusqu’à ce que, tout à coup, la pesanteur s’allège, jusqu’à ce qu’elle oublie même la tonitruance de sa virilité là-bas, à quelques mètres qui faisait vibrer les cloisons et que la beauté du néant, soudain, la soulage.
Le lendemain suivait. Elle l’entendait se lever, vaquer à ses occupations matinales et après le léger heurt de son bol dans l’évier, se diriger vers la porte  qui se refermait sur lui et sur elle en même temps. Elle ne pouvait pas encore ressentir ce départ comme un soulagement, le pourrait-elle jamais. Il avait la capacité, toujours vivace à la rétrécir en s’en allant, du haut en bas, elle entendait ses pas, elle entendait la porte, savait qu’elle ne le reverrait pas avant le soir et tombait dans la torpeur acide de l’abandon jusqu’à ce qu’elle se reprenne, qu’elle aussi s’extraie du sommeil et que, les pensées encore fumantes sur les débris de la veille, elle martèle les engagements pris à la nuit pour sa propre sauvegarde en commençant à enchaîner les actes.
Une nouvelle fois, la journée s’écoulait, plus qu’un écoulement d’ailleurs, le temps semblait trébucher, piétiner, elle cachait les escarres de sa vie privée au mieux, portait le plus haut possible son sourire un peu plombé et se laisser perdre souvent, les yeux soudain obstrués par les images enfumées de ce qu’elle avait quitté pour quelques heures, qu’elle allait retrouver pour quelques heures, qu’il lui faudrait quitter vraiment.
Il n’y avait plus place pour des bouffées de nostalgie ou de complaisance, rien ne se réparait pendant ces moments où séparés enfin, ils vivaient leurs vies respectives. Il n’y avait plus de place pour les soins. Elle prenait encore le temps de sonder sans concession les flots intarissables de sensations qui l’inondaient dès qu’elle se laissait happer par ce poids mort de leur fiction et qu’elle quittait la placide lucidité du réel. Elle aurait souhaité pouvoir découvrir en elle une page presque blanche, lavée jusque dans ses angles à la prophylaxie de l’indifférence mais ses pensées fermement cloisonnées la brûlaient, il la brûlait encore, la laissait ensuite effondrée sous les cendres. Elle ignorait ce qui se consumait ainsi, ignorait si c’était une étape sur le chemin de la ségrégation à venir, si l’extraire de sa vie avait le pouvoir, après tant d’années d’attiser dans sa mémoire, dans la mémoire de ses viscères des feux de brousse incontrôlables.
Elle cherchait un asile, la possibilité de se jeter les yeux presque fermés sur ce qu’il adviendrait d’elle, après. La tâche à venir semblait incommensurable, elle ignorait aussi par quoi commencer, elle ignorait qui elle allait ainsi devoir faire jaillir du vide laissé par leur partance. Plus que la séparation, plus que ce passé à soudain devoir nettoyer de toute réminiscence, à caser dans l’abri fortifié de la mémoire, ce qui lui paraissait titanesque était la somme de devenir à envisager sans jamais jusqu’alors avoir pensé devenir sans lui, sans eux.
Elle commençait par sursauts à comprendre que la solitude était avant tout un état nouveau à construire, elle ignorait à partir de quel matériau mais elle sentait confusément qu’il y allait avoir du travail, beaucoup de travail, que toutes les balises et les raisons, les raisons d’être et les autres, que tous les réseaux de ses journées, ce qu’elle avait sans y prendre garde échafaudé de sa personne allaient disparaître avec lui. Elle ne resterait pas nue, elle resterait vide, ouverte à tous vents. Lorsque par à-coups, cette progressive évidence de sa vacuité lui apparaissait, enveloppée dans le froid palpable de la vérité, la radicale brièveté de l’entendement, la combustion s’éteignait soudain complètement. Le futur ne la chauffait pas, ne la réchauffait pas, il se présentait à elle dans une absence et elle ignorait ce qui la comblerait, elle ignorait, elle ignorait. Les moments de clairvoyance ne révélaient qu’une seule réalité, celle de tout ce qu’elle ignorait.
La fenêtre de la cuisine était grande ouverte, la chaleur douce et bienvenue. Il n’y eut pas de discours, pas de négociations. Il posa son sac sur le tabouret dans la cuisine pendant qu’elle épluchait des oignons et elle l’entendit lui dire qu’il partait vivre sur son bateau, qu’il garderait les clefs, qu’il passerait chercher le courrier le concernant directement dans la boîte aux lettres, qu’elle avait simplement à l’y laisser. Il fit se succéder ses volontés, ses dernières volontés d’une voix basse, très posée.
Le picotement des yeux et le revers de sa manche sur son front, furent sa réponse.
Qu’y aurait-il eut à dire, elle ne sentit pas à proprement parlé de soulagement, elle dût, comme souvent, caler la virulence éventuelle de la nouvelle au fond de marques suffisamment neutres pour ne pas s’effondrer ou éclater en sanglots ou encore une fois, l’ultime, se mettre à hurler sans plus vraiment savoir de quoi sa colère était faite. Elle resta dans le silence et quand il eût fermé la porte derrière lui, le brusque vide de l’appartement la happa presque toute entière. Elle interrompit les préparatifs du repas, s’assit lourdement et posa ses coudes sur la table. Elle s’attendait à pleurer mais aucune larme ne vint, quelque chose était fait, quelque chose était fini mais elle ne savait pas encore quoi. Elle pensa immédiatement à un seul verbe d’action qui pouvait lui convenir, se ressaisir, il fallait qu’elle se ressaisisse, qu’elle se prenne à bras le corps et qu’elle se guide, au moins, vers une sorte de réflexion, d’analyse précise de la situation. Pas de la situation, ce déterminant avait cessé d’être, de sa situation, là, seule dans cet appartement. Elle décida de poursuivre ce qu’elle avait entrepris, de préparer le repas comme elle l’avait prévu, de dîner puis de continuer cette soirée comme si de rien n’était, comme si rien ne s’était passé de sa disparition ni de leurs désaccords ni de leurs conflits incessants ni de leur vie commune ni de leur rencontre, comme si il lui était possible, en les contournant habilement d’esquiver les échardes laissées dans la mémoire, de passer outre et d’effacer ce qui gênait, lui, elle, lui et elle, évacuer le poids de ce temps et réussir à s’immiscer, toute fraîche, encore parfaitement naïve et pleine de bonne volonté dans ce qui l’attendait, qu’elle attendait aussi sans rien en savoir. Elle alla se coucher, appréciant le frôlement de ses pas sur le plancher comme le signe chaleureux de l’accueil qui lui était fait, qui lui serait fait demain, plus tard, dans ce nouveau domaine où elle n’aurait plus rien à partager, rien à brader, rien à défendre. Elle laissa entrouverte la fenêtre de la chambre, savourant la tiédeur de la nuit comme une seconde peau longtemps attendue. Elle s’endormit assez rapidement, suspendue, immobile pour quelques heures au-dessus des territoires encore imprécis où elle aurait à se frayer un chemin, demain, plus tard. Elle avala son cachet. La nuit fût profonde et calme.
Puis les jours, comme c’était redevenu leur fonction, se succédèrent. Elle sortait, elle marchait dans les rues, elle prenait sa voiture et allait passer quelques heures à la plage. Elle sentait en elle mûrir l’abcès, elle le sentait se faire moins invalidant, moins obnubilant. Elle se surprit à s’adonner à de soudains accès de bonne humeur, la légèreté reconquise, une sorte d’indifférence aussi dont elle goûtait l’écho dans ses viscères. Elle se séparait pas à pas de ses viscères. Elle quittait la pesanteur revendicative de son corps. C’était bien. Une forme de convalescence, avec tout l’afflux de sensation qui surgit au retour d’un douloureux voyage lorsque se rapproche le dénouement.
Elle se surprit même à regarder d’un peu plus prêt les hommes qu’elle croisait, sondant à leur passage leur aptitude éventuelle à la satisfaire, se blottissant pendant quelques secondes dans la creux de leurs bras qu’ils balançaient le long de leurs torses ou maintenaient pliés immobiles. Un univers d’hommes lui apparaissait tout à coup, qui avait disparu depuis des années, tous ces hommes, larges, hauts, trapus, tassés, minces, tous ces hommes différents dont elle ne respirerait jamais l’odeur, n’apprécierait jamais la texture de peau, tous ces hommes perdus pendant tant de temps, qui refaisaient surface sur la page encore vierge de ses investigations et de ses étonnements.
Elle songea que rien n’était fini, pour elle, que c’était ainsi que les histoires se faisaient, qu’elles étaient, sans qu’aucun de leurs protagonistes ne le sache vraiment, vouées à une conclusion, vouées à une clôture, que c’était ainsi que les affaires amoureuses se traitaient d’elles-mêmes, secrétant leur propre antimatière, distillant les substances toxiques qui les contamineraient entièrement, inexorablement et puis s’éteignant. Elle avait combattu, heure par heure l’incendie que leur présence côte à côte alimentait sans interruption et c’était fait, la combustion de tout ce qu’il était possible de brûler dans leur patrimoine commun s’était opérée. Si quelques étincelles s’échappaient encore çà et là, le gros de leur aventure avait bel et bien été réduit en cendres et ces cendres l’avaient réduite à la paix, c’est cela qu’elle découvrait en même temps que les visages et les silhouettes de tous ces hommes qui existaient à quelques mètres d’elle sans qu’elle le sache, une sensation nouvelle, fugitive mais parfaitement plaisante, la paix, c’est ainsi du moins qu’elle imaginait que la paix pouvait se matérialiser, c’était bien sûr sa paix à elle, sans projet d’universalité d’aucune sorte, ce qui, de son corps et des pensées qu’il propulsait sur les bribes du monde qui l’entourait, tendait à se plaquer au mieux sur ce qu’elle aurait appelé la paix si elle avait su de quoi, la majeure partie du temps, on devait parler en en parlant.
Elle allait ici, elle allait là, s’occupait scrupuleusement des tâches quotidiennes, elle se nourrissait avec délicatesse, choisissait les fruits de saison comme on choisit un cadeau, s’offrait des soirées de voltige devant quelques-uns ses réalisateurs favoris puis regagnait sa chambre. Les atours de la conjugalité qui semblaient immuables s’étaient effrités par pans, ses arômes un peu âcres avaient quitté les pièces, avaient quitté cette pièce qui aurait pu demeurer le témoin irritable des anciennes passions mais qui avait, elle aussi, pris sa place au centre des autres éléments de sa vie renaissante, comme le lieu amnésique de sa restauration.
Tant bien que mal, elle attendait. Le soir, parfois, l’échafaudage de la reconstruction vibrait sous le souffle des réminiscences. Les jours passaient bien mais mis à part la séparation et le vide peu familier qu’elle avait laissé, mis à part le bruit de ses propres déplacements d’une pièce à l’autre de l’appartement, rien ne se passait vraiment. Elle gardait, aux côtés de certains projets d’envergure, ceux des envols nocturnes où tout devenait possible tout à coup, aux côtés de bouffées d’enthousiasme qui illuminaient dans le noir ses succès à venir, souterraine et très palpable, présente avec discrétion, la texture de l’attente.
Il allait se passer quelque chose, quelque chose qui viendrait d’ailleurs. Elle ne pouvait pas combler les fossés de sa destinée seule, il allait se produire quelque chose et elle attendait ce quelque chose sans pouvoir lui attribuer de forme ni de contenu, sans trouver dans les pensées qui s’enchaînaient, s’entrechoquaient, le moindre indice qui puisse l’orienter sur la nature de cette attente. C’était un état confus, diffus, une sorte de très légère fièvre sans autre symptôme qui l’accompagnait au long de ses jours. Elle ne rêvait plus, comme si tout ce qui avait pu, jusque-là, alimenter la chaudière de sa vie, les éclats, les stupéfactions, les peines, tout l’éventail des palpitations s’était brusquement assagi et transformé en cette matière assez douce et peu loquace de l’attente.
Et puis il y eut cet appel téléphonique, un soir, vers dix-neuf heures. Il s’agissait du père de l’homme partit depuis plusieurs semaines maintenant qui lui demandait si elle l’avait vu ou avait une idée pour le joindre. Le père, avec qui elle n’avait jamais entretenu de relations, à proprement parlé, cordiales, qui avait réussi à lui faire comprendre que plus que l’accueillir, il la subissait, prit le temps de lui décrire les circonstances de cet appel. Ils avaient, lui et son fils rendez-vous près du voilier qui était à quai au bout du canal pour partir à la pêche. Lorsque le père, précis et tendu comme l’aiguille d’un métronome arriva vers six heures du matin, il trouva le bateau fermé et aucun signe de la présence de son fils. Il avait essayé de l’appeler au téléphone, en vain, la communication tombait dans le vide des batteries déchargées, donc, il lui demandait à elle, s’excusant pour le dérangement, si, par hasard, par le plus grand des hasards, elle savait quelque chose. Toute la famille savait quelque chose sur l’effondrement de leur union, certainement plutôt ragaillardie à la perspective de le revoir tout entier lui revenir dans leurs standards et leurs coutumes, la force indéfectible du clan de Bretons émigrés qu’ils étaient et dont elle avait senti tout de suite l’étanchéité. Elle était conviée lors des fêtes annuelles à partager leur repas, tout allait bien, les sourires s’échangeaient, les politesses d’usage mais elle ressentait, larvée autour des grands éclats de rire ou de l’évocation sacramentelle des faits familiaux passés, combien elle était, non poussée mais laissée de côté, pas trop loin de la porte. Elle répondit avec calme qu’elle ne l’avait pas vu, elle ne l’avait pas vu, non, ni n’avait eu d’échange avec lui depuis plusieurs semaines. Elle chercha à alléger le poids inattendu laissé dans sa bouche après avoir prononcé plusieurs semaines, le poids qu’on pourrait conférer à une éternité, en le murmurant presque. Le père ajouta que le rendez-vous manqué avait eu lieu il y a trois jours, elle sourit très légèrement en songeant à tout ce qui se passe sans avoir lieu, mais quand il poursuivit en disant qu’ils n’avaient depuis aucune nouvelle elle ne put lui cacher sa surprise, trois jours et aucune nouvelle, c’était du ressort de la police ou des urgences hospitalières. Évidemment le père lui rétorqua que c’était inutile, qu’on en n’était pas là, ni elle, ni eux, ni lui et qu’il allait rapidement se manifester maintenant.
Ils raccrochèrent l’un et l’autre dans une parfaite harmonie et elle fit immédiatement le numéro du C. H. U. L’entêtement, c’était une des caractéristiques de leurs gènes vraisemblablement et avec elle le déni de tout ce qui pourrait jamais ébranler la monolithique construction familiale. Elle s’était heurtée, heurter est tout à fait le mot, des centaines de fois pendant toutes ces années de vie commune, à cette vision bétonnée de l’appartenance qui excluait toute forme d’erreur, toute faiblesse, tout égarement, au nom de la force du sang, des humiliations qu’il avait vécues et des impératifs vengeurs coulant dans leurs veines. Il disait nous en parlant de lui, il pensait nous en disant je, ce je hypertrophié, inflexible, incapable du moindre craquement dans sa logique existentielle.
Autour de ces essais répétés à l’envi d’interférence, de pénétration de leurs deux étendues vitales, il avait toujours su ériger les remparts de son patrimoine, brandi ses racines qu’il avait avec zèle arrosé, jour après jour du pesticide un peu euphorisant des grandes beuveries. C’était ça, aussi, qui la faisait partir, rester ici et lui partir, la pente impraticable de l’alcool, de plus en plus glissante, l’alcool qui le ramenait inévitablement là où il était déjà immobilisé par la rigidité de ses ancêtres qui de toute façon étaient tous convaincus qu’il buvait trop à cause d’elle.
La voix d’une femme à l’accueil lui répondit et, simplement, elle lui demanda si, par hasard, par le plus grand des hasards, l’hôpital n’aurait pas accepté aux urgences Monsieur, elle donna son nom puis elle l’épela puis son prénom qu’elle n’épela pas, il y avait deux, peut-être trois jours. C’était encore très formel, l’appel, la question. Elle ne pouvait pas faire de lien entre cette étrange sensation d’attente et cet appel, nécessaire, simplement nécessaire. Elle ne pouvait pas encore savoir pourquoi elle attendait. Puis la femme à qui elle avait posé cette question lui répondit, que oui, il avait été transporté aux urgences le Mardi précédent, il y donc trois jours entiers, trois jours pleins de son absence sur la surface de leurs globes séparés maintenant, et qu’il était au service de neurologie, au niveau treize.
Elle se sentit plaquée contre la nature toujours assez glaciale de l’évidence et, foisonnant tout alentour, entourée par un bourdonnement de questions où dominait comme un son de basse, au service de neurologie, neurologie. Elle demanda si la femme de l’accueil avait quelques renseignements sur ce qui s’était passé. La femme de l’accueil lui répondit qu’elle n’en savait pas plus, que le personnel du niveau treize, du service de neurologie saurait lui répondre, oui, elle veut bien qu’on lui passe le personnel.
Pendant les quelques minutes d’attente, l’appartement s’ouvrit soudain, vaste, vide. Elle détailla chaque ligne laissée par la lumière sur les meubles, c’était l’été, c’était l’été, de l’autre côté du téléphone, elle avait l’impression d’entendre tout l’étage bruire dans l’agitation de ses tâches quotidiennes mais elle ne l’entendait pas, lui, elle n’entendait pas sa voix.
La communication fut prise par une autre femme à la voix un peu embuée, peut-être par le tabac, à qui elle se présenta comme sa concubine et qui lui dit qu’il était dans un coma de stade un. Coma, mais qu’elle lui conseillait de venir rencontrer les membres de l’équipe soignante et le médecin qui l’avait suivi qui lui donneraient toutes les informations nécessaires.
Coma de stade un. Elle raccrocha. Ce n’était pas nécessaire d’appeler la police, ou l’hôpital, elle sentit quelques-uns des grésillements de la colère coutumière que toute cette famille éveillait avec ses tombereaux de certitudes et de maîtrises mais qui s’estompèrent très vite sous l’implacable flagrance des faits. Elle décida d’appeler ses parents. Leur fils est tombé dans un trou, depuis trois jours, un trou noir et personne ne s’en est occupé. Elle se sentit promue au rang d’intermédiaire, de pourvoyeuse d’inédit, promue ou réhabilitée en ce statut un peu vague de concubine, de partenaire et elle présenta à son père tous les éléments dont elle disposait, il lui en demanda bien sûr dont elle ne disposait pas, elle le lui dit, elle ne savait pas, il insista évidemment et lui redemanda ce qui s’était passé, elle ne savait pas, où ça s’était passé, elle toussa, les médecins nous informeront, elle doit filer à l’hôpital, ils pourront si ils le souhaitaient l’y rejoindre ou non, comme ils veulent.
Elle enfila ses sandales et une robe légère, se regarda dans le miroir de la salle de bain pour vérifier si elle était correctement entière puis partit.
Il est une stratégie assez efficace contre l’angoisse : projeter des scénarios plausibles sur l’inconnu. En voiture, traversant la ville du sud au nord, elle imaginait, il y avait pour recréer un scénario plausible si peu d’indices que la saine rationalité craquait de partout sous les lettres coupantes du mot, coma, coma, coma, elle essayait de penser ailleurs mais elles étaient là, ailleurs, aussi.
Elle anticipait mal, elle subodorait mal, les feux rouges semblaient se répandre comme des traînées de signes avant-coureurs interminables et ne lui fournir aucune piste au-delà de celle qui l’emmenait vers un homme qui s’était si brutalement absenté.
Elle stationna sur le parking, le traversa, traversa la porte d’entrée devant laquelle les fumeurs pleins de prothèses, d’appareillages, de goutte à goutte continuaient de noircir leurs jours avec délice, comme un moment pris à leur vie, un moment qui leur appartenait sans être inscrit dans le cours des choses, parti en fumée. Elle traversa le hall où s’emmêlaient des visiteurs avec des enfants, des bouquets de fleurs, des malades en chariots venant prendre l’air désinfecté du bâtiment salvateur, elle s’immobilisé face au panneau affichant les noms de professeurs, des médecins et, à côté de leurs spécialité, leurs étages, unité treize, neurologie. Elle entra dans l’ascenseur comme on tombe au sol après une chute du haut d’un très grand immeuble et s’entendit répondre numéro treize lorsque la personne la plus proche du tableau demanda où programmer les arrêts. Comme si elle s’y rendait depuis toujours, comme si elle se rendait comme à une évidence à cet étage-là. Niveau treize, neurologie.
Lorsque l’ascenseur s’arrêta, elle se fraya un chemin parmi les hommes et les femmes qui s’entassaient et arriva dans le couloir. Tout se poursuivait avec une facilité presque suspecte. Une infirmière était assise derrière la vitre du bureau du personnel, elle remonta de l’Hadès un sourire bien modelé et lui demanda le numéro de la chambre de Monsieur, elle lui donna son nom et l’épela puis donna son prénom qu’elle n’épela pas. Chambre 13.12, l’infirmière lui indiqua la direction à droite mais il lui fallait autre chose, elle voulait savoir. Elle allait lui poser quelques questions : que s’est-il passé, qu’a-t-il, quand, où, comment ?
L’infirmière lui répondit en baissant la voix que son cas était grave, que pour l’instant personne ne pouvait se prononcer et qu’elle allait prévenir le médecin qui le suivait depuis son arrivée afin qu’ils aient un entretien.
Un cas grave, grave comment, coma de stade un, il y avait des stades plus graves pour des cas plus graves. Elle sentit la bouffée de chaleur de l’impuissance et le sentiment d’injustice qui l’accompagne faire monter le sang à ses joues mais elle se tut. Elle acceptait tout avec une facilité qui la surprenait elle-même, elle s’inclinait devant la force de la situation qui lui échappait, s’échappait avec elle vers l’homme absent.
Elle remercia l’infirmière et avança dans le couloir.
Elle allait le rejoindre, apprécier à sa façon la gravité, le niveau du coma, lorsqu’elle ouvrit la porte, elle aperçut en tout premier l’extrémité de son pied gauche nu sortant du drap, dans ce lieu si improbable, ce pied lui apparut si familier, comme si il lui appartenait aussi depuis toujours. Il était allongé, le dos légèrement surélevé, l’appareil à perfusion sur la droite, ses yeux fermés. Coma de stade un. Il ne dormait pas. Elle dut précisément trier les images. Il ne dormait pas, il était dans le coma. Coma de stade un. Qu’est que ça voulait dire, stade un ? La complète nouveauté de cette situation semblait la protéger contre le déploiement affectif dont elle ignorait encore le contenu mais qui viendrait, vraisemblablement, plus tard. Elle était accaparée par ce corps qui était allongé là, immobile, dans une sorte de sommeil profond et parfaitement silencieux.
Elle se posta face à lui, posa ses mains sur le bord de métal au bout du lit et le regarda. Longuement. Essayant, au creux de l’image apaisée qu’il donnait mais l’image aussi de lui mort, presque l’image de lui mort, d’aller sonder ce qui bougeait encore sous son crâne. Il avait quelques traces d’hématomes sur la tempe. Un coup, un choc, mais rien sur ce corps qui pouvait donnait un seul indice quant à l’évènement, quant à la violence de ce qu’il avait dû vivre.
Puis elle s’approcha, repoussa un peu l’appareil à perfusion et s’assit doucement sur le bord du lit à hauteur de son coude. Elle demeura à nouveau un long moment à l’observer, aux portes d’un monde où tout peut-être s’était dissous, ou bien d’un monde ou au contraire les formes rencontrées par l’errance de la conscience étaient pesantes et volumineuses.
Elle pensa tout à coup à la visite probable des parents et fit l’unique chose possible, elle posa la main sur sa joue et doucement l’appela, deux fois. À sa plus grande surprise, comme si il n’attendait que le son de cette voix pour émerger de ses ténèbres, il tourna lentement la tête et entrouvrit les yeux. Elle ignorait s’il la voyait. Il la voyait, il ne savait peut-être plus où il était mais il savait qui elle était et qu’elle était là à ses côtés. Ses lèvres se desserrèrent légèrement puis il déplia son bras et glissa sa main sous sa robe entre ses cuisses nues. Ses doigts s’arrêtèrent sur sa culotte, à la hauteur de son pubis et puis il retomba, se rétractant, happé par des forces plus puissantes que son désir. Mais c’est avec ce désir qu’elle resta, perplexe et bouleversée, complètement attendrie par ce message qu’il avait voulu, qu’il avait dû lui adresser des fonds de sa lointaine contrée désertique. Sa présence à ses côtés l’avait éveillé, extrait de sa nuit et ce qu’il avait encore à lui signifier, à cette présence, c’était qu’elle demeurait partie prenante de sa survie basique, de la survie du désir de l’animal meurtri qui frôlait l’agonie, qu’elle était encore ce qui pouvait le réveiller d’entre les morts.
Le silence était revenu, ce mouvement qu’il avait fait vers elle lui avait semblé éclater comme un orage et maintenant entre eux, il n’y avait plus que son état d’absence épais et froid comme un marbre et la rumeur incessante de la vie hospitalière. Elle se releva et se dirigea vers la fenêtre. De la hauteur de l’étage, on voyait le parking et la plaine qui s’étendait à perte de vue, derrière, invisible mais présents à l’horizon, la mer, le port où il y avait trois jours il avait fini d’être. C’était une de parties de la ville qu’elle trouvait affreuse, affreuse d’insignifiance et de rationalité.
La platitude d’un monde où tout était visible où tout pouvait devenir prévisible en même temps. Elle tournait le dos à la porte qu’elle entendit s’ouvrir.
Un médecin, le stéthoscope comme il se doit autour du cou entra, suivit de deux infirmières. Il se présenta en lui tendant la main, qu’elle serra en déclinant son nom et son lien, ses liens avec ce corps si éloigné des civilités. Les infirmières commencèrent à aller et venir autour du lit et le médecin lui proposa de le suivre dans son bureau afin qu’ils aient un entretien. Elle attendait ça, un entretien, éclaircir enfin la place, trouver à n’importe quel prix des causes, des justifications, circonscrire, rationaliser, savoir, savoir, comprendre enfin.
Il était, cet homme maigre et plutôt vilain, aux pommettes saillantes et au front trop haut, celui dont la blancheur de la blouse portait la connaissance, toutes, celles des faits passés, celles du présent et de ses suites, il était l’homme à qui parler, l’homme à écouter au milieu de cette brutale interruption des bruits possibles, il allait servir de témoin, de messager.
Elle le suivit le long du couloir du niveau treize, ils tournèrent à droite puis suivirent une voie qui semblait hors d’accès du public et il ouvrit une porte en lui proposant d’entrer. Elle avait la sensation de descendre, la restitution, partielle, de ce qui s’était déroulé se passait au fond d’un puits. Elle pénétra dans un cabinet qui lui sembla minuscule et bas de plafond, au milieu duquel était un bureau chargé de papiers qu’elle contourna pour s’asseoir, l’éclairage était vif. Il prit place en face d’elle, ils se turent l’un et l’autre pendant quelques minutes, le temps que les faits prennent de leur consistance entre eux puis comme elle s’y attendait, il se racla la gorge. Il lui demanda si elle savait ce qui c’était passé, elle lui répondit que non, elle ne savait encore rien.
Il avait été trouvé évanoui dans la nuit de Samedi, vers quatre heures du matin sur le parking du port de plaisance, évanoui n’est pas le terme, dans le coma serait plus adéquat, elle connait le stade du coma, elle attend qu’il le précise mais il poursuit, l’ambulance l’avait conduit aux urgences et il avait immédiatement, il insiste sur immédiatement, été dirigé vers le service de neurologie pour subir les examens nécessaires. Ils avaient détecté trois hématomes crâniens, deux extraduraux et un intradural.
Elle le regardait sans faiblir, sans faillir, sans défaillir, elle s’attendait à quelque chose comme une blessure de son cerveau, elle attendait la suite. Il baissa la tête légèrement, le pronostic n’était pas bon, le pronostic était très incertain. Ils, ils c’étaient le chirurgien et l’équipe soignante, attendraient deux jours afin de voir si l’hématome intradural allait se résorber, sinon, il faudrait opérer. Elle toussa. Les séquelles de toute façon, opération ou pas, seraient graves, pour ne pas dire très graves. Pas au niveau de la motricité non, ce n’étaient pas ces zones qui étaient touchées mais au niveau du, au niveau de enfin tout ce qui fait l’autonomie, la capacité de parole, la mémoire etc.
Etc. qu’est-ce que c’était ? Elle se taisait, elle se taisait avec application.
Il continua. Il faut aussi que nous parlions d’un problème majeur.
Il lui semblait que tout ce qui pouvait sembler majeur avait été évoqué déjà mais non. Cet accident s’est produit suite à une ingestion très abondante d’alcool, c’est l’alcool qui est responsable de cette chute et des commotions qu’elle a provoquées, savait-elle qu’il buvait ainsi, ainsi, autant. Elle répond oui, que répondre d’autre et il commence en levant la voix à lui développer les méfaits de l’alcool comme si elle était la responsable de la catastrophe. Elle comprenait, elle comprenait, elle savait, elle voulait maintenant parler d’autres choses. De ce qu’il sera après et de ce que après peut vouloir dire mais elle se tut.
Le médecin se releva et elle fit de même, l’entretien était clos. Il lui proposa de la revoir dans deux jours pour faire le point, le point sur l’hématome puis ils sortirent de cet endroit confiné.
En reprenant la direction de la sortie, elle avait la curieuse sensation de marcher dans des bottes pleines d’eau et d’avancer contre un vent fort, mais elle marcha en tentant de garder les yeux au loin pour ne pas croiser de regard, que personne ne voit comme elle n’avait rien à faire valoir, rien à dire, comme elle était devenue en quelques minutes transparente au temps et aux évènements, accrochée au-dessus d’un  puits au fond duquel on discernait la forme d’un corps. Elle reprit l’ascenseur, étonnée de le découvrir inchangé depuis son arrivée, inchangé vers le haut, inchangé vers le bas.
Il lui fallait repartir, vider peu à peu la masse de l’incertain, était-ce possible. Pressée au milieu de la foule qui s’enfournait vers la douleur du monde, elle pensa que seul l’incertain la protégeait, la quantité de questions essentielles auxquelles personne, pas même le spécialiste ne pouvait encore répondre. La question par exemple du pire que la mort, ou non, la question de ce qui s’appelle la récupération, récupération de qui, de quoi et  plus lointaine mais plus aiguisée aussi, la question de sa place, à elle maintenant dans cette distribution sans scénario.
Il lui fallait rentrer, peser, voilà, peser chaque élément, commencer à déterrer les secrets de l’attente et apprendre à contourner l’insupportable pouvoir de l’inconnu, faire avec rien pour anticiper l’avenir.
Elle se dit, ce n’est pas facile, elle savait ça, avec certitude, ça uniquement en fait, ce qui allait se dérouler maintenant, où que cela l’emmène, ce n’était pas facile.
Lorsqu’elle pénétra dans l’appartement, il lui sembla retrouver son odeur, un mélange qui n’était que lui, de musc, de tabac léger. Manquait à cette trace olfactive opiniâtre son complément de pesanteur. La pesanteur indiscutable, infranchissable de sa personne qui donnait à sa propre présence dans ce lieu partagé pendant si longtemps une sorte d’équilibre, permettait aux pièces de rester stables les unes par rapport aux autres. Seule avec son absence, les effets d’asymétrie devenaient sensibles, seule ici avec son corps là-bas, immobilisé dans les nuées, ce lieu si familier était comme un navire à la cap, livré à lui-même dans l’attente d’un apaisement. Tout comme elle. Elle posa son sac et s’assit sur un tabouret dans la cuisine, par la fenêtre grande ouverte, les bienfaits sans limite de l’été finissant tentaient de la joindre mais elle n’était pas là, pas dans le cycle des saisons, pas dans aucun cycle, ni dans la jouissance des recommencements.
Elle était dans l’expectative, elle était dans la stupeur, pas encore débordée par les flots irréguliers et multiples à l’infini de la douleur, pas encore regagnée au monde du sensible qui aurait pu se laisser imprégner par la clarté généreuse du jour, s’y faire une place. Elle avait coupé les fils arachnéens de sa pensée, elle reprendrait le tissage plus tard dans l’obscurité de sa chambre. Les images reviendraient les unes après les autres, accompagnées de leur contraction, ses conclusions, ses élaborations, ses doutes, les images du couloir, de la porte, de la clenche de la porte, le corps de son homme abandonné sur le lit, les visages des infirmières. Tout reviendrait, extrait de l’opacité des mémoires par les ligatures des conjectures, la ténacité des mots à se frayer leur propre sentier dans la réalité, à imposer leur propre logique à l’épaisseur mal nuancée des visions.
Elle reverrait le stéthoscope autour du cou de cet homme et le confinement où elle avait été mise, dans cette place d’intermédiaire entre l’avenir et la mort. Dans cette insomnie à venir, se produiraient aussi quelques sauts dans les perspectives, l’aménagement précaire d’un dessein. Elle irait certainement errer dans des lieux improbables, des retours, des avancées, les capacités de vagabondage résistent parfois aux traumatismes. Elle reviendrait à la chambre de l’hôpital, s’arrêterait quelques instants sur cette main si familière, cette main pourtant venue d’ailleurs qu’elle avait sentie si parfaitement calée sur son pubis, elle pleurerait, c’est sûr, elle pleurerait. Elle emmènerait cette main avec elle écouter attentivement le diagnostic, écouter le pronostique, écouter le panégyrique de la sobriété, sentant sur ses propres épaules le poids de la culpabilité, le pendant malveillant du prix à payer pour l’excès, ses excès à elle aussi, aussi, ses excès et tout à coup, en reprenant une à une les étapes  de cette descente dont la destination restait indéfinie, soudain venue comme la seule vérité, la vérité unique de la dérision, là, vers quatre heures, sentant la ville s’approcher du réveil, la nuit s’alléger, elle réaliserait en éclatant de rire dans le noir des jours à venir que dans ce cagibi, le bureau du médecin, son lieu de rendez-vous, elle avait passé tout l’entretien assise à sa place derrière son bureau, assise sur son fauteuil pendant que lui, le médecin, le cerbère des jours meilleurs était assis en face d’elle sur une des chaises de visiteurs et qu’elle n’en avait rien vu et qui sait, qu’il n’en avait peut-être rien vu non plus.



A Philippe 2002