Les choses entre eux, ce qu’on appelle les choses,
n’allaient plus depuis longtemps mais depuis les premières semaines de Juillet,
la cohabitation s’était soudain décomposée, s’était transformée en une suite
ininterrompue de scissions, d’explosions.
Depuis longtemps déjà, elle usait régulièrement de
ses cordes vocales comme d’un arc, un vieil arc qu’elle aurait voulu tendre
suffisamment précisément pour qu’une flèche lui perfore la nuque et ressorte
juste au-dessous de sa pomme d’Adam. Elle aurait tiré lorsqu’il s’en allait, elle
lui aurait tiré dans le dos lorsqu’il partait, la laissant pantelante, abrutie
par les doses presque létales de haine qui flottaient partout, dans l’air, sous
les meubles, coulaient comme une pluie acide le long des vitres de leur petit
appartement, leur nid, transformé par les assauts venus de campements ignorés,
chaque jour réengagés pour la poursuite d’une victoire, certainement, d’une
victoire, même si elle ignorait de quels lauriers elle pourrait se parer, et
pour qui se parer, assise sur des ruines.
Lui tenait bon, s’accrochait à sa capacité à
résister, à ne jamais plier, passé maître dans la culture des inégalités,
revendiquées, affichées là, sous ses yeux qu’elle fermait maintenant chaque
soir après en avoir extrait toutes les larmes de son corps. Il dormait sur le
sofa, elle dormait dans leur lit. Ils dormaient séparément et ce qui les
séparait semblait avoir, jour après jour, pris tout l’espace probable, l’espace
possible, s’être gonflé jusqu’à ne plus devoir laisser libre le moindre passage
entre ces deux pièces, le moindre passage entre eux.
Elle continuait à hurler, hurler pour qu’il
l’entende, hurler pour extraire dans la montée en ébullition des mots toute la
procession des sentiments obscènes, le mépris, la rage, la colère, la mésestime,
tout ce qui s’entrechoquait au seuil de son larynx. Elle allait chercher les
mots qui gravitaient comme des mouches autour de la carcasse encore fumante de
son ressentiment et les lui jetaient à la face et partout ailleurs, sur le
corps, celui qu’elle ne cherchait plus.
Ils n’avaient plus de corps, plus de corps, ni lui
ni elle, deux masses érigées, face à face tendu, tendant, par tous les moyens
possibles, à se défaire, à s’en aller, se retirer ou parfois encore, poussant
du fond des obscurités, à s’approcher, leurs faces hésitantes et prises par la
chute incontrôlée qui les précipitaient de part et d’autre de leur histoire
commune.
Lui ne hurlait pas, il ne levait jamais la voix, il
l’observait se démener et sur ses lèvres se figeait un sourire, son
couronnement, lorsqu’elle était aux bords de l’asphyxie, la victoire dont il
pourrait s’envelopper et qui le suivrait jusqu’au plus profond de son sommeil.
Lorsqu’elle pensait une fois de plus lui avoir tout
dit, s’être séparée de ces inflammations qui la dévoraient, certaine pourtant
de la totale vanité de tels scandales, certaine qu’elle ne li avait une fois de
plus offert que ce qu’il attendait mais incapable de le lui refuser, elle
reprenait le chemin de la chambre, de leur chambre, elle reprenait en regardant
le plafond la maîtrise de ses émotions, la bouche sèche et toute cette colère
contre lui devenue une écorce vide sur
laquelle elle s’allongeait.
C’était ainsi chaque soir, c’était ainsi depuis des
semaines, peut-être des mois, chaque soir. Elle ne pouvait pas encore envisager
l’espace autour d’eux comme un tunnel dont ils remonteraient inexorablement
l’unique sens vers l’ouverture. Elle continuait de sautiller sur place,
choquant son front contre les parois de ce lieu où ils étaient enfermés mais
dont elle ne discernait pas tout à fait clairement la configuration. Elle
continuait à brasser le vent qui les avait portés, puis emportés, elle et lui,
ensemble, si longtemps mais c’étaient ses propres mouvements qui donnaient
encore la sensation d’un air mouvant autour d’eux. Le vent, lui, était retombé
depuis longtemps. Un calme plat régnait derrière l’attente.
Très loin, puis au fil des heures de l’insomnie
métallique un peu moins loin se dessinait parfois l’ouverture, c’est-à-dire la
seule ouverture possible, que cette ouverture ait la forme semi-circulaire du
gibet, là où se poserait leur cou encore commun et où leur histoire serait
proprement décapitée, elle commençait à l’entrevoir. Quelque chose dans les
choses s’était épuisé, dans leurs choses. Ce n’était pas seulement une affaire
d’usure, d’usage, c’était bel et bien une agonie où chaque particule de leur
communauté était boursoufflée, saturée de toxines contaminant tout ce qui
pouvait encore sembler sain aux alentours. Il allait falloir s’arracher l’un à
l’autre. Elle se retournait, se tournait dans l’obscurité pour tenter de
rassembler ce qui pouvait encore servir à la planification d’une
reconstruction, son ronflement de l’autre côté de la porte, outrageusement
innocent, bousculait sous sa virulence les seuls petits morceaux encore
fonctionnels de leur coexistence, les éparpillait jusqu’à ce qu’il ne reste,
sur le plan incliné de sa veille, qu’un seul point animé, celui vers lequel elle
se tendait pour s’imaginer après, plus tard, lorsque l’ablation aurait eu lieu
puis comment, comment imaginer, là, dans l’espace et dans le temps, comment
planifier, organiser cette hécatombe de leur contiguïté. Il faudrait parler
mais c’était devenu impossible, il faudrait se parler comme des gestionnaires,
poser les armes dans un coin et poser les faits à venir sur la table. Laisser
de côté les faits passés, ceux qui formaient une masse informe, compacte,
intouchable et explosive, non, créer des faits à venir, des actes qu’ils
devraient, elle et lui poser pour s’en sortir, s’en sortir ensemble séparément.
Elle guettait le moment où les anxiolytiques
allaient l’aider à enfin plier bagages mais faisait méticuleusement, tant que
l’esprit ressassait, l’inventaire des arguments qu’elle aurait à mettre en
avant jusqu’à ce que, tout à coup, la pesanteur s’allège, jusqu’à ce qu’elle
oublie même la tonitruance de sa virilité là-bas, à quelques mètres qui faisait
vibrer les cloisons et que la beauté du néant, soudain, la soulage.
Le lendemain suivait. Elle l’entendait se lever,
vaquer à ses occupations matinales et après le léger heurt de son bol dans
l’évier, se diriger vers la porte qui se
refermait sur lui et sur elle en même temps. Elle ne pouvait pas encore ressentir
ce départ comme un soulagement, le pourrait-elle jamais. Il avait la capacité,
toujours vivace à la rétrécir en s’en allant, du haut en bas, elle entendait
ses pas, elle entendait la porte, savait qu’elle ne le reverrait pas avant le
soir et tombait dans la torpeur acide de l’abandon jusqu’à ce qu’elle se
reprenne, qu’elle aussi s’extraie du sommeil et que, les pensées encore
fumantes sur les débris de la veille, elle martèle les engagements pris à la
nuit pour sa propre sauvegarde en commençant à enchaîner les actes.
Une nouvelle fois, la journée s’écoulait, plus qu’un
écoulement d’ailleurs, le temps semblait trébucher, piétiner, elle cachait les
escarres de sa vie privée au mieux, portait le plus haut possible son sourire
un peu plombé et se laisser perdre souvent, les yeux soudain obstrués par les
images enfumées de ce qu’elle avait quitté pour quelques heures, qu’elle allait
retrouver pour quelques heures, qu’il lui faudrait quitter vraiment.
Il n’y avait plus place pour des bouffées de
nostalgie ou de complaisance, rien ne se réparait pendant ces moments où
séparés enfin, ils vivaient leurs vies respectives. Il n’y avait plus de place
pour les soins. Elle prenait encore le temps de sonder sans concession les
flots intarissables de sensations qui l’inondaient dès qu’elle se laissait
happer par ce poids mort de leur fiction et qu’elle quittait la placide
lucidité du réel. Elle aurait souhaité pouvoir découvrir en elle une page
presque blanche, lavée jusque dans ses angles à la prophylaxie de
l’indifférence mais ses pensées fermement cloisonnées la brûlaient, il la
brûlait encore, la laissait ensuite effondrée sous les cendres. Elle ignorait
ce qui se consumait ainsi, ignorait si c’était une étape sur le chemin de la
ségrégation à venir, si l’extraire de sa vie avait le pouvoir, après tant
d’années d’attiser dans sa mémoire, dans la mémoire de ses viscères des feux de
brousse incontrôlables.
Elle cherchait un asile, la possibilité de se jeter
les yeux presque fermés sur ce qu’il adviendrait d’elle, après. La tâche à
venir semblait incommensurable, elle ignorait aussi par quoi commencer, elle
ignorait qui elle allait ainsi devoir faire jaillir du vide laissé par leur
partance. Plus que la séparation, plus que ce passé à soudain devoir nettoyer
de toute réminiscence, à caser dans l’abri fortifié de la mémoire, ce qui lui
paraissait titanesque était la somme de devenir à envisager sans jamais
jusqu’alors avoir pensé devenir sans lui, sans eux.
Elle commençait par sursauts à comprendre que la
solitude était avant tout un état nouveau à construire, elle ignorait à partir
de quel matériau mais elle sentait confusément qu’il y allait avoir du travail,
beaucoup de travail, que toutes les balises et les raisons, les raisons d’être
et les autres, que tous les réseaux de ses journées, ce qu’elle avait sans y
prendre garde échafaudé de sa personne allaient disparaître avec lui. Elle ne
resterait pas nue, elle resterait vide, ouverte à tous vents. Lorsque par
à-coups, cette progressive évidence de sa vacuité lui apparaissait, enveloppée
dans le froid palpable de la vérité, la radicale brièveté de l’entendement, la
combustion s’éteignait soudain complètement. Le futur ne la chauffait pas, ne
la réchauffait pas, il se présentait à elle dans une absence et elle ignorait
ce qui la comblerait, elle ignorait, elle ignorait. Les moments de clairvoyance
ne révélaient qu’une seule réalité, celle de tout ce qu’elle ignorait.
La fenêtre de la cuisine était grande ouverte, la
chaleur douce et bienvenue. Il n’y eut pas de discours, pas de négociations. Il
posa son sac sur le tabouret dans la cuisine pendant qu’elle épluchait des
oignons et elle l’entendit lui dire qu’il partait vivre sur son bateau, qu’il
garderait les clefs, qu’il passerait chercher le courrier le concernant
directement dans la boîte aux lettres, qu’elle avait simplement à l’y laisser.
Il fit se succéder ses volontés, ses dernières volontés d’une voix basse, très
posée.
Le picotement des yeux et le revers de sa manche sur
son front, furent sa réponse.
Qu’y aurait-il eut à dire, elle ne sentit pas à
proprement parlé de soulagement, elle dût, comme souvent, caler la virulence
éventuelle de la nouvelle au fond de marques suffisamment neutres pour ne pas
s’effondrer ou éclater en sanglots ou encore une fois, l’ultime, se mettre à
hurler sans plus vraiment savoir de quoi sa colère était faite. Elle resta dans
le silence et quand il eût fermé la porte derrière lui, le brusque vide de
l’appartement la happa presque toute entière. Elle interrompit les préparatifs
du repas, s’assit lourdement et posa ses coudes sur la table. Elle s’attendait
à pleurer mais aucune larme ne vint, quelque chose était fait, quelque chose
était fini mais elle ne savait pas encore quoi. Elle pensa immédiatement à un
seul verbe d’action qui pouvait lui convenir, se ressaisir, il fallait qu’elle
se ressaisisse, qu’elle se prenne à bras le corps et qu’elle se guide, au
moins, vers une sorte de réflexion, d’analyse précise de la situation. Pas de
la situation, ce déterminant avait cessé d’être, de sa situation, là, seule
dans cet appartement. Elle décida de poursuivre ce qu’elle avait entrepris, de
préparer le repas comme elle l’avait prévu, de dîner puis de continuer cette
soirée comme si de rien n’était, comme si rien ne s’était passé de sa
disparition ni de leurs désaccords ni de leurs conflits incessants ni de leur
vie commune ni de leur rencontre, comme si il lui était possible, en les
contournant habilement d’esquiver les échardes laissées dans la mémoire, de
passer outre et d’effacer ce qui gênait, lui, elle, lui et elle, évacuer le
poids de ce temps et réussir à s’immiscer, toute fraîche, encore parfaitement
naïve et pleine de bonne volonté dans ce qui l’attendait, qu’elle attendait
aussi sans rien en savoir. Elle alla se coucher, appréciant le frôlement de ses
pas sur le plancher comme le signe chaleureux de l’accueil qui lui était fait,
qui lui serait fait demain, plus tard, dans ce nouveau domaine où elle n’aurait
plus rien à partager, rien à brader, rien à défendre. Elle laissa entrouverte
la fenêtre de la chambre, savourant la tiédeur de la nuit comme une seconde
peau longtemps attendue. Elle s’endormit assez rapidement, suspendue, immobile
pour quelques heures au-dessus des territoires encore imprécis où elle aurait à
se frayer un chemin, demain, plus tard. Elle avala son cachet. La nuit fût
profonde et calme.
Puis les jours, comme c’était redevenu leur
fonction, se succédèrent. Elle sortait, elle marchait dans les rues, elle
prenait sa voiture et allait passer quelques heures à la plage. Elle sentait en
elle mûrir l’abcès, elle le sentait se faire moins invalidant, moins
obnubilant. Elle se surprit à s’adonner à de soudains accès de bonne humeur, la
légèreté reconquise, une sorte d’indifférence aussi dont elle goûtait l’écho
dans ses viscères. Elle se séparait pas à pas de ses viscères. Elle quittait la
pesanteur revendicative de son corps. C’était bien. Une forme de convalescence,
avec tout l’afflux de sensation qui surgit au retour d’un douloureux voyage
lorsque se rapproche le dénouement.
Elle se surprit même à regarder d’un peu plus prêt
les hommes qu’elle croisait, sondant à leur passage leur aptitude éventuelle à
la satisfaire, se blottissant pendant quelques secondes dans la creux de leurs
bras qu’ils balançaient le long de leurs torses ou maintenaient pliés
immobiles. Un univers d’hommes lui apparaissait tout à coup, qui avait disparu
depuis des années, tous ces hommes, larges, hauts, trapus, tassés, minces, tous
ces hommes différents dont elle ne respirerait jamais l’odeur, n’apprécierait
jamais la texture de peau, tous ces hommes perdus pendant tant de temps, qui
refaisaient surface sur la page encore vierge de ses investigations et de ses
étonnements.
Elle songea que rien n’était fini, pour elle, que
c’était ainsi que les histoires se faisaient, qu’elles étaient, sans qu’aucun
de leurs protagonistes ne le sache vraiment, vouées à une conclusion, vouées à
une clôture, que c’était ainsi que les affaires amoureuses se traitaient
d’elles-mêmes, secrétant leur propre antimatière, distillant les substances
toxiques qui les contamineraient entièrement, inexorablement et puis
s’éteignant. Elle avait combattu, heure par heure l’incendie que leur présence
côte à côte alimentait sans interruption et c’était fait, la combustion de tout
ce qu’il était possible de brûler dans leur patrimoine commun s’était opérée.
Si quelques étincelles s’échappaient encore çà et là, le gros de leur aventure
avait bel et bien été réduit en cendres et ces cendres l’avaient réduite à la
paix, c’est cela qu’elle découvrait en même temps que les visages et les
silhouettes de tous ces hommes qui existaient à quelques mètres d’elle sans
qu’elle le sache, une sensation nouvelle, fugitive mais parfaitement plaisante,
la paix, c’est ainsi du moins qu’elle imaginait que la paix pouvait se
matérialiser, c’était bien sûr sa paix à elle, sans projet d’universalité
d’aucune sorte, ce qui, de son corps et des pensées qu’il propulsait sur les
bribes du monde qui l’entourait, tendait à se plaquer au mieux sur ce qu’elle
aurait appelé la paix si elle avait su de quoi, la majeure partie du temps, on devait
parler en en parlant.
Elle allait ici, elle allait là, s’occupait
scrupuleusement des tâches quotidiennes, elle se nourrissait avec délicatesse, choisissait
les fruits de saison comme on choisit un cadeau, s’offrait des soirées de
voltige devant quelques-uns ses réalisateurs favoris puis regagnait sa chambre.
Les atours de la conjugalité qui semblaient immuables s’étaient effrités par
pans, ses arômes un peu âcres avaient quitté les pièces, avaient quitté cette
pièce qui aurait pu demeurer le témoin irritable des anciennes passions mais
qui avait, elle aussi, pris sa place au centre des autres éléments de sa vie
renaissante, comme le lieu amnésique de sa restauration.
Tant bien que mal, elle attendait. Le soir, parfois,
l’échafaudage de la reconstruction vibrait sous le souffle des réminiscences.
Les jours passaient bien mais mis à part la séparation et le vide peu familier
qu’elle avait laissé, mis à part le bruit de ses propres déplacements d’une
pièce à l’autre de l’appartement, rien ne se passait vraiment. Elle gardait,
aux côtés de certains projets d’envergure, ceux des envols nocturnes où tout
devenait possible tout à coup, aux côtés de bouffées d’enthousiasme qui illuminaient
dans le noir ses succès à venir, souterraine et très palpable, présente avec
discrétion, la texture de l’attente.
Il allait se passer quelque chose, quelque chose qui
viendrait d’ailleurs. Elle ne pouvait pas combler les fossés de sa destinée seule,
il allait se produire quelque chose et elle attendait ce quelque chose sans
pouvoir lui attribuer de forme ni de contenu, sans trouver dans les pensées qui
s’enchaînaient, s’entrechoquaient, le moindre indice qui puisse l’orienter sur
la nature de cette attente. C’était un état confus, diffus, une sorte de très
légère fièvre sans autre symptôme qui l’accompagnait au long de ses jours. Elle
ne rêvait plus, comme si tout ce qui avait pu, jusque-là, alimenter la
chaudière de sa vie, les éclats, les stupéfactions, les peines, tout l’éventail
des palpitations s’était brusquement assagi et transformé en cette matière
assez douce et peu loquace de l’attente.
Et puis il y eut cet appel téléphonique, un soir,
vers dix-neuf heures. Il s’agissait du père de l’homme partit depuis plusieurs
semaines maintenant qui lui demandait si elle l’avait vu ou avait une idée pour
le joindre. Le père, avec qui elle n’avait jamais entretenu de relations, à
proprement parlé, cordiales, qui avait réussi à lui faire comprendre que plus
que l’accueillir, il la subissait, prit le temps de lui décrire les
circonstances de cet appel. Ils avaient, lui et son fils rendez-vous près du
voilier qui était à quai au bout du canal pour partir à la pêche. Lorsque le
père, précis et tendu comme l’aiguille d’un métronome arriva vers six heures du
matin, il trouva le bateau fermé et aucun signe de la présence de son fils. Il
avait essayé de l’appeler au téléphone, en vain, la communication tombait dans
le vide des batteries déchargées, donc, il lui demandait à elle, s’excusant
pour le dérangement, si, par hasard, par le plus grand des hasards, elle savait
quelque chose. Toute la famille savait quelque chose sur l’effondrement de leur
union, certainement plutôt ragaillardie à la perspective de le revoir tout
entier lui revenir dans leurs standards et leurs coutumes, la force
indéfectible du clan de Bretons émigrés qu’ils étaient et dont elle avait senti
tout de suite l’étanchéité. Elle était conviée lors des fêtes annuelles à
partager leur repas, tout allait bien, les sourires s’échangeaient, les
politesses d’usage mais elle ressentait, larvée autour des grands éclats de
rire ou de l’évocation sacramentelle des faits familiaux passés, combien elle était,
non poussée mais laissée de côté, pas trop loin de la porte. Elle répondit avec
calme qu’elle ne l’avait pas vu, elle ne l’avait pas vu, non, ni n’avait eu
d’échange avec lui depuis plusieurs semaines. Elle chercha à alléger le poids
inattendu laissé dans sa bouche après avoir prononcé plusieurs semaines, le
poids qu’on pourrait conférer à une éternité, en le murmurant presque. Le père
ajouta que le rendez-vous manqué avait eu lieu il y a trois jours, elle sourit
très légèrement en songeant à tout ce qui se passe sans avoir lieu, mais quand
il poursuivit en disant qu’ils n’avaient depuis aucune nouvelle elle ne put lui
cacher sa surprise, trois jours et aucune nouvelle, c’était du ressort de la
police ou des urgences hospitalières. Évidemment le père lui rétorqua que
c’était inutile, qu’on en n’était pas là, ni elle, ni eux, ni lui et qu’il
allait rapidement se manifester maintenant.
Ils raccrochèrent l’un et l’autre dans une parfaite
harmonie et elle fit immédiatement le numéro du C. H. U. L’entêtement, c’était
une des caractéristiques de leurs gènes vraisemblablement et avec elle le déni
de tout ce qui pourrait jamais ébranler la monolithique construction familiale.
Elle s’était heurtée, heurter est tout à fait le mot, des centaines de fois
pendant toutes ces années de vie commune, à cette vision bétonnée de
l’appartenance qui excluait toute forme d’erreur, toute faiblesse, tout
égarement, au nom de la force du sang, des humiliations qu’il avait vécues et des
impératifs vengeurs coulant dans leurs veines. Il disait nous en parlant de
lui, il pensait nous en disant je, ce je hypertrophié, inflexible, incapable du
moindre craquement dans sa logique existentielle.
Autour de ces essais répétés à l’envi
d’interférence, de pénétration de leurs deux étendues vitales, il avait toujours
su ériger les remparts de son patrimoine, brandi ses racines qu’il avait avec
zèle arrosé, jour après jour du pesticide un peu euphorisant des grandes
beuveries. C’était ça, aussi, qui la faisait partir, rester ici et lui partir,
la pente impraticable de l’alcool, de plus en plus glissante, l’alcool qui le
ramenait inévitablement là où il était déjà immobilisé par la rigidité de ses
ancêtres qui de toute façon étaient tous convaincus qu’il buvait trop à cause
d’elle.
La voix d’une femme à l’accueil lui répondit et,
simplement, elle lui demanda si, par hasard, par le plus grand des hasards,
l’hôpital n’aurait pas accepté aux urgences Monsieur, elle donna son nom puis
elle l’épela puis son prénom qu’elle n’épela pas, il y avait deux, peut-être
trois jours. C’était encore très formel, l’appel, la question. Elle ne pouvait
pas faire de lien entre cette étrange sensation d’attente et cet appel, nécessaire,
simplement nécessaire. Elle ne pouvait pas encore savoir pourquoi elle
attendait. Puis la femme à qui elle avait posé cette question lui répondit, que
oui, il avait été transporté aux urgences le Mardi précédent, il y donc trois
jours entiers, trois jours pleins de son absence sur la surface de leurs globes
séparés maintenant, et qu’il était au service de neurologie, au niveau treize.
Elle se sentit plaquée contre la nature toujours
assez glaciale de l’évidence et, foisonnant tout alentour, entourée par un
bourdonnement de questions où dominait comme un son de basse, au service de
neurologie, neurologie. Elle demanda si la femme de l’accueil avait quelques
renseignements sur ce qui s’était passé. La femme de l’accueil lui répondit
qu’elle n’en savait pas plus, que le personnel du niveau treize, du service de
neurologie saurait lui répondre, oui, elle veut bien qu’on lui passe le
personnel.
Pendant les quelques minutes d’attente, l’appartement
s’ouvrit soudain, vaste, vide. Elle détailla chaque ligne laissée par la
lumière sur les meubles, c’était l’été, c’était l’été, de l’autre côté du
téléphone, elle avait l’impression d’entendre tout l’étage bruire dans
l’agitation de ses tâches quotidiennes mais elle ne l’entendait pas, lui, elle
n’entendait pas sa voix.
La communication fut prise par une autre femme à la
voix un peu embuée, peut-être par le tabac, à qui elle se présenta comme sa
concubine et qui lui dit qu’il était dans un coma de stade un. Coma, mais
qu’elle lui conseillait de venir rencontrer les membres de l’équipe soignante
et le médecin qui l’avait suivi qui lui donneraient toutes les informations
nécessaires.
Coma de stade un. Elle raccrocha. Ce n’était pas
nécessaire d’appeler la police, ou l’hôpital, elle sentit quelques-uns des
grésillements de la colère coutumière que toute cette famille éveillait avec
ses tombereaux de certitudes et de maîtrises mais qui s’estompèrent très vite
sous l’implacable flagrance des faits. Elle décida d’appeler ses parents. Leur
fils est tombé dans un trou, depuis trois jours, un trou noir et personne ne
s’en est occupé. Elle se sentit promue au rang d’intermédiaire, de pourvoyeuse
d’inédit, promue ou réhabilitée en ce statut un peu vague de concubine, de
partenaire et elle présenta à son père tous les éléments dont elle disposait,
il lui en demanda bien sûr dont elle ne disposait pas, elle le lui dit, elle ne
savait pas, il insista évidemment et lui redemanda ce qui s’était passé, elle
ne savait pas, où ça s’était passé, elle toussa, les médecins nous informeront,
elle doit filer à l’hôpital, ils pourront si ils le souhaitaient l’y rejoindre ou
non, comme ils veulent.
Elle enfila ses sandales et une robe légère, se
regarda dans le miroir de la salle de bain pour vérifier si elle était
correctement entière puis partit.
Il est une stratégie assez efficace contre
l’angoisse : projeter des scénarios plausibles sur l’inconnu. En voiture,
traversant la ville du sud au nord, elle imaginait, il y avait pour recréer un
scénario plausible si peu d’indices que la saine rationalité craquait de
partout sous les lettres coupantes du mot, coma, coma, coma, elle essayait de
penser ailleurs mais elles étaient là, ailleurs, aussi.
Elle anticipait mal, elle subodorait mal, les feux
rouges semblaient se répandre comme des traînées de signes avant-coureurs interminables
et ne lui fournir aucune piste au-delà de celle qui l’emmenait vers un homme
qui s’était si brutalement absenté.
Elle stationna sur le parking, le traversa, traversa
la porte d’entrée devant laquelle les fumeurs pleins de prothèses,
d’appareillages, de goutte à goutte continuaient de noircir leurs jours avec
délice, comme un moment pris à leur vie, un moment qui leur appartenait sans
être inscrit dans le cours des choses, parti en fumée. Elle traversa le hall où
s’emmêlaient des visiteurs avec des enfants, des bouquets de fleurs, des
malades en chariots venant prendre l’air désinfecté du bâtiment salvateur, elle
s’immobilisé face au panneau affichant les noms de professeurs, des médecins et,
à côté de leurs spécialité, leurs étages, unité treize, neurologie. Elle entra
dans l’ascenseur comme on tombe au sol après une chute du haut d’un très grand
immeuble et s’entendit répondre numéro treize lorsque la personne la plus proche
du tableau demanda où programmer les arrêts. Comme si elle s’y rendait depuis
toujours, comme si elle se rendait comme à une évidence à cet étage-là. Niveau
treize, neurologie.
Lorsque l’ascenseur s’arrêta, elle se fraya un
chemin parmi les hommes et les femmes qui s’entassaient et arriva dans le
couloir. Tout se poursuivait avec une facilité presque suspecte. Une infirmière
était assise derrière la vitre du bureau du personnel, elle remonta de l’Hadès
un sourire bien modelé et lui demanda le numéro de la chambre de Monsieur, elle
lui donna son nom et l’épela puis donna son prénom qu’elle n’épela pas. Chambre
13.12, l’infirmière lui indiqua la direction à droite mais il lui fallait autre
chose, elle voulait savoir. Elle allait lui poser quelques questions : que
s’est-il passé, qu’a-t-il, quand, où, comment ?
L’infirmière lui répondit en baissant la voix que
son cas était grave, que pour l’instant personne ne pouvait se prononcer et
qu’elle allait prévenir le médecin qui le suivait depuis son arrivée afin
qu’ils aient un entretien.
Un cas grave, grave comment, coma de stade un, il y
avait des stades plus graves pour des cas plus graves. Elle sentit la bouffée
de chaleur de l’impuissance et le sentiment d’injustice qui l’accompagne faire
monter le sang à ses joues mais elle se tut. Elle acceptait tout avec une
facilité qui la surprenait elle-même, elle s’inclinait devant la force de la
situation qui lui échappait, s’échappait avec elle vers l’homme absent.
Elle remercia l’infirmière et avança dans le couloir.
Elle allait le rejoindre, apprécier à sa façon la
gravité, le niveau du coma, lorsqu’elle ouvrit la porte, elle aperçut en tout
premier l’extrémité de son pied gauche nu sortant du drap, dans ce lieu si
improbable, ce pied lui apparut si familier, comme si il lui appartenait aussi
depuis toujours. Il était allongé, le dos légèrement surélevé, l’appareil à
perfusion sur la droite, ses yeux fermés. Coma de stade un. Il ne dormait pas.
Elle dut précisément trier les images. Il ne dormait pas, il était dans le
coma. Coma de stade un. Qu’est que ça voulait dire, stade un ? La complète
nouveauté de cette situation semblait la protéger contre le déploiement affectif
dont elle ignorait encore le contenu mais qui viendrait, vraisemblablement,
plus tard. Elle était accaparée par ce corps qui était allongé là, immobile,
dans une sorte de sommeil profond et parfaitement silencieux.
Elle se posta face à lui, posa ses mains sur le bord
de métal au bout du lit et le regarda. Longuement. Essayant, au creux de l’image
apaisée qu’il donnait mais l’image aussi de lui mort, presque l’image de lui
mort, d’aller sonder ce qui bougeait encore sous son crâne. Il avait quelques
traces d’hématomes sur la tempe. Un coup, un choc, mais rien sur ce corps qui
pouvait donnait un seul indice quant à l’évènement, quant à la violence de ce
qu’il avait dû vivre.
Puis elle s’approcha, repoussa un peu l’appareil à
perfusion et s’assit doucement sur le bord du lit à hauteur de son coude. Elle
demeura à nouveau un long moment à l’observer, aux portes d’un monde où tout
peut-être s’était dissous, ou bien d’un monde ou au contraire les formes
rencontrées par l’errance de la conscience étaient pesantes et volumineuses.
Elle pensa tout à coup à la visite probable des
parents et fit l’unique chose possible, elle posa la main sur sa joue et
doucement l’appela, deux fois. À sa plus grande surprise, comme si il
n’attendait que le son de cette voix pour émerger de ses ténèbres, il tourna
lentement la tête et entrouvrit les yeux. Elle ignorait s’il la voyait. Il la
voyait, il ne savait peut-être plus où il était mais il savait qui elle était
et qu’elle était là à ses côtés. Ses lèvres se desserrèrent légèrement puis il
déplia son bras et glissa sa main sous sa robe entre ses cuisses nues. Ses
doigts s’arrêtèrent sur sa culotte, à la hauteur de son pubis et puis il
retomba, se rétractant, happé par des forces plus puissantes que son désir.
Mais c’est avec ce désir qu’elle resta, perplexe et bouleversée, complètement
attendrie par ce message qu’il avait voulu, qu’il avait dû lui adresser des fonds
de sa lointaine contrée désertique. Sa présence à ses côtés l’avait éveillé,
extrait de sa nuit et ce qu’il avait encore à lui signifier, à cette présence,
c’était qu’elle demeurait partie prenante de sa survie basique, de la survie du
désir de l’animal meurtri qui frôlait l’agonie, qu’elle était encore ce qui
pouvait le réveiller d’entre les morts.
Le silence était revenu, ce mouvement qu’il avait
fait vers elle lui avait semblé éclater comme un orage et maintenant entre eux,
il n’y avait plus que son état d’absence épais et froid comme un marbre et la
rumeur incessante de la vie hospitalière. Elle se releva et se dirigea vers la
fenêtre. De la hauteur de l’étage, on voyait le parking et la plaine qui
s’étendait à perte de vue, derrière, invisible mais présents à l’horizon, la
mer, le port où il y avait trois jours il avait fini d’être. C’était une de
parties de la ville qu’elle trouvait affreuse, affreuse d’insignifiance et de
rationalité.
La platitude d’un monde où tout était visible où
tout pouvait devenir prévisible en même temps. Elle tournait le dos à la porte
qu’elle entendit s’ouvrir.
Un médecin, le stéthoscope comme il se doit autour
du cou entra, suivit de deux infirmières. Il se présenta en lui tendant la main,
qu’elle serra en déclinant son nom et son lien, ses liens avec ce corps si
éloigné des civilités. Les infirmières commencèrent à aller et venir autour du
lit et le médecin lui proposa de le suivre dans son bureau afin qu’ils aient un
entretien. Elle attendait ça, un entretien, éclaircir enfin la place, trouver à
n’importe quel prix des causes, des justifications, circonscrire, rationaliser,
savoir, savoir, comprendre enfin.
Il était, cet homme maigre et plutôt vilain, aux
pommettes saillantes et au front trop haut, celui dont la blancheur de la
blouse portait la connaissance, toutes, celles des faits passés, celles du
présent et de ses suites, il était l’homme à qui parler, l’homme à écouter au
milieu de cette brutale interruption des bruits possibles, il allait servir de
témoin, de messager.
Elle le suivit le long du couloir du niveau treize,
ils tournèrent à droite puis suivirent une voie qui semblait hors d’accès du
public et il ouvrit une porte en lui proposant d’entrer. Elle avait la
sensation de descendre, la restitution, partielle, de ce qui s’était déroulé se
passait au fond d’un puits. Elle pénétra dans un cabinet qui lui sembla
minuscule et bas de plafond, au milieu duquel était un bureau chargé de papiers
qu’elle contourna pour s’asseoir, l’éclairage était vif. Il prit place en face
d’elle, ils se turent l’un et l’autre pendant quelques minutes, le temps que
les faits prennent de leur consistance entre eux puis comme elle s’y attendait,
il se racla la gorge. Il lui demanda si elle savait ce qui c’était passé, elle
lui répondit que non, elle ne savait encore rien.
Il avait été trouvé évanoui dans la nuit de Samedi,
vers quatre heures du matin sur le parking du port de plaisance, évanoui n’est
pas le terme, dans le coma serait plus adéquat, elle connait le stade du coma,
elle attend qu’il le précise mais il poursuit, l’ambulance l’avait conduit aux
urgences et il avait immédiatement, il insiste sur immédiatement, été dirigé
vers le service de neurologie pour subir les examens nécessaires. Ils avaient
détecté trois hématomes crâniens, deux extraduraux et un intradural.
Elle le regardait sans faiblir, sans faillir, sans
défaillir, elle s’attendait à quelque chose comme une blessure de son cerveau,
elle attendait la suite. Il baissa la tête légèrement, le pronostic n’était pas
bon, le pronostic était très incertain. Ils, ils c’étaient le chirurgien et
l’équipe soignante, attendraient deux jours afin de voir si l’hématome
intradural allait se résorber, sinon, il faudrait opérer. Elle toussa. Les
séquelles de toute façon, opération ou pas, seraient graves, pour ne pas dire
très graves. Pas au niveau de la motricité non, ce n’étaient pas ces zones qui
étaient touchées mais au niveau du, au niveau de enfin tout ce qui fait
l’autonomie, la capacité de parole, la mémoire etc.
Etc. qu’est-ce que c’était ? Elle se taisait,
elle se taisait avec application.
Il continua. Il faut aussi que nous parlions d’un problème majeur.
Il continua. Il faut aussi que nous parlions d’un problème majeur.
Il lui semblait que tout ce qui pouvait sembler
majeur avait été évoqué déjà mais non. Cet accident s’est produit suite à une
ingestion très abondante d’alcool, c’est l’alcool qui est responsable de cette
chute et des commotions qu’elle a provoquées, savait-elle qu’il buvait ainsi,
ainsi, autant. Elle répond oui, que répondre d’autre et il commence en levant
la voix à lui développer les méfaits de l’alcool comme si elle était la
responsable de la catastrophe. Elle comprenait, elle comprenait, elle savait,
elle voulait maintenant parler d’autres choses. De ce qu’il sera après et de ce
que après peut vouloir dire mais elle se tut.
Le médecin se releva et elle fit de même,
l’entretien était clos. Il lui proposa de la revoir dans deux jours pour faire
le point, le point sur l’hématome puis ils sortirent de cet endroit confiné.
En reprenant la direction de la sortie, elle avait
la curieuse sensation de marcher dans des bottes pleines d’eau et d’avancer
contre un vent fort, mais elle marcha en tentant de garder les yeux au loin
pour ne pas croiser de regard, que personne ne voit comme elle n’avait rien à
faire valoir, rien à dire, comme elle était devenue en quelques minutes
transparente au temps et aux évènements, accrochée au-dessus d’un puits au fond duquel on discernait la forme
d’un corps. Elle reprit l’ascenseur, étonnée de le découvrir inchangé depuis
son arrivée, inchangé vers le haut, inchangé vers le bas.
Il lui fallait repartir, vider peu à peu la masse de
l’incertain, était-ce possible. Pressée au milieu de la foule qui s’enfournait
vers la douleur du monde, elle pensa que seul l’incertain la protégeait, la
quantité de questions essentielles auxquelles personne, pas même le spécialiste
ne pouvait encore répondre. La question par exemple du pire que la mort, ou
non, la question de ce qui s’appelle la récupération, récupération de qui, de
quoi et plus lointaine mais plus
aiguisée aussi, la question de sa place, à elle maintenant dans cette
distribution sans scénario.
Il lui fallait rentrer, peser, voilà, peser chaque
élément, commencer à déterrer les secrets de l’attente et apprendre à
contourner l’insupportable pouvoir de l’inconnu, faire avec rien pour anticiper
l’avenir.
Elle se dit, ce n’est pas facile, elle savait ça,
avec certitude, ça uniquement en fait, ce qui allait se dérouler maintenant, où
que cela l’emmène, ce n’était pas facile.
Lorsqu’elle pénétra dans l’appartement, il lui
sembla retrouver son odeur, un mélange qui n’était que lui, de musc, de tabac
léger. Manquait à cette trace olfactive opiniâtre son complément de pesanteur.
La pesanteur indiscutable, infranchissable de sa personne qui donnait à sa
propre présence dans ce lieu partagé pendant si longtemps une sorte
d’équilibre, permettait aux pièces de rester stables les unes par rapport aux
autres. Seule avec son absence, les effets d’asymétrie devenaient sensibles,
seule ici avec son corps là-bas, immobilisé dans les nuées, ce lieu si familier
était comme un navire à la cap, livré à lui-même dans l’attente d’un
apaisement. Tout comme elle. Elle posa son sac et s’assit sur un tabouret dans
la cuisine, par la fenêtre grande ouverte, les bienfaits sans limite de l’été
finissant tentaient de la joindre mais elle n’était pas là, pas dans le cycle
des saisons, pas dans aucun cycle, ni dans la jouissance des recommencements.
Elle était dans l’expectative, elle était dans la
stupeur, pas encore débordée par les flots irréguliers et multiples à l’infini
de la douleur, pas encore regagnée au monde du sensible qui aurait pu se
laisser imprégner par la clarté généreuse du jour, s’y faire une place. Elle
avait coupé les fils arachnéens de sa pensée, elle reprendrait le tissage plus
tard dans l’obscurité de sa chambre. Les images reviendraient les unes après
les autres, accompagnées de leur contraction, ses conclusions, ses
élaborations, ses doutes, les images du couloir, de la porte, de la clenche de
la porte, le corps de son homme abandonné sur le lit, les visages des
infirmières. Tout reviendrait, extrait de l’opacité des mémoires par les
ligatures des conjectures, la ténacité des mots à se frayer leur propre sentier
dans la réalité, à imposer leur propre logique à l’épaisseur mal nuancée des
visions.
Elle reverrait le stéthoscope autour du cou de cet
homme et le confinement où elle avait été mise, dans cette place
d’intermédiaire entre l’avenir et la mort. Dans cette insomnie à venir, se
produiraient aussi quelques sauts dans les perspectives, l’aménagement précaire
d’un dessein. Elle irait certainement errer dans des lieux improbables, des
retours, des avancées, les capacités de vagabondage résistent parfois aux
traumatismes. Elle reviendrait à la chambre de l’hôpital, s’arrêterait quelques
instants sur cette main si familière, cette main pourtant venue d’ailleurs
qu’elle avait sentie si parfaitement calée sur son pubis, elle pleurerait,
c’est sûr, elle pleurerait. Elle emmènerait cette main avec elle écouter
attentivement le diagnostic, écouter le pronostique, écouter le panégyrique de
la sobriété, sentant sur ses propres épaules le poids de la culpabilité, le
pendant malveillant du prix à payer pour l’excès, ses excès à elle aussi, aussi,
ses excès et tout à coup, en reprenant une à une les étapes de cette descente dont la destination restait
indéfinie, soudain venue comme la seule vérité, la vérité unique de la
dérision, là, vers quatre heures, sentant la ville s’approcher du réveil, la
nuit s’alléger, elle réaliserait en éclatant de rire dans le noir des jours à
venir que dans ce cagibi, le bureau du médecin, son lieu de rendez-vous, elle
avait passé tout l’entretien assise à sa place derrière son bureau, assise sur
son fauteuil pendant que lui, le médecin, le cerbère des jours meilleurs était
assis en face d’elle sur une des chaises de visiteurs et qu’elle n’en avait
rien vu et qui sait, qu’il n’en avait peut-être rien vu non plus.
A Philippe 2002