Le lilas





C’était un nœud coulant.
Le premier cri s’enroula autour de son crâne et le compressa immédiatement.
Il découpa d’un coup tranchant l’obscurité et une éclaboussure acide lui ouvrit les yeux.
Elle s’assit d’un bond.
Elle ne pouvait pas résister.
Il lui était impossible de résister.
Elle tourna lentement la tête et quelques-unes des images encore collées à ses paupières glissèrent sur le dos large, allongé à ses côtés, contournèrent l’épaule qui sortait du drap et se posèrent sur la main gauche posée sur le haut de la cuisse dont les doigts vibrèrent légèrement.
Il dormait.
Il résistait à ces appels nocturnes quotidiens depuis plus de douze semaines maintenant.
En se redressant pour s’appuyer contre le mur, elle pencha la tête sous le poids de son cerveau plein de plomb.
Puis décida d’attendre quelques minutes pour évacuer le sommeil stagnant au fond de ses orbites.
Soulever de son corps la fatigue épaisse qui l’enveloppait comme une couverture.
Un édredon.
Chaud mais raclant de sa trame usée les pointes acérées de sa tolérance.
Le cri monta le long de la paroi, traversa la largeur de la pièce et en heurtant le plafond, s’interrompit quelques secondes.
Elle accrocha immédiatement au silence son cerveau exsangue, y appuya tout entier son front  qui resta en arrêt, suspendu dans ce soudain relâchement du temps.
À peine.
Puisque c’était à chaque fois comme un nouvel essor, après, la détente subite de tout ce qui s’était compressé pendant cette courte trêve.
Une explosion.
C’était un nœud coulant.
Son cri la pourfendait.
La rage d’affirmer ce droit à exister n’avait pas d’épuisement, elle s’approvisionnait à la source immémoriale de l’élan vital.
Elle sentit à nouveau la pesanteur de sa défaite cuisante, la victoire sans appel de l’armée de la survie.
L’armée mal organisée mais sans patience de la pérennité.
Cette rage ne s’épuisait pas.
Elle épuisait sa mère.
C’était désarmant.
C’était alarmant.
Le cri de sa fille réclamait quelque chose.
Par la béance de la bouche.
Un trou dans la nuit.
Une puissante décharge qui les réveillait presque simultanément toutes les deux en sursaut, tétanisait leurs corps.
Un cri qui s’alimentait de son propre épuisement, qui s’alimentait de l’air bloqué dans ses hoquets, qui s’alimentait des traces restées accrochées à ses cordes vocales.
Un cri sans fin, martelé, scandé, acharné.
C’était tellement alarmant.
Un cri connu et étranger.
Exigeant chaque nuit son tribu en emmêlant sans frein des forces contradictoires et obscures.
Perçant les minces parois du temps, les traversant et se jetant sans limites dans l’espace.
Son cri était son corps.
Il aspirait sa fille tout entière, la tordait, tordait ses mains.
Elle, là et ses mains inutiles.
Elle, là rendue aveugle par le cri de sa fille.
Et qui perdaient toutes deux la raison.
Sa fille n’avait plus de raison.
Plus aucune raison de pleurer.
Elle devait trouver un point, une suture pour fermer cette bouche grande ouverte, reprendre le fil qu’elle essayait de suivre et qui se perdait dans le vide exaspérant de ce tumulte qu’elle n’arrivait pas à faire taire.
Coudre sa bouche.
Qui la réveillait chaque nuit.
A n’importe quelle heure.
Depuis cinq mois, chaque nuit, usant lentement toutes ses ressources, ponçant ses résistances au siccatif du manque chronique de sommeil.
Elle cherchait à se déprendre.
À comprendre, depuis le début, à trouver une solution.
Elle aurait peut-être dû la laisser pleurer.
Laisser cette énergie sourdre de sa source et  enfin s’épuiser.
La laisser se disséminer dans le silence de toute la ville endormie.
Mais la boucle se serrait autour de sa gorge.
Si elle s’étranglait ?
Elle se leva d’un bond.
Sa fille mourait de faim.
Sa fille se noyait dans son urine.
Pieds nus, elle se précipita dans la chambre.
Son cri la laminait, les étouffaient toutes les deux dans les exigences de ses organes.
Chaque nuit, ses pas qui traversaient la chambre dans le noir et s’avançaient vers le berceau la conduisaient vers l’immolation de ses espoirs.
Elle n’y arriverait pas.
Elle échouait complètement là où la plupart des femmes fredonnaient, insouciantes, les berceuses dispensatrices d’aménité.
Là où leurs mains s’ouvraient et enveloppaient les corps des nouveaux nés, les glissant sous la précieuse étoffe de leur bras arrondis, elle pouvait à peine rattraper sa fille avant la chute.
Elle saignait, tout en elle saignait, expulsant l’embryon de ses rêves maintenant saturés d’incompétences.
Son ventre, le ventre de sa mère et celui de la mère de sa mère se répandaient à travers ses bras grands ouverts qui soulevèrent le bébé, passèrent rapidement la main à plat sur le drap pour vérifier si rien ne dépassait et le blessait.
Vérifier.
Les uns après les autres les gestes se succédèrent.
Les compétences acquises leur donnaient l’envergure nécessaire.
Elle la déshabilla, ôta sa couche
Une aisance, un savoir-faire.
À  l’arrière, ses yeux sans sommeil la brûlaient.
La même dextérité mécanique qu’un ouvrier à la chaîne.
Sans y penser.
Puis elle commença à chantonner, doucement.
Elle passa sur les fesses propres le baume adoucissant et la mélopée de sa voix.
En remettant le pyjama, elle crut quelques secondes qu’elle avait gagné.
Le silence.
Elle souleva doucement le corps détendu de sa fille et le serra contre elle.
Dans l’obscurité, elle marcha lentement dans la pièce, glissant sur le sol pour éviter tout sursaut.
Une onde lente commença à les envelopper toutes les deux.
En chantonnant, elle oublia la fatigue, toute appliquée à ressortir le petit corps encore chaud d’entre les flammes.
Elle l’approcha au plus près d’elle.
Au plus près de sa présence maternelle, entière, grande ouverte sur le bien-être de leur silence commun.
Mais elle avait dû encore cette fois serrer un peu trop fort.
Le cri qui explosa alors la défigura.
Elle sentit sa présence maternelle lui échapper en ruisselant de partout.
Et entre elles deux souffla un air si glacial que tout son corps en frissonna.
Qui emporta le confort encore et l’abandon.
Elle éloigna un peu d’elle le corps contracté de sa fille.
Elle se dirigea vers le lit et s’assit, dos au mur.
Machinalement elle déboutonna la veste de son pyjama et offrit son sein pour la faire taire.
Son sein oxydé, laminé par les questions suspendues, se balançant en heurtant à chaque passage les hématomes violets de son manque de sommeil.
Ses seins avaient été lourds, si lourds et si tendus que le moindre effleurement était insupportable.
Le lait qu’elle produisait à profusion trempait ses chemises de nuit et elle avait dû offrir à d’autres nouveau-nés moins chanceux la générosité de ses mamelles.
Elle en avait été fière.
Ses seins minuscules, auxquels tous avaient prédit un avenir sans grâce validaient sa mission génitrice en alimentant l’étage entier de la maternité.
Les trayeuses mécaniques venaient deux fois par jour lui soutirer le divin breuvage et elle en éprouvait un soulagement immédiat.
Ses seins étaient les soutes pleines à craquer de sa parturition toute neuve.
Le lait coulait sans limite sur le mirage de vendanges abondantes, il la classait au rang des matrones chevronnées alignées derrière elles.
Et sa blancheur en sortant de son corps éclairait les zones restées sombres de cette première expérience.                            
Mais le moratoire des cinq mois d’allaitement auxquels elle s’était astreinte avait rendus à ses seins toute leur insignifiance.
La bouche plaquée sur son mamelon commença à téter mais elle sentit qu’elle aspirait du vide.
Du vent.
Elle était réduite à un courant d’air.
Elle aurait pu rester ainsi toute la nuit, accrochée par ses mamelles à sa fille enfin muette.
Sacrifiant sa mission grandiose, abandonnant tout.
La fertilité, le lait, la matrice féconde, tout.
Liquidé pour un moment de silence.
Celui-ci, qui lui délia soudain la nuque.
Sur la pointe du sein, elle s’enfonça avec sa fille dans un brouillard bienfaisant.
Le silence qui s’abattit sur la maison tomba sur son cerveau pesant et ferma ses paupières surchauffées.
Ses seins avaient été tellement lourds.
Elle glissa toute entière dans l’enveloppe molletonnée du repos.
Son corps frémit et se relâcha d’un coup 
Lorsque ses bras se détendirent, emportés par la vague, la bouche de sa fille fût brutalement séparée du mamelon et s’ouvrit sur le vide.
Le cri déchira tout.
Le silence.
Le voile qui la séparait enfin du monde.
Elle sentit se fendre sa coquille et un scalpel suraigu inciser d’un bout à l’autre la membrane irritée de son cerveau.
Son corps entier se raidit et ses doigts se resserrèrent pour accrocher le dernier pan de son inconscience.
Ils retournèrent leur fille sur son ventre et la frappèrent d’un coup sec à la hauteur des fesses.
Ce fut une claque minuscule, une tape insignifiante amortie par l’épaisseur de la couche.
Ce fut une erreur affreuse.
Une faute impardonnable.
Ce fut une erreur affreuse.
La honte la sortit de son engourdissement, toute entière, d’un seul coup.
Ce fut une faute impardonnable.
Ce corps si petit.
Qui continuait à hurler, se cabrant et clamant si haut, si fort l’étendue de sa colère intarissable.
Elle le serra tout contre elle.
Elle embrassa son front, tentant de poser dans ce baiser l’apaisement du feu dévastateur qui les consumait toutes les deux.
Elle se leva.
Sa fille collée contre sa poitrine encore dénudée, elle commença à se promener d’un bout à l’autre de la chambre.
L’autre corps allongé dans le lit n’avait pas bougé.
Elle ne savait pas comment le dire ni à qui mais ce qu’elle sentait alors c’était qu’elle se sentait absolument seule.
Il aurait fallu que le sommeil l’isole encore un peu plus.
Que l’oubli lui permette de réparer son méfait, de l’éloigner d’elle en le fondant quelques minutes dans le vide sans bord d’une perte de conscience. 
Allant et venant dans la chambre obscure, elle ballotait mécaniquement le corps convulsé d'insatisfaction de sa fille.
Qu’elle reprenne son souffle.
Qu'elle se taise un peu..
Une note sortit de sa bouche fermée, une pâle mélodie, la suite à peine de ce qu’elle avait fredonné quelques minutes plus tôt.
Une heure plus tôt ?
Une note en sortit, la suite à peine de ce qu’on avait dû lui chantonner à l’oreille des années plus tôt.
Les airs, les rengaines, les berceuses qu’elles connaissaient toutes.
Qu’elle devait bien pouvoir bredouiller aussi, chaque nuit depuis cinq mois vers deux ou trois du matin.
Le son de sa propre voix l’humilia un peu plus.
A travers la limaille opaque, elle fixait le visage gris bleu, grand ouvert de sa fille.
Ses yeux plissés, son front plissé, ses joues plissées jusqu’aux oreilles, tout craquait.
De quel mal ?
De quelle plaie secrète ?
Rien n’y faisait.
Ecrasées sous la puissance des cris qui continuaient sans faillir de les précipiter toutes deux contre les murs de la chambre.
Et le sommeil sans appel de Papa éteignait encore plus autour de leurs deux corps serrés l’un contre l’autre toute lueur d’apaisement.
Elles allaient et venaient.
Dans le noir.
Ils en parlaient parfois le soir.
En dînant.
Ils en parlaient parfois le matin.
Lorsqu’elle sortait du lit à tâtons, levait les yeux vers le fond de sa journée en baissant les épaules.
Elle s’asseyait en face de lui, blême.
Elle tournait lentement la cuillère dans son café, affaissée et presque inquiète par le silence qui lui semblait régner dans la maison.
Depuis quelques semaines elle passait sa vie au cœur de son inquiétude à attendre que le silence se brise, à guetter la seconde où il se disperserait en signaux d’urgence auxquelles elle ne comprenait plus rien.
Elle entrait dans chacune de ses journées comme en convalescence.
Il déjeunait.
Les questions qu’elle aurait voulu lui poser s’amoncelaient en petits croissants bleus sous ses yeux.
Elle le regardait accélérer l’allure, lui répéter qu’il savait, qu’il était désolé, que tout allait bientôt rentrer dans l’ordre.
Et prenant son menton dans la paume de sa main, il embrassait sur les deux joues le fichu caractère de la fille et celui de la mère, d’un seul mouvement puis refermait la porte sur le désordre qu’elles occasionnaient.
Elle restait assise et sentait son caractère menacer de s’effondrer.
Elle attendait.
Les premières heures de la matinée ressemblaient à un sommeil bref.
Le seul moment où son corps pouvait un peu se déployer.
Parfois, le poids de sa tête emplie de gaz l’emportait au travers de la lumière gris bleu de la journée qui devait pourtant commencer.
C’était un soupir.
C’était un soulagement.
Elle n’avait plus, pendant quelques secondes, besoin de se supporter.
Elle lâchait son nouveau rang devenu si difficile à tenir, lâchait sa fille et s’oubliait sous les minutes sacrées qui lui coulaient entre les yeux.
Elle restait assise là parfois pendant presque une heure, à attendre dans la quiétude étonnante de cette ankylose que la vie reprenne place dans sa boîte crânienne.
Incapable d’autre chose que d’attendre.
Que sa fille lui rappelle qui donnait les ordres et la ramène à la raison.
Elle réussit, en s’accrochant au jour bleu qui entrait dans la pièce, à se lever.
Puis  lentement l’échauffement qui rendait le poids de sa tête insupportable s’apaisa et les vibrations de tout son corps s’organisèrent en gestes ralentis mais sûrs.
Sa journée commençait.
Puisant dans les ressources, grattant, secouant.
Elle débarrassa la table du petit déjeuner.
Chargea et démarra le lave-vaisselle.
S’apprêta à trier le linge.
En sortant du panier les vêtements de sa fille, elle plongea le nez dans cette odeur si douce et forte.
Cette odeur propre à chaque bébé mais incomparable.
Cette merveilleuse odeur animale et sophistiquée.
La reprise de ces activités remettait de l’ordre.
Dehors, dedans.
Elle confiait les limites incertaines de son endurance à la main ferme de ses savoir-faire.
Et les choses s’organisaient.
Organisaient la masse confuse de la fatigue accumulée.
Lorsqu’elle entendit les premiers signes envoyés de l’étage, elle était prête.
Elle pouvait commencer à interpréter la musique de chambre qui les berçait, sa fille et elle, leur donnant le tempo assuré des évidences harmonieuses.
Les allers et venues de ce vibrato délicieux emplissaient la pièce de glouglous, de cliquetis, de clapotis.
Avec des gestes lents d’experte, elle la baigna, lui tenant fermement la nuque et plongeant ses yeux dans son regard voilé, lui offrit la prolifération du monde.
Puis elle massa son dos, appliqua sur tout son corps une crème apaisante qui sentait la myrtille et l’hôpital.
Sa fille vadrouillait, gazouillait, s’appliquait à recevoir ce qu’elle essayait de donner sans compter.
Sa fille parlait, elle parlait et reprenait, avec la confiance tellement moins fuyante sous la lumière du jour, la détermination qui les enveloppait toutes deux de son voile léger.
Elle sortit de l’armoire un petit costume gris perle et rose, s’imprégna de son parfum d’innocence et l’enveloppa autour du corps tendre.
Lorsque sa fille fût prête, rayonnante, parfumée.
Son bijou.
Sa reine.
Elle décida de les sortir toutes les deux.
Le temps doux, la lumière diffuse, évidemment la brise légère, autant de signes donnés à leur mutuel rétablissement quotidien.
La nuit était partie.
La nuit finissait toujours.
Les flux et les reflux de sa précarité maternelle, l’ombre portée des doutes, la solitude dévorante, tout avait disparu dans la fin de matinée printanière et l’apaisement de sa fille si brillante.
Lumineuse petite fille bonne à croquer.
Elles allaient toutes deux s’enfoncer dans la restauration d’une paix sans écailles.
Elle allongea le bébé dans le landau et le couvrit soigneusement.
Elle se couvrit soigneusement et elles pénétrèrent toutes deux dans le liquide amniotique de cette fin de matinée.
Les appels vibrants de cette nature excitée tout  autour d’elles ajustaient leurs diapasons à cette maternité brouillonne et inculte.
Sa fille, les yeux grands ouverts, observait tous les muscs et les pollens.
Elle allait l’emmener dare-dare mesurer les dissemblances et les écarts.
Elle marchait en poussant sa fille à travers les nuances innombrables.
Cette journée magnifique était là pour elles.
Pour elle et sa fille.
Elles avançaient, longeant les villas où les iris et les dernières jonquilles se rangeaient pour leur faire une haie d’honneur.
La vitalité omniprésente formait sur l’avenir de leur union un arc protecteur.
Un toit où abriter leur advenir l’une à l’autre et l’élever au rang des grandes réalisations.
C‘était bien.
Chacune des fleurs croisées, chacune des senteurs encore effarouchée par le vent vif et l’air tout neuf célébrait un rituel silencieux et organique.
Une renaissance sempiternelle accueillant sa propre naissance.
Au fond du landau, protégée de la lumière et de la fraîcheur, le bébé s’endormit.
Elle sentit la lumière et la fraîcheur gonfler sa poitrine.
Elle marchait et elle avait envie de donner quelque chose.
D’offrir quelque chose.
Elle avait besoin de communier avec ce moment plein à craquer des rythmes immuables.
Elle en faisait partie.
Elle en faisait partie n’est-ce pas ?
Poussant toujours devant elle l’apaisement de sa fille, elle passa devant une maison désertée depuis longtemps où la végétation avait abondamment repris ses droits et explosait sans limite, le long de tous les murs,  partout dans le jardin.
Deux lilas double énormes débordaient insolemment par-dessus la clôture.
Le blanc.
Le blanc était magnifique.
Rien n’avait encore rouillé l’arrogance de cette unique floraison annuelle.            
Magistrale.
Ephémère.
Les gerbes étaient à l’extrême bord de leur maturité.
Prolifiques et impeccables.
Par vagues entières, elles déferlaient sur la rue.
Un parfum tel.
Un parfum épais, rendant presque opaque les contours de l’endroit.
Elle s’arrêta.
C’était trop.
C’était presque trop.
Les signes que lui envoyait cet arbre.
Ceux de son appartenance.
De sa vocation.
Gorgée d’odeur et de ferment.
Elle s’arrêta.
Sa fille dormait.
Le sommeil de sa fille, c’était une des choses qu’elle pouvait aisément mesurer.
Chaque millimètre de ce visage inconnu et pourtant si intime lui était lisible.
Toute la peau de sa fille s’exprimait sans limite et elle en comprenait chacune des formules.
L’alchimie du repos.
Dans ce sommeil profond et l’ondée bienfaisante des grappes du lilas, elle oublia un instant les tensions des mystères.
Les sombres questions posées à bouche grande ouverte par cette minuscule gamine détendue maintenant jusque dans la texture de ses cellules.
Elle bloqua les roues du landau.
Il fallait qu’elle offre quelque chose à quelqu’un.
Partager et prendre.
Et l’inverse.
Elle se hissa sur la pointe des pieds et franchit le fossé qui la séparait des branches pendant sur la rue.
En prenant appui sur le béton de la clôture, elle tendit les bras et saisit la plus proche.
Au passage, le blanc impérial inonda d’une lumière brutale l’espace encore assombri de ses derniers doutes.
Elle cassa la première tige et s’agrippant au rebord, atteint la deuxième, plus lourde encore.
Ils avançaient dans sa direction depuis quelques minutes déjà.
Elle les avait vu mais ça n’avait pas assez d’importance.
Elle était trop affairée par l’urgence d’offrir à cette journée l’empreinte de cette construction réciproque.
Enserrée par le luxe et le parfum.
Elle appartenait à sa fille.
Sa fille appartenait au lilas.
C’était simple.
C’était splendide.
Et ça sentait tellement délicieusement bon.
Ils avaient avancé donc.
Trois sexagénaires ordinaires, promenant leurs organismes ralentis avant le déjeuner.
Les deux femmes marchaient en avant, parlant entre elles.
L’homme les suivait à quelques mètres.
Elle n’avait rien vu.
Pas assez vu.
Ce fut celle de gauche qui ralentit en premier pour détailler la scène qui se déroulait près du mur et donner le signal de l’attaque.
C’était son mur.
C’était un lilas qui appartenait à quelqu’un.
Ç’aurait pu être son mur.
Ç’aurait pu être son lilas.
Le lilas débordait dans la rue.
Mais ses racines plongeaient dans l’idée sacrée de la propriété, dans le terrain privé protégé par le mur.
C’était clair.
La femme avait trouvé une source de nouvelle indignation.
La femme avait trouvé un but.
Le groupe entier s’immobilisa et spontanément se souda.
Leurs racines petite-bourgeoises plongèrent en un seul mouvement le long de celles du lilas dont elle contestait si hardiment la possession.
Elle n’avait rien vu, rien entendu.
Concentrée sur le bouquet final et étourdie par la pesanteur de son arôme.
Ils restèrent groupés, coude à coude, et se maintinrent à quelques mètres.
Ils s’immobilisèrent à la hauteur du landau, lui faisant face.
Elle était surmenée.
Elle était de dos, le genou en appui sur le béton couvert de mousse.
Encore quelques minutes d’effort et elle pourrait déposer sur sa fille le trophée immaculé de leur victoire.
Ce fut l’homme qui prit la parole.
Elle sursauta.
Elle sentit que quelque chose traversait l’espace et tourna brusquement la tête.
La voix forte la décrocha du mur et elle s’agrippa à la branche qu’elle allait arracher.
Elle reçut de plein fouet leurs mâchoires crispées par sa conduite lamentable.
Ils échangèrent entre eux quelques sourires d’acquiescement.
Elle faisait leur unanimité.
Ils la dévisageaient méticuleusement et leur bistouri redresseur de torts coupait dans sa peau de fines lamelles transparentes.
Ils se groupaient autour du bûcher de sa condamnation.
Ils l’arrachaient du tronc, la plaquaient au sol.
Là où était sa place.
Ils soulevèrent le landau de l’infamie et menacèrent de lui arracher l’enfant.
Le témoin innocent de sa décrépitude.
Elle chercha une réponse.
Sous l’odeur pesante des branches qu’elle tenait dans ses bras, elle plongea quelques secondes son cerveau entier pour se trouver une justification.
Mais la beauté de la gerbe blanche et verte était d’une telle évidence qu’elle n’en trouva pas.
Ils ne l’insultèrent pas.
Ils n’en avaient pas besoin.
Elles hochèrent gravement la tête et l’une d’elle, dans l’éjection glaciale d’une petite haine familière et bien propre, tendit un doigt tout enduit d’opprobre en promettant à sa descendance des déboires et des ratages sans fin.
Elle suivit la direction que lui désignaient cette femme et son regard entrant dans la pénombre de la capote, s’arrêta sur le visage de sa fille.
Elle s’obstinait à dormir malgré les proclamations venimeuses qui l’entouraient depuis quelques minutes.
Sa fille était restée tout ce temps parfaitement immobile.
Elle discerna un mouvement léger à la limite du front et des cheveux.
Celui qui appuie une question, un doute.
Ils avaient accompli la curée vaillamment, chacun protégeant l’autre qui le promouvait en justicier des causes philistines.
Ils s’essoufflaient un peu et les dernières salves furent tirées avec beaucoup moins d’entrain.
Les plis autour des bouches s’affaissèrent.
Les épaules se haussèrent, leur âge leur fût restitué.
L’air s’était empli d’un dépôt acide.
Elle tenait encore serré contre elle le symbole de sa disgrâce.
Le lilas ne sentait plus rien.
Les tiges que ses mains serraient l’avaient coupées définitivement de ses prétentions à l’apaisement.
Elle les observa longuement s’éloigner du champ où elle avait perdu la bataille de sa dignité maternelle, de ses illusions.
Ils continuaient à la mâcher avec dégoût.
Elle pouvait sentir encore s’arracher d’elle quelques pièces sous leur agitation et la véhémence de leur manducation.
De temps à autre l’un d’entre eux se retournait et tentait de recracher le plus loin possible les fragments immangeables de toutes ces générations perdues.
Maintenant, elle devait rentrer.
Rentrer en elle toute la saleté qui s’était déposée tout autour d’elles.
Elle avait à choisir.
Rentrer avec sa fille.
Rentrer avec le bouquet de lilas.
Ils avaient clairement condamné toute autre issue.
Il lui aurait fallu laisser sa fille, laisser sur son ventre le bouquet.
Et partir.
Regagner l’opacité de l’incompétence.
Seule.
Il lui aurait fallu leur confier sa fille.
Parce qu’ils avaient su lui signifier que certains pouvaient.
Et d’autre, non.
Il y avait eu une erreur.
Et ça, elle le savait depuis longtemps.
Elle devait payer.
Elle jeta le bouquet au pied du mur de sa honte.
Le sillage de son parfum s’insinua brutalement dans ses sinus, lui heurtant l’intérieur du crâne comme une massue.
Elle baissa la tête.
Elle serra les deux poings sur la barre du landau et releva le frein.
Sa fille tourna la tête et eut un mouvement de la lèvre inférieure.
Sa bouche allait s’ouvrir.
Sa bouche allait rejoindre  le chœur de ceux qui avait scandé son infamie, sa débandade.
Instillé dans tout son corps une impuissance vénéneuse qui la terrassait là, encore, malgré cette merveille de printemps et dont elle pensait qu’elle ne se relèverait jamais.
C’était fait.
Elle avait senti quelques minutes plus tôt s’effondrer en elle l’édifice déjà si morcelé de sa compétence.
Il s’était écroulé en tapissant son estomac.
Emietté tout autour d’elle, elle en observa les traces immédiatement disparues dans l’approximation du paysage.
Maintenant, tout était fichu.
Les floraisons printanières pendaient lamentablement.
Elle ne voyait au bout des branches que l’éclosion prolifique de points d’interrogation.
La terre était gorgée de doute, masquant d’un effluve alcalin les fragiles senteurs dont elle avait cru pouvoir enrober leur guérison mutuelle.
Plus rien.
Plus aucun signe ne lui parvenait de son héritage.
De son droit.
Elle reprit en marchant sur les mains le chemin de ses tâches matérielles.
Le landau volait au-dessus d’elle, loin en haut.
La rue s’était emplie d’un long cri tranchant que tous se retournaient pour entendre.
Elle se boucha les oreilles.
Lorsqu’elle arriva devant la maison, ils étaient groupés derrière elle. Ils la regardaient en hochant leur tête, prêts à porter avec leurs mains propres et leurs savoirs indéfectibles cette enfant dont elle semblait condamnée désormais à ne plus maintenir que l’hygiène.
Elle posa des questions, sur les façons de faire, sur les bonnes façons de faire. Personne ne répondit.
Sur l’oreiller, dans le landau, sa fille avait les yeux ouverts et la regardait. Elle fut surprise par l’intensité de ce regard et par le calme de ses traits.
Elle lui disait quelque chose. 
Elle lui disait que c’était une affaire qu’elles régleraient toutes les deux même si aucune d’elles ne savait encore comment, que ça passerait, les premières rencontres avec la réalité, ça passait et que ça devenait des savoirs, lentement, douloureusement.
Qu’elles avaient toutes deux payé le prix d’une assomption vers un nouvel état et que même si une première maternité était décrite dans tous les livres comme un tissu d’évidence, comme une aventure à laquelle toutes les petites filles du monde s’étaient préparées en jouant à la poupée, c’était un mensonge ridicule.
La maternité, on ne savait pas ce que c’était, ça se construisait pas à pas avec l’enfant qui était uniquement cet enfant-là, pas simplement un enfant et pas sans lui ni pour lui.
Elles avaient toutes les deux eu un départ un peu confus, mais cinq mois, c’est si peu pour se connaître, elle avait développé beaucoup trop de zèle et n’était pas assez devenue légère, tendue à craquer à vouloir bien faire, trop de scrupules, de maladresses.
Elle s’était laissé déborder par cette minuscule créature pleine d’une énergie à alimenter en électricité des continents entiers.
Il fallait qu’elle dorme.
C’était aussi simple que ça.
Qu’elle allaite pendant son sommeil ses neurones pour qu’ils suivent le mouvement sans devenir des tombereaux de gravillons qui la recouvrent.
La foule, les gens, la méchanceté, ça n’avait pas tant d’importance. 
Elle aurait dû garder le lilas et le mettre à sa place, le poser sur la table, là, bien au milieu de cette pièce sombre.

                                                            A Esther 2002