La liquidation




Août est là, suivant Juillet.
La Cigale est restée enfermée tout l’été.
Elle ne chante plus.
Elle n’a pas beaucoup chanté cet été, elle avait la tête ailleurs. 
Malgré le ciel d’un bleu immaculé et la chaleur.
Elle devait reprendre ses esprits.
Plus le choix.
Elle l’a appris il y a quelques semaines, c’est surtout plus de choix.
Maintenant c’est fait, d’autres choisissent pour elle.
Avant d’en arriver là, elle a marché longtemps, chantant de tout son cœur, la tête un peu relevée vers les cieux.  Aménageant à tour de bras et de shopping tout dans ce lieu qu'elle adore, plein de choses, vite, partout ici et là dans chacune des pièces, ce bel appartement avec son nom sur la porte et en bas des actes du notaire.  Evitant soigneusement de regarder devant, derrière, elle a marché dans les rues frottant ses ailes l’une contre l’autre, se chargeant chaque jour de tous ces jolis objets, ces ustensiles, ces effets.
Puis elle a marché dans son bel appartement, y déposant toutes ces jolies choses.
Des objets, des objets.
Des sculptures et des sacs.
Des miroirs et des sous-vêtements.
Des assiettes et des parfums.
Des livres.
Des jupes et des sofas.
Des livres et des lampes.
Des fleurs et des chaussures.
Des livres
Des lunettes et des manteaux.
Achetés les uns sur les autres, posés les uns sur les autres pour la supporter.
Confusément, elle se savait poussée par une force aveugle.
Des forces aveugles.
Ses forces aveugles, justement, elle ne pouvait pas les voir, ne voulait pas les voir.
Elle savait que ça regardait pour elle.
Que ça marchait derrière elle et que ça calculait.
Mais elle continuait d’avancer avec un peu de la foi des miraculés. Il allait se passer quelque chose, quelqu’un allait tout à coup faire irruption dans sa vie et balayer ses dettes d’un coup de main, de pied, emplir ce trou creusé jour après jour, elle allait être épargnée, seulement condamnée à longer les abîmes mais sans devoir y chuter. Voilà, à peu près, ce qu’elle se disait.
Elle s’en remettait aux lendemains qui comme elle, chantaient.
Elle voulait continuer à aller de-ci de-là, aller acheter partout et encore partout et beaucoup, toujours beaucoup et que tout s’arrange.
Á exister sans compter.
Ce pourrait être sans fin, un tonneau où les Danaïdes verseraient dans un flot continu leurs taux à quinze pour cent.
Sans accroc.
Sans poser de question, en un clic.
Sans le sonnant et toujours trop trébuchant de l’argent.
Presque uniquement pour son plaisir.
Même si, une fois ce plaisir consumé, elle se sentait à nouveau quelque chose comme un peu affamée, assise indifférente face à la porte close de ce qu’elle avait acquis ainsi pendant qu’ailleurs, dans un lieu inaccessible l’attendait peut-être la paisible sensation de réplétion.
Des forces aveugles, pourquoi pas.
Mais aussi, elle en était convaincue, protectrices.
Elles intercéderaient auprès des banquiers et banquières et plaideraient en sa faveur pendant qu’elle continuerait à dépenser sans compter.
Sans pouvoir compter, jusqu’à la nausée.
Elle est obtuse.
Fermée depuis toujours à certaines réalités.
L’argent en est une.
Elle est fermée à l’argent.
Pour elle l’argent n’a pas de prix.
C’est un monde dont elle connait vaguement l’existence mais dont elle ignore la langue, les mœurs, les valeurs.
Elle ne connait pas la valeur de l’argent.
Elle connait bien, elle connait intimement les choses que l’argent permet d’acquérir.
Elle possède beaucoup de toutes ces choses, elle dit parfois, assez de toutes ces choses mais ce n’est pas suffisant.
Ce n’est pas là que se trouve ce qu’elle a, alors elle ferme encore les paupières pour ne pas voir où elle va et se jette en avant en suivant des yeux une contravention qui disparaît dans la pluie sous le va-et-vient de l’essuie glace.
La pluie a le pouvoir de dissoudre les contraventions et les puissances qui la font tomber d’absoudre les femmes qui roulent sous leur protection.
Comme si de rien n’était.
Mais c’est fait
Elle y est maintenant.
Voilà, à force de folâtrer avec les ressources, les prévisions, les budgétisations, les  émissions, les  crédits, les emprunts, rien n’est plus.
Tout est coincé, tout est bloqué et les seuls avis qu’elle reçoit sont les derniers avant poursuites.
Ils ne la suivent plus.
Ils ont tous, les uns après les autres, fini par refuser de jouer en sa compagnie.
Elle est penchée, ouvrant chacun de ses sacs à main pour y rechercher quelques pièces de monnaie oubliées, négligemment laissées là, à l’époque où il n’y avait pas de souci à se faire parce que le souci viendrait plus tard.
Il est venu.
Il lui reste un euro et soixante centimes.
Précieux et dérisoires.
Ce matin, elle a réalisé qu’elle était aussi coupée du monde.
C’est fait.
Plus de téléphone.
Elle est coupée du monde.
Elle se pensait coupée uniquement de ce monde-là, le monde de l’argent.
Mais elle découvre que ce monde-là a aussi des liens avec tous les autres mondes.
Peut-être même n’y en a-t-il pas d’autre et il s’impose sans recours.
Sans détours.
De plein fouet.
Plus de téléphone, plus de connexion.
Eux aussi l’ont lâchée.
Ce matin, c’est fait.
Il lui reste l’électricité, à peine.
Et l’eau.
Le reste est maintenant tout entier englouti sous l’épaisseur du débit.
Elle sait qu’il est parfois suffisant de tracer une ligne verticale sur une feuille afin de la séparer en deux parties distinctes.
Une partie réservée aux gains, l’autre juste à côté, réservée aux dépenses.
Il est parfois suffisant de garder quelques tickets de caisse, quelques factures et d’additionner des chiffres.
De comparer ensuite.
C’est assez simple.
C’est un budget.
Il lui semble que la plupart des personnes autonomes de son entourage considèrent comme une évidence l’usage de ces deux colonnes et nécessaire le respect de leur équilibre.
Mais ce n’est pas possible.
Une ligne, c’est une ligne qu’elle  doit franchir.
Son avancée méthodique vers la faillite ne laisse aucune alternative à sa désorganisation.
Plus, moins, tout ça au fond, c’est pareil.
Plus, moins, c’est plus ou moins, ce n’est jamais pour elle.
Elle pensait pouvoir s’échapper, avec le consentement de ceux-ci qui semblaient avoir compris qu’elle n’était pas là.
Toujours ailleurs, protégée par l’oubli bienveillant de la faute qu’ils ne manqueraient pas de lui pardonner un jour.
Pendant qu’elle espérait qu’ils fermeraient les yeux, elle avançait, la tête enfouie dans le sable, à y trouver en creusant le petit quelque chose, à tendre sa petite carte pour le ramener à la surface, certaine que personne ne prêterait attention à ce qu’elle amoncelait.
Mais ils sont arrivés, les uns après les autres, suivis de près par leurs huissiers et leurs commandements, ils l’ont lentement encerclée.
Ils se sont tous rassemblés autour du gibet de sa déconfiture, cherchant ici et là à prélever quelques échantillons de la peau qu’ils vont lui faire.
Le couperet tombera.
Le couperet va tomber.
Ce n’est pas une surprise.
Il est tombé, sa tête roule dans la sciure,  yeux bandés, les lèvres entrouvertes, brillantes sous un Lancôme écarlate.
Ils sont nombreux, groupés autour de la dépouille qu’elle a livrée, encore fumante de l’estival Herba Fresca des eaux de Guerlain.
Ils l’attendaient.
Et elle aussi les attendait.
La force du coup par contre est surprenante.
Elle ignorait jusqu’à quel degré leur pression serait intense et se ferait sentir à la fois dehors et dedans. Ils ont investi le choix du rythme de ses palpitations, la qualité de son sommeil, l’autonomie de ses pensées.
Elle ignorait à quel point cela deviendrait lourd, lourd comme ça, en quelques semaines.
Elle ignorait à quel point lorsque le glissement commence à s’effectuer, il emporte tout, tout de la vie qui semblait si facile, elle ignorait comme tout allait devenir sujet d’inquiétude, tout du matin au soir.
Elle sursaute quand le téléphone sonne, muet maintenant s’il s’agissait d’appeler au secours.
Pas de secours, à qui confier ce lent suicide ? À qui expliquer ce qu’elle-même ignore.
À des individus pour qui deux et deux ont toujours fait quatre ?
Que dire pour se justifier ?
La part adulte peu sûre, le déballonnage devant la rigidité de la réalité.
De la souplesse, de la fête, de belles choses, de belles choses tout autour.
Et surtout, de la légèreté, à tout prix de la légèreté.
La réalité l’écrase, équipée, derrière la douce joliesse de ses boucles d’oreille et de ses livres, d’angles si aigus qu’elle s’y heurte à chacun des mouvements qu’elle fait pour s’en sortir.
C’est exactement l’expression qui convient, comme il était avisé celui qui l’a créée, elle cherche à s’en sortir.
Mue par une énergie dont il lui est difficile d’identifier la source, à part peut-être en la comparant à celle impliquée, elle l’imagine ainsi, dans une survie, elle a tourné, retourné tout, dans tous les sens.
Elle a tourné, contacté ici, là, attendu en se balançant d’une fesse sur l’autre les réponses des derniers financeurs possibles.
Emprunter pour rembourser les emprunts. Grouper, assimiler tous les pourvoyeurs, les assembler tous autour de la seule grande table de son banquet.
Elle doit se faire financer, elle a expliqué, tenté d’assouplir les rebords rigides de leur degré de tolérance, expliqué encore.
Ce ne sont pas des explications, elle essaie de trouver des arguments plausibles, le destin, la malchance, le cumul d’imprévus, ils sentent bien qu’elle fabule, c’est une confession, elle tente de se faire pardonner.
Les chiffres sont là, les délais sont là.
Tout est là, regroupé autour de son agonie, attendant de voir comment et quand les fils seront débranchés.
Elle contacte.
Elle attend.
Elle recontacte.
Elle attend encore.
Les voix mielleuses des intermédiaires qui lui répondent lorsqu’elle dépose entre leurs oreilles son dossier chargé deviennent beaucoup plus fermes en lui donnant la réponse.
C’est toujours non.
Les grandes finances, tissant autour d’elle un filet bien serré se passent le mot, elles parlent la même langue.
Et cette langue, c’est non.
C’est une langue qui agit immédiatement comme un désherbant sur sa flore intestinale mais qu’elle comprend très bien.
Elle entonne son requiem, elle pose la tête dans ses bras et s’écroule en sanglot sur son bureau.
C’est fait, c’est ça.
Elle périclite.
C’est sans espoir.
Elle tente un dernier geste, tend sa sébile une dernière fois auprès de vrais gens qui peuvent comprendre.
C’est non.
La conseillère de la banque ne peut plus rien pour elle.
Elle est devenue beaucoup moins chaleureuse en lui administrant la vérité. Trop tard, c’est fait. Plus rien.
Plus même la conseillère.
Au retour de cet ultime entretien, en descendant la rue pour rejoindre son appartement, elle a laissé un court instant passer le frisson d’espoir ténu de quelques noms.
Personne ne peut plus rien pour elle.
Personne.
Il n’y a plus personne à ce point de la déroute.
C’est sans aucune possibilité d’appel.
Elle a marché et elle s’est regardée.
Seule, faisant face à sa dette aberrante.
Une dette difficile à évoquer publiquement sans avoir en retour l’ironie acide de quelques commentaires.
Elle aussi, elle aussi se demande si c’est possible.
Elle ignore pourquoi c’est possible.
Mais elle sait comment.
Basculer.
C’est ainsi que s’est amorcé le mouvement, en basculant.
Et elle a basculé en fermant les yeux, avec une sorte de griserie, toujours, ça allait durer toujours.
Une chute emportant avec elle toute la neige fondue de son découvert, de ses arriérés d’impôts, de ses amendes impayées, de ses crédits consommation, de ses crédits pour rembourser les crédits consommation.
Une avalanche grossissant d’heure en heure.
Menaçant de l’engloutir, recouvrant tout ce qui l’entoure.
Elle a simplement beaucoup recouvert, de petites choses plaisantes à regarder, l’appartement.
Et elle s’est recouverte avec les pulls, les chaussures, les parfums.
Elle a recouvert les rayons de la bibliothèque avec des tas de livres doux au toucher et vifs aux yeux.
Voilà, c’est tout, au fond c’est peu, mais c’est encore trop.
Elle n’a pas compris que ce qui limite son corps et l’enveloppe limite et enveloppe le monde dans lequel elle ne peut pas marcher nue.
C’est un échange.
Elle a voulu prendre.
Elle s’est dépensée sans compter.
Serrant entre ses bras les prothèses polychromes qui devaient cacher sa claudication, elle revenait au bercail en se sentant accompagnée.
Y-a-t-il quelqu’un ?
Ça n’avait pas d’importance.
Elle avait quelques choses.
Qu’elle posait aux côtés des autres choses qu’elle croyait avoir, qui l’entourent maintenant.
Son corps connait parfaitement cette sensation.
Une brusque sensation de danger imminent pénétrant comme un virus dans la pensée.
Comment faire ?
Quoi faire ?
Il y avait toujours eu une solution, avant.
Elle a déjà souvent frôlé le précipice mais elle se raccrochait au téléphone qu’elle décrochait.
Il suffisait de jouer le jeu et de ne pas trop s’appesantir sur les modalités de crédit et les pourcentages.
Se reconstruire en utilisant les pierres en cartons des réserves liberté.
En restructurant à tout va.
Prendre ici pour combler là.
Un exercice de funambule où elle se maintenait d’aplomb grâce à la rapidité des versements de fonds, regardant toujours loin au-delà, de l’autre côté pour ne pas voir le vide.
Elle empruntait pour rembourser.
Elle remboursait pour payer.
Elle payait pour payer.
Qu’importe.
L’argent n’a pas de prix.
Elle achetait l’argent.
Mais finissait chaque fois par y flamber presque vive et en toute urgence convoquait les organismes, les instances, les priant de faire quelque chose pour éteindre sa combustion.
Jusqu’alors, ça avait marché, les banques l’avaient suivie dans ces restaurations.
Elle appartenait à la grande confrérie des clients privilégiés.
La tension baissait, c’était gagné encore pour cette fois.
Venait alors le temps des mea culpa, les vœux pieux et les colonnes de chiffres.
Compter.
Prise dans l’étau de la pénitence, elle s’est rachetée complètement plusieurs fois.
Décidant avec une ferveur plus ou moins crédible de repartir du bon pied.
Il lui en restait un, toujours et c’est suffisant.
Elle sacrifiait le chéquier, elle maudissait les cartes puis les découpait en morceaux minuscules qu’elle jetait aux ordures dans un grand mouvement de rédemption.
Compter.
Faire les comptes de cet argent qui après tout n’était que le sien.
La juste rémunération de ses efforts quotidiens depuis tant d’années.
Le fruit de sa sueur.
Compter avec ce qu’elle avait au lieu de dépenser sans compter.
Se redresser.
Repartir.
Se refaire.
Fin du cycle.
Elle tournait sans fin à l’intérieur d’un cercle où alternaient les répits et leurs projets fous suivis quelques mois plus tard par les dépits et la reconnaissance consternée de sa folie sans projet.
Des états.
Successifs.
Elle passait sa vie dans une alternance de tension et de relâchement.
Mais toujours accroupie au creux de la vague, jusqu’alors, elle s’attachait à  Cofinoga comme le noyé enserre le cou de celui qui le sauve.
Toujours trop près, toujours trop fréquent, toujours trop cher, elle lui rendait grâce de lui maintenir le menton hors de l’eau.
Une brève détente qu’elle utilisait pour se redresser.
Se redresser.
Repartir.
Se refaire.
Se poursuivre sans répit, jamais quitte, jamais finie.
Elle se voulait impeccable et se découvrait constamment défectueuse de la tête aux pieds.
Des orifices dans son apparence, dans sa culture, dans sa pensée, dans ses amours.
Des tas de trous vastes, si vastes que rien ne suffisait jamais à les combler.
Que rien ne suffisait jamais à la combler.
Que rien ne suffisait jamais à combler le découvert qui la laissait dépouillée à ses propres yeux malgré les couches d’apprêt dont elle s’enduisait.
Portée par les choses et leur réponse immédiate, elle n’avait pas de place laissée pour les questions de son besoin.
Elle le prenait pour son envie, impérieuse, aveuglante et le créait à partir de rien, sans répit, jamais satisfaite et toujours fuyant vers l’avant de ce qui lui manquait.
Surmenée et impuissante face au vide.
Un goût pour le sabotage que les jets d’adrénaline maintenaient bien au chaud lorsqu’après la profusion de codes et de renseignements à communiquer et les dix minutes d’attente au téléphone un nouveau renfort lui était apporté.
Mais en ce moment,  il était bien trop tard, elle avait épuisé leurs seize cinquante pour cent, leur dépannage en deux jours, leur formule expresso, inutile, inutile, elle refusait de penser à Cofinoga.
D’autant qu’ils étaient plusieurs.
Il est possible qu’y penser, y penser vraiment, sans retenue, aurait éveillé une haine blanche.
Pour elle, pour eux.
Pour cette impuissance à comprendre où siégeait cette compulsion dont elle sentait la glaire des tentacules l’effleurer.
Une haine sans aucune forme, une haine sans prix.
Cette fois, elle a glissé, il n’y a plus de bord, plus de margelle.
Plus rien que la chute vers un lieu dont elle ignore encore tout puisque c’est à elle de le construire et qu’elle n’a aucun matériau à sa disposition.
La recherche d’une solution, de la solution brûle toute son énergie, consume le peu de calories qu’elle ingère par jour.
Elle est dévouée corps et âme à trouver une issue.
Plus de choix.
Le jour.
La nuit.
Plus le choix.
Elle se réconforte mal en pensant à tous ceux qui dans les mêmes circonstances s’étaient retrouvés en prison parce qu’ils n’étaient pas nés sous les bons hospices d’une société néolibérale.
Elle regrette l’époque rude des monts de piété.
Bien que se séparer de ce qui l’a ainsi rassemblée semblerait déplacé.
L’insomnie est besogneuse.
Toutes les solutions sont envisagées, démembrées puis abandonnées.
Elle le vérifie, elle ne trouvera rien sous les sabots du cheval qu’elle monte, il avance difficilement à travers les menaces de saisies.
Elle ne volerait jamais sauf à son propre secours.
Qu’elle se le dise.
Qu’elle y songe.
Elle y songe, sans arrêt.
Tout est à remettre en place, mais pour l’instant il y a la place mais rien n’à mettre dedans.
L’épreuve passe par le jeûne et en ouvrant la porte du réfrigérateur c’est ce qu’elle voit.
Rien.
Ce soir rien.
Pas absolument rien.
Les restes des restes.
L’inventaire est fait rapidement.
Qui évidemment amène à ébullition avec l’eau des dernières pâtes le nouvel horizon de la nécessité.
Elle aurait pu s’effondrer dans l’assiette.
Mais curieusement, le soin qu’elle prend à assaisonner sa pitance d’un peu de sauce africaine aux piments Jalapanos, oubliée là depuis des mois dans un coin, lui confirme un fait dont elle commence à peine à saisir l’importance.
Lorsqu’elle ouvre la porte de son réfrigérateur, elle négocie avec le vide sidéral qu’elle doit mettre au menu.
C’est tout un travail, celui de se placer dans le manque de tout et l’avenir interrompu.
Mais quelque chose, là-bas, loin dans les antres de ses desseins obscurs est satisfait.
Elle pourrait crouler sous la déchéance, se livrer pieds et poings liés à son propre abandon.
Elle ouvre la boîte de sardines et pense que ce dont elle se nourrit maintenant la pousse de force vers un territoire non balisé.
Cette épreuve qu’elle a appelée du fond de son chéquier lui décille un œil dont elle ignorait la présence.
Il regarde le fond et c’est bien le fond.
Qu’elle touche mais sans périr.
Elle ne mourra pas.
Et le moment de l’idée salvatrice est venu, comme toujours, pendant la nuit.
Elle découpait le ciel au-dessus du toit, dominant de son quatrième étage les basses besognes de la comptabilité.
C’était un appartement comme celui-ci qu’il lui fallait, haut placé, d’où elle pouvait prendre le recul nécessaire, s’isoler loin des cacophonies et regarder sans tricher ses contradictions.
Surtout le soir, surtout la nuit quand plus un bruit ne venait déranger ses appels au calme.
Les banquiers dormaient eux aussi.
Leurs logiciels peut-être moins.
Mais elle gardait précieusement ce moment clandestin pour se persuader que la solution allait lui apparaître.
Et elle était apparue.
Elle allait vendre.
Vendre.
Son chez-soi.
Sa tanière.
Son donjon.
Fini.
Elle allait vendre et négocier avec son successeur son droit d’aînesse en restant dans les lieux.
Devenir sa propre locatrice.
Les journées suivantes se condensent autour de cette idée, elle retrouve son rythme naturel, l’énergie indéfectible du passage à l’acte et de la résolution, son élément naturel.
Agence et experts et discussions se succèdent au pas de charge laissant s’ouvrir une légère fissure dans la chape du plomb qui commençait à l’ensevelir, où elle sent passer une légère brise qui lui ouvre le plexus et lui remet une suite dans les idées.
On ferme.
Elle s’active, souriante.
Elle organise elle-même les visites de son fief.
Servez-vous.
Ça va lui faire du bien.
Elle vend son bien.
La seule chose dont elle n’aurait jamais pensé se défaire, avant, quand elle pensait encore pouvoir être comme tout le monde.
Il y a l’urgence, il y a l’urgence, les ombres se meuvent et se resserrent.
Ailleurs on s’occupe d’elle.
Elle les enjoint d’attendre, ça vient, ça prend forme, le sauvetage opéré par sa propre ambulance, la sirène de leur législation a entaillé son innocence mais elle leur demande un répit.
Le temps de séduire un acquéreur, de signer, d’attendre, de signer à nouveau et elle leur jure, c’est fait.
Elle s’assoit sur cette décision, dure au contact mais saine.
Elle est entourée d’un silence étrange où seules ses paroles de bienvenues aux futurs propriétaires résonnent.
Ils aiment, les futurs propriétaires, ils aiment les lieux et elle les comprend, elle les aime aussi.
En trois jours, l’affaire est faite.
Elle s’apprête à sentir le sol vaciller sous ses nouveaux chaussons mais il n’en est rien.
L’effet est dilué, encore trop impalpable pour qu’elle puisse y trouver sa place.
Et puis, et puis
Elle ressort des abysses.
Ici encore, livres et lampes, bruit lointain de la ville qu’elle ignore, tout assez pareil à avant.
Avant, c’est un papier.
Un bien mais peut-être pas le bien dont elle a besoin.
Un bien parce que c’est ainsi dans les familles, l’accès à la propriété scelle l’âge d’homme, affirme la place au monde en ne faisant que la ratifier et en la laissant aux successeurs.
Elle sort la tête du sable et ce qu’elle voit n’est pas ce qui c’était vu pour elle, ce que tous, les membres de sa famille, les congénères envisagent lorsqu’il s’agit de vivre quelque part. Et elle y a cru aussi, elle a cru que vivre c’était comme habiter, que la sécurité, les années entières consacrées à son acquisition garantissaient ce qui pouvait se dérouler à l’intérieur des murs.
Mais cette décision prise in extremis, le couteau sous la gorge, lui a tout à coup ouvert une curieuse perspective, la propriété, au fond, et elle a dû y aller voir, elle s’en fout, l’investissement aussi.
Le vertige de la débâcle a été fort suffisamment pour porter avec son flux d’autres réponses.
Tout ceci trace d’une pièce à l’autre des lignes qui se dessinent d’elles-mêmes, qu’elle n’a pas encore pu envisager mais qui semblent la diriger finalement vers des ouvertures de l’espace qu’elle n’envisageait pas avant la grande débâcle.
Un vide qui est aussi une possibilité, tout le contraire d’un état de fait mais une possibilité, de partir, de quitter, de changer, de ne pas avoir au cou la force centrifuge des lieux.
C’est lentement que cette mue s’effectue, que la raison du plus fort lui apparait hors des réalités financières mais comme leur initiatrice secrète.
Elle n’est pas faite pour être propriétaire, ça n’a aucune espèce d’importance ni de place sur l’échelle de ce qui compte vraiment dans sa vie, elle le voit avec de plus en plus de précisions, au centre du grand balayage qu’a amené la crise.


                                                                                                                                                                                          2006