Août
est là, suivant Juillet.
La
Cigale est restée enfermée tout l’été.
Elle
ne chante plus.
Elle
n’a pas beaucoup chanté cet été, elle avait la tête ailleurs.
Malgré le ciel d’un
bleu immaculé et la chaleur.
Elle
devait reprendre ses esprits.
Plus
le choix.
Elle
l’a appris il y a quelques semaines, c’est surtout plus de choix.
Maintenant
c’est fait, d’autres choisissent pour elle.
Avant
d’en arriver là, elle a marché longtemps, chantant de tout son cœur, la tête un
peu relevée vers les cieux. Aménageant à tour de bras et de shopping tout dans ce lieu qu'elle adore, plein de choses, vite, partout ici et là dans chacune des pièces, ce bel appartement avec son nom sur la porte et en bas des actes du notaire. Evitant soigneusement de regarder devant, derrière,
elle a marché dans les rues frottant ses ailes l’une contre l’autre, se
chargeant chaque jour de
tous ces jolis objets, ces ustensiles, ces effets.
Puis
elle a marché dans son bel appartement, y déposant toutes ces jolies choses.
Des
objets, des objets.
Des
sculptures et des sacs.
Des
miroirs et des sous-vêtements.
Des
assiettes et des parfums.
Des livres.
Des livres.
Des
jupes et des sofas.
Des
livres et des lampes.
Des
fleurs et des chaussures.
Des livres
Des livres
Des
lunettes et des manteaux.
Achetés
les uns sur les autres, posés les uns sur les autres pour la supporter.
Confusément,
elle se savait poussée par une force aveugle.
Des
forces aveugles.
Ses
forces aveugles, justement, elle ne pouvait pas les voir, ne voulait pas les
voir.
Elle
savait que ça regardait pour elle.
Que
ça marchait derrière elle et que ça calculait.
Mais
elle continuait d’avancer avec un peu de la foi des miraculés. Il allait se
passer quelque chose, quelqu’un allait tout à coup faire irruption dans sa vie
et balayer ses dettes d’un coup de main, de pied, emplir ce trou creusé jour
après jour, elle allait être épargnée, seulement condamnée à longer les abîmes
mais sans devoir y chuter. Voilà, à peu près, ce qu’elle se disait.
Elle
s’en remettait aux lendemains qui comme elle, chantaient.
Elle
voulait continuer à aller de-ci de-là, aller acheter partout et encore partout et
beaucoup, toujours beaucoup et que tout s’arrange.
Á
exister sans compter.
Ce
pourrait être sans fin, un tonneau où les Danaïdes verseraient dans un flot
continu leurs taux à quinze pour cent.
Sans
accroc.
Sans
poser de question, en un clic.
Sans
le sonnant et toujours trop trébuchant de l’argent.
Presque
uniquement pour son plaisir.
Même
si, une fois ce plaisir consumé, elle se sentait à nouveau quelque chose comme
un peu affamée, assise indifférente face à la porte close de ce qu’elle avait
acquis ainsi pendant qu’ailleurs, dans un lieu inaccessible l’attendait
peut-être la paisible sensation de réplétion.
Des
forces aveugles, pourquoi pas.
Mais
aussi, elle en était convaincue, protectrices.
Elles
intercéderaient auprès des banquiers et banquières et plaideraient en sa faveur
pendant qu’elle continuerait à dépenser sans compter.
Sans
pouvoir compter, jusqu’à la nausée.
Elle
est obtuse.
Fermée
depuis toujours à certaines réalités.
L’argent
en est une.
Elle
est fermée à l’argent.
Pour
elle l’argent n’a pas de prix.
C’est
un monde dont elle connait vaguement l’existence mais dont elle ignore la
langue, les mœurs, les valeurs.
Elle
ne connait pas la valeur de l’argent.
Elle
connait bien, elle connait intimement les choses que l’argent permet d’acquérir.
Elle
possède beaucoup de toutes ces choses, elle dit parfois, assez de toutes ces
choses mais ce n’est pas suffisant.
Ce
n’est pas là que se trouve ce qu’elle a, alors elle ferme encore les paupières
pour ne pas voir où elle va et se jette en avant en suivant des yeux une
contravention qui disparaît dans la pluie sous le va-et-vient de l’essuie
glace.
La
pluie a le pouvoir de dissoudre les contraventions et les puissances qui la
font tomber d’absoudre les femmes qui roulent sous leur protection.
Comme
si de rien n’était.
Mais
c’est fait
Elle
y est maintenant.
Voilà,
à force de folâtrer avec les ressources, les prévisions, les budgétisations,
les émissions, les crédits, les emprunts, rien n’est plus.
Tout
est coincé, tout est bloqué et les seuls avis qu’elle reçoit sont les derniers
avant poursuites.
Ils
ne la suivent plus.
Ils
ont tous, les uns après les autres, fini par refuser de jouer en sa compagnie.
Elle
est penchée, ouvrant chacun de ses sacs à main pour y rechercher quelques
pièces de monnaie oubliées, négligemment laissées là, à l’époque où il n’y
avait pas de souci à se faire parce que le souci viendrait plus tard.
Il
est venu.
Il
lui reste un euro et soixante centimes.
Précieux
et dérisoires.
Ce
matin, elle a réalisé qu’elle était aussi coupée du monde.
C’est
fait.
Plus
de téléphone.
Elle
est coupée du monde.
Elle
se pensait coupée uniquement de ce monde-là, le monde de l’argent.
Mais
elle découvre que ce monde-là a aussi des liens avec tous les autres mondes.
Peut-être
même n’y en a-t-il pas d’autre et il s’impose sans recours.
Sans
détours.
De
plein fouet.
Plus
de téléphone, plus de connexion.
Eux
aussi l’ont lâchée.
Ce
matin, c’est fait.
Il
lui reste l’électricité, à peine.
Et
l’eau.
Le
reste est maintenant tout entier englouti sous l’épaisseur du débit.
Elle
sait qu’il est parfois suffisant de tracer une ligne verticale sur une feuille
afin de la séparer en deux parties distinctes.
Une
partie réservée aux gains, l’autre juste à côté, réservée aux dépenses.
Il
est parfois suffisant de garder quelques tickets de caisse, quelques factures
et d’additionner des chiffres.
De
comparer ensuite.
C’est
assez simple.
C’est
un budget.
Il
lui semble que la plupart des personnes autonomes de son entourage considèrent
comme une évidence l’usage de ces deux colonnes et nécessaire le respect de
leur équilibre.
Mais
ce n’est pas possible.
Une
ligne, c’est une ligne qu’elle doit
franchir.
Son
avancée méthodique vers la faillite ne laisse aucune alternative à sa
désorganisation.
Plus,
moins, tout ça au fond, c’est pareil.
Plus,
moins, c’est plus ou moins, ce n’est jamais pour elle.
Elle
pensait pouvoir s’échapper, avec le consentement de ceux-ci qui semblaient avoir
compris qu’elle n’était pas là.
Toujours
ailleurs, protégée par l’oubli bienveillant de la faute qu’ils ne manqueraient
pas de lui pardonner un jour.
Pendant
qu’elle espérait qu’ils fermeraient les yeux, elle avançait, la tête enfouie
dans le sable, à y trouver en creusant le petit quelque chose, à tendre sa
petite carte pour le ramener à la surface, certaine que personne ne prêterait
attention à ce qu’elle amoncelait.
Mais
ils sont arrivés, les uns après les autres, suivis de près par leurs huissiers
et leurs commandements, ils l’ont lentement encerclée.
Ils
se sont tous rassemblés autour du gibet de sa déconfiture, cherchant ici et là
à prélever quelques échantillons de la peau qu’ils vont lui faire.
Le
couperet tombera.
Le
couperet va tomber.
Ce
n’est pas une surprise.
Il
est tombé, sa tête roule dans la sciure,
yeux bandés, les lèvres entrouvertes, brillantes sous un Lancôme
écarlate.
Ils
sont nombreux, groupés autour de la dépouille qu’elle a livrée, encore fumante
de l’estival Herba Fresca des eaux de Guerlain.
Ils
l’attendaient.
Et
elle aussi les attendait.
La
force du coup par contre est surprenante.
Elle
ignorait jusqu’à quel degré leur pression serait intense et se ferait sentir à
la fois dehors et dedans. Ils ont investi le choix du rythme de ses
palpitations, la qualité de son sommeil, l’autonomie de ses pensées.
Elle
ignorait à quel point cela deviendrait lourd, lourd comme ça, en quelques
semaines.
Elle
ignorait à quel point lorsque le glissement commence à s’effectuer, il emporte
tout, tout de la vie qui semblait si facile, elle ignorait comme tout allait
devenir sujet d’inquiétude, tout du matin au soir.
Elle
sursaute quand le téléphone sonne, muet maintenant s’il s’agissait d’appeler au
secours.
Pas
de secours, à qui confier ce lent suicide ? À qui expliquer ce
qu’elle-même ignore.
À
des individus pour qui deux et deux ont toujours fait quatre ?
Que
dire pour se justifier ?
La
part adulte peu sûre, le déballonnage devant la rigidité de la réalité.
De
la souplesse, de la fête, de belles choses, de belles choses tout autour.
Et
surtout, de la légèreté, à tout prix de la légèreté.
La
réalité l’écrase, équipée, derrière la douce joliesse de ses boucles d’oreille
et de ses livres, d’angles si aigus qu’elle s’y heurte à chacun des mouvements
qu’elle fait pour s’en sortir.
C’est
exactement l’expression qui convient, comme il était avisé celui qui l’a créée,
elle cherche à s’en sortir.
Mue
par une énergie dont il lui est difficile d’identifier la source, à part
peut-être en la comparant à celle impliquée, elle l’imagine ainsi, dans une
survie, elle a tourné, retourné tout, dans tous les sens.
Elle
a tourné, contacté ici, là, attendu en se balançant d’une fesse sur l’autre les
réponses des derniers financeurs possibles.
Emprunter
pour rembourser les emprunts. Grouper, assimiler tous les pourvoyeurs, les
assembler tous autour de la seule grande table de son banquet.
Elle
doit se faire financer, elle a expliqué, tenté d’assouplir les rebords rigides
de leur degré de tolérance, expliqué encore.
Ce
ne sont pas des explications, elle essaie de trouver des arguments plausibles,
le destin, la malchance, le cumul d’imprévus, ils sentent bien qu’elle fabule,
c’est une confession, elle tente de se faire pardonner.
Les
chiffres sont là, les délais sont là.
Tout
est là, regroupé autour de son agonie, attendant de voir comment et quand les
fils seront débranchés.
Elle
contacte.
Elle
attend.
Elle
recontacte.
Elle
attend encore.
Les
voix mielleuses des intermédiaires qui lui répondent lorsqu’elle dépose entre
leurs oreilles son dossier chargé deviennent beaucoup plus fermes en lui
donnant la réponse.
C’est
toujours non.
Les
grandes finances, tissant autour d’elle un filet bien serré se passent le mot,
elles parlent la même langue.
Et
cette langue, c’est non.
C’est
une langue qui agit immédiatement comme un désherbant sur sa flore intestinale
mais qu’elle comprend très bien.
Elle
entonne son requiem, elle pose la tête dans ses bras et s’écroule en sanglot
sur son bureau.
C’est
fait, c’est ça.
Elle
périclite.
C’est
sans espoir.
Elle
tente un dernier geste, tend sa sébile une dernière fois auprès de vrais gens
qui peuvent comprendre.
C’est
non.
La
conseillère de la banque ne peut plus rien pour elle.
Elle
est devenue beaucoup moins chaleureuse en lui administrant la vérité. Trop
tard, c’est fait. Plus rien.
Plus
même la conseillère.
Au
retour de cet ultime entretien, en descendant la rue pour rejoindre son
appartement, elle a laissé un court instant passer le frisson d’espoir ténu de quelques
noms.
Personne
ne peut plus rien pour elle.
Personne.
Il
n’y a plus personne à ce point de la déroute.
C’est
sans aucune possibilité d’appel.
Elle
a marché et elle s’est regardée.
Seule,
faisant face à sa dette aberrante.
Une
dette difficile à évoquer publiquement sans avoir en retour l’ironie acide de
quelques commentaires.
Elle
aussi, elle aussi se demande si c’est possible.
Elle
ignore pourquoi c’est possible.
Mais
elle sait comment.
Basculer.
C’est
ainsi que s’est amorcé le mouvement, en basculant.
Et
elle a basculé en fermant les yeux, avec une sorte de griserie, toujours, ça
allait durer toujours.
Une
chute emportant avec elle toute la neige fondue de son découvert, de ses
arriérés d’impôts, de ses amendes impayées, de ses crédits consommation, de ses
crédits pour rembourser les crédits consommation.
Une
avalanche grossissant d’heure en heure.
Menaçant
de l’engloutir, recouvrant tout ce qui l’entoure.
Elle
a simplement beaucoup recouvert, de petites choses plaisantes à regarder, l’appartement.
Et
elle s’est recouverte avec les pulls, les chaussures, les parfums.
Elle
a recouvert les rayons de la bibliothèque avec des tas de livres doux au
toucher et vifs aux yeux.
Voilà,
c’est tout, au fond c’est peu, mais c’est encore trop.
Elle
n’a pas compris que ce qui limite son corps et l’enveloppe limite et enveloppe
le monde dans lequel elle ne peut pas marcher nue.
C’est
un échange.
Elle
a voulu prendre.
Elle
s’est dépensée sans compter.
Serrant
entre ses bras les prothèses polychromes qui devaient cacher sa claudication,
elle revenait au bercail en se sentant accompagnée.
Y-a-t-il
quelqu’un ?
Ça
n’avait pas d’importance.
Elle
avait quelques choses.
Qu’elle
posait aux côtés des autres choses qu’elle croyait avoir, qui l’entourent
maintenant.
Son
corps connait parfaitement cette sensation.
Une
brusque sensation de danger imminent pénétrant comme un virus dans la pensée.
Comment
faire ?
Quoi
faire ?
Il
y avait toujours eu une solution, avant.
Elle
a déjà souvent frôlé le précipice mais elle se raccrochait au téléphone qu’elle
décrochait.
Il
suffisait de jouer le jeu et de ne pas trop s’appesantir sur les modalités de
crédit et les pourcentages.
Se
reconstruire en utilisant les pierres en cartons des réserves liberté.
En
restructurant à tout va.
Prendre
ici pour combler là.
Un
exercice de funambule où elle se maintenait d’aplomb grâce à la rapidité des
versements de fonds, regardant toujours loin au-delà, de l’autre côté pour ne
pas voir le vide.
Elle
empruntait pour rembourser.
Elle
remboursait pour payer.
Elle
payait pour payer.
Qu’importe.
L’argent
n’a pas de prix.
Elle
achetait l’argent.
Mais
finissait chaque fois par y flamber presque vive et en toute urgence convoquait
les organismes, les instances, les priant de faire quelque chose pour éteindre
sa combustion.
Jusqu’alors,
ça avait marché, les banques l’avaient suivie dans ces restaurations.
Elle
appartenait à la grande confrérie des clients privilégiés.
La
tension baissait, c’était gagné encore pour cette fois.
Venait
alors le temps des mea culpa, les vœux pieux et les colonnes de chiffres.
Compter.
Prise
dans l’étau de la pénitence, elle s’est rachetée complètement plusieurs fois.
Décidant
avec une ferveur plus ou moins crédible de repartir du bon pied.
Il
lui en restait un, toujours et c’est suffisant.
Elle
sacrifiait le chéquier, elle maudissait les cartes puis les découpait en
morceaux minuscules qu’elle jetait aux ordures dans un grand mouvement de
rédemption.
Compter.
Faire
les comptes de cet argent qui après tout n’était que le sien.
La
juste rémunération de ses efforts quotidiens depuis tant d’années.
Le
fruit de sa sueur.
Compter
avec ce qu’elle avait au lieu de dépenser sans compter.
Se
redresser.
Repartir.
Se
refaire.
Fin
du cycle.
Elle
tournait sans fin à l’intérieur d’un cercle où alternaient les répits et leurs
projets fous suivis quelques mois plus tard par les dépits et la reconnaissance
consternée de sa folie sans projet.
Des
états.
Successifs.
Elle
passait sa vie dans une alternance de tension et de relâchement.
Mais
toujours accroupie au creux de la vague, jusqu’alors, elle s’attachait à Cofinoga comme le noyé enserre le cou de
celui qui le sauve.
Toujours
trop près, toujours trop fréquent, toujours trop cher, elle lui rendait grâce
de lui maintenir le menton hors de l’eau.
Une
brève détente qu’elle utilisait pour se redresser.
Se
redresser.
Repartir.
Se
refaire.
Se
poursuivre sans répit, jamais quitte, jamais finie.
Elle
se voulait impeccable et se découvrait constamment défectueuse de la tête aux
pieds.
Des
orifices dans son apparence, dans sa culture, dans sa pensée, dans ses amours.
Des
tas de trous vastes, si vastes que rien ne suffisait jamais à les combler.
Que
rien ne suffisait jamais à la combler.
Que
rien ne suffisait jamais à combler le découvert qui la laissait dépouillée à
ses propres yeux malgré les couches d’apprêt dont elle s’enduisait.
Portée
par les choses et leur réponse immédiate, elle n’avait pas de place laissée
pour les questions de son besoin.
Elle
le prenait pour son envie, impérieuse, aveuglante et le créait à partir de
rien, sans répit, jamais satisfaite et toujours fuyant vers l’avant de ce qui
lui manquait.
Surmenée
et impuissante face au vide.
Un
goût pour le sabotage que les jets d’adrénaline maintenaient bien au chaud
lorsqu’après la profusion de codes et de renseignements à communiquer et les
dix minutes d’attente au téléphone un nouveau renfort lui était apporté.
Mais
en ce moment, il était bien trop tard,
elle avait épuisé leurs seize cinquante pour cent, leur dépannage en deux
jours, leur formule expresso, inutile, inutile, elle refusait de penser à
Cofinoga.
D’autant
qu’ils étaient plusieurs.
Il
est possible qu’y penser, y penser vraiment, sans retenue, aurait éveillé une
haine blanche.
Pour
elle, pour eux.
Pour
cette impuissance à comprendre où siégeait cette compulsion dont elle sentait
la glaire des tentacules l’effleurer.
Une
haine sans aucune forme, une haine sans prix.
Cette
fois, elle a glissé, il n’y a plus de bord, plus de margelle.
Plus
rien que la chute vers un lieu dont elle ignore encore tout puisque c’est à
elle de le construire et qu’elle n’a aucun matériau à sa disposition.
La
recherche d’une solution, de la solution brûle toute son énergie, consume le
peu de calories qu’elle ingère par jour.
Elle
est dévouée corps et âme à trouver une issue.
Plus
de choix.
Le
jour.
La
nuit.
Plus
le choix.
Elle
se réconforte mal en pensant à tous ceux qui dans les mêmes circonstances
s’étaient retrouvés en prison parce qu’ils n’étaient pas nés sous les bons hospices
d’une société néolibérale.
Elle
regrette l’époque rude des monts de piété.
Bien
que se séparer de ce qui l’a ainsi rassemblée semblerait déplacé.
L’insomnie
est besogneuse.
Toutes
les solutions sont envisagées, démembrées puis abandonnées.
Elle
le vérifie, elle ne trouvera rien sous les sabots du cheval qu’elle monte, il
avance difficilement à travers les menaces de saisies.
Elle
ne volerait jamais sauf à son propre secours.
Qu’elle
se le dise.
Qu’elle
y songe.
Elle
y songe, sans arrêt.
Tout
est à remettre en place, mais pour l’instant il y a la place mais rien n’à
mettre dedans.
L’épreuve
passe par le jeûne et en ouvrant la porte du réfrigérateur c’est ce qu’elle
voit.
Rien.
Ce
soir rien.
Pas
absolument rien.
Les
restes des restes.
L’inventaire
est fait rapidement.
Qui
évidemment amène à ébullition avec l’eau des dernières pâtes le nouvel horizon
de la nécessité.
Elle
aurait pu s’effondrer dans l’assiette.
Mais
curieusement, le soin qu’elle prend à assaisonner sa pitance d’un peu de sauce
africaine aux piments Jalapanos, oubliée là depuis des mois dans un coin, lui
confirme un fait dont elle commence à peine à saisir l’importance.
Lorsqu’elle
ouvre la porte de son réfrigérateur, elle négocie avec le vide sidéral qu’elle
doit mettre au menu.
C’est
tout un travail, celui de se placer dans le manque de tout et l’avenir
interrompu.
Mais
quelque chose, là-bas, loin dans les antres de ses desseins obscurs est
satisfait.
Elle
pourrait crouler sous la déchéance, se livrer pieds et poings liés à son propre
abandon.
Elle
ouvre la boîte de sardines et pense que ce dont elle se nourrit maintenant la
pousse de force vers un territoire non balisé.
Cette
épreuve qu’elle a appelée du fond de son chéquier lui décille un œil dont elle
ignorait la présence.
Il
regarde le fond et c’est bien le fond.
Qu’elle
touche mais sans périr.
Elle
ne mourra pas.
Et
le moment de l’idée salvatrice est venu, comme toujours, pendant la nuit.
Elle
découpait le ciel au-dessus du toit, dominant de son quatrième étage les basses
besognes de la comptabilité.
C’était
un appartement comme celui-ci qu’il lui fallait, haut placé, d’où elle pouvait
prendre le recul nécessaire, s’isoler loin des cacophonies et regarder sans
tricher ses contradictions.
Surtout
le soir, surtout la nuit quand plus un bruit ne venait déranger ses appels au
calme.
Les
banquiers dormaient eux aussi.
Leurs
logiciels peut-être moins.
Mais
elle gardait précieusement ce moment clandestin pour se persuader que la
solution allait lui apparaître.
Et
elle était apparue.
Elle
allait vendre.
Vendre.
Son
chez-soi.
Sa
tanière.
Son
donjon.
Fini.
Elle
allait vendre et négocier avec son successeur son droit d’aînesse en restant
dans les lieux.
Devenir
sa propre locatrice.
Les
journées suivantes se condensent autour de cette idée, elle retrouve son rythme
naturel, l’énergie indéfectible du passage à l’acte et de la résolution, son
élément naturel.
Agence
et experts et discussions se succèdent au pas de charge laissant s’ouvrir une
légère fissure dans la chape du plomb qui commençait à l’ensevelir, où elle
sent passer une légère brise qui lui ouvre le plexus et lui remet une suite
dans les idées.
On
ferme.
Elle
s’active, souriante.
Elle
organise elle-même les visites de son fief.
Servez-vous.
Ça
va lui faire du bien.
Elle
vend son bien.
La
seule chose dont elle n’aurait jamais pensé se défaire, avant, quand elle
pensait encore pouvoir être comme tout le monde.
Il
y a l’urgence, il y a l’urgence, les ombres se meuvent et se resserrent.
Ailleurs
on s’occupe d’elle.
Elle
les enjoint d’attendre, ça vient, ça prend forme, le sauvetage opéré par sa
propre ambulance, la sirène de leur législation a entaillé son innocence mais
elle leur demande un répit.
Le
temps de séduire un acquéreur, de signer, d’attendre, de signer à nouveau et
elle leur jure, c’est fait.
Elle
s’assoit sur cette décision, dure au contact mais saine.
Elle
est entourée d’un silence étrange où seules ses paroles de bienvenues aux
futurs propriétaires résonnent.
Ils
aiment, les futurs propriétaires, ils aiment les lieux et elle les comprend,
elle les aime aussi.
En
trois jours, l’affaire est faite.
Elle
s’apprête à sentir le sol vaciller sous ses nouveaux chaussons mais il n’en est
rien.
L’effet
est dilué, encore trop impalpable pour qu’elle puisse y trouver sa place.
Et
puis, et puis
Elle
ressort des abysses.
Ici
encore, livres et lampes, bruit lointain de la ville qu’elle ignore, tout assez
pareil à avant.
Avant,
c’est un papier.
Un
bien mais peut-être pas le bien dont elle a besoin.
Un
bien parce que c’est ainsi dans les familles, l’accès à la propriété scelle
l’âge d’homme, affirme la place au monde en ne faisant que la ratifier et en la
laissant aux successeurs.
Elle
sort la tête du sable et ce qu’elle voit n’est pas ce qui c’était vu pour elle,
ce que tous, les membres de sa famille, les congénères envisagent lorsqu’il
s’agit de vivre quelque part. Et elle y a cru aussi, elle a cru que vivre
c’était comme habiter, que la sécurité, les années entières consacrées à son
acquisition garantissaient ce qui pouvait se dérouler à l’intérieur des murs.
Mais
cette décision prise in extremis, le couteau sous la gorge, lui a tout à coup
ouvert une curieuse perspective, la propriété, au fond, et elle a dû y aller
voir, elle s’en fout, l’investissement aussi.
Le
vertige de la débâcle a été fort suffisamment pour porter avec son flux
d’autres réponses.
Tout
ceci trace d’une pièce à l’autre des lignes qui se dessinent d’elles-mêmes,
qu’elle n’a pas encore pu envisager mais qui semblent la diriger finalement
vers des ouvertures de l’espace qu’elle n’envisageait pas avant la grande
débâcle.
Un
vide qui est aussi une possibilité, tout le contraire d’un état de fait mais
une possibilité, de partir, de quitter, de changer, de ne pas avoir au cou la
force centrifuge des lieux.
C’est
lentement que cette mue s’effectue, que la raison du plus fort lui apparait
hors des réalités financières mais comme leur initiatrice secrète.
Elle
n’est pas faite pour être propriétaire, ça n’a aucune espèce d’importance ni de
place sur l’échelle de ce qui compte vraiment dans sa vie, elle le voit avec de
plus en plus de précisions, au centre du grand balayage qu’a amené la crise.
2006