Le
moment du départ approchait.
Plus
que trente-quatre heures.
Deux
mille quarante minutes.
Du
jour puis une très courte nuit.
Le
temps s’était brutalement contracté, autour d’eux et en eux.
Après
s’être presque immobilisé lors de leur période d’observation habituelle, tout
au début, avoir ensuite lentement entrepris son expansion silencieuse, autour
d’eux et en eux, la dilatation presque obscène de chacun des instants avait
cédé sa place au rythme chirurgical de l’organisation.
Ils
laissaient dans l’air une odeur de sueur, de lait pour le corps, quelques arômes
d’alcool et les vapeurs moites de l’écoulement d’un désir qui imprégnait les
murs de toutes les pièces.
Tout
débordait. La salle de bains débordait, les mousses, les parfums propulsés dans l'air par les vaporisateurs, la buée laissé sur les vitres par la vapeur de l'eau chaude où ils avaient coulé.
Des
serviettes blanches partout, au sol, accrochées au porte-manteau, pendant sur
les rebords de la baignoire.
Les
produits de maquillage, les sous-vêtements, les sandales.
La
chambre débordait, les draps mouvants, les draps tâchés, les oreillers au sol,
les livres, les robes, les sandales, les sous-vêtements.
L’ordre
n’avait été maintenu, approximativement mais régulièrement, que dans la
cuisine.
Ils
se maintenaient l’un à l’autre, c’était assez, c’était suffisant.
Dans
la cuisine, elle s’y était promenée nue souvent, le matin, le soir, croulant
sous la chaleur, le corps brillant de sueur.
Ils
avaient mangé.
Ils
s’étaient mangés.
Sans
limite, sans arrière-pensées.
Engloutis
et curieux l’un de l’autre.
S’abandonnant
à leurs appétences respectives, exigeantes, jusqu’à s’y engloutir sans réserve.
Se
prendre.
Se
laisser prendre encore une fois.
Dans
la nécessité de serrer le temps à bras le corps, de s’y serrer dans les bras.
Partout,
sans cesse, se prendre.
Se
serrer.
Se
retenir l’un à l’autre et bloquer dans cette étreinte les minutes et le reste.
Tout
le reste. Le fait.
Qu’il
allait falloir repartir.
Qu’il
allait bientôt falloir reprendre les trajets des longues absences.
Se
séparer encore, ouvrir les soutes du temps des longues absences.
Alors
se toucher, en prendre, en prendre beaucoup pour s’essayer à créer un
patrimoine à partir de leur amour tailladé.
Entasser,
sous les gestes, de l’humus qui puisse aider à la floraison de la patience.
Mais
là, maintenant, il allait falloir céder la place, redonner aux lieux leur
insignifiance.
Ôter
tout signe.
Éliminer.
Elle
devait être éliminée, participer à sa propre extinction.
L’heure
était venue.
En
se croisant ici ou là dans les pièces où ils avaient fêté à flot leurs
retrouvailles, leur commune attente de retrouvailles soudées au flux du temps,
lisses et définitives, l’espoir de retrouvailles définitives, ils se serraient.
Usant
de leurs bras comme d’un étau venant broyer les nécessités avec toute leur
incomparable force et leur entêtement.
Broyer
la nécessité qui faisait la loi et dispersait encore une fois leur désir et
leur impuissance aux deux coins du monde.
Ils
se croisaient, allant chacun de son pas vers le moment où la place tournerait
sur elle-même.
La
ramenant en quelques heures sur sa terre natale et tout autour.
Le
ramenant à ses devoirs et obligations, au rôle de chef incontesté de la famille
dont il avait la charge.
Les
enfants sacrés qui l’étreignaient là.
L’empêchaient.
De
l’aimer autrement.
De
la suivre.
De
le laisser l’aimer mieux.
De
ne pas souffrir comme sous l’évidence d’une règle tacite.
De
ne pas la haïr souvent pour avoir apporté un tel chaos dans sa vie.
De
la remercier pour avoir apporté un tel chaos dans sa vie.
Un
écart, un écart.
Et
réduit maintenant à la seule réalité sans appel des montres, un dernier moment
chaud et plein à craquer.
Mais
c’était terminé.
On
remettait en place, on rangeait.
C’était
l’heure.
Elle
devait prêter attention à tous les détails trahissant sa présence, regrouper,
plier, ordonner.
Chacun
des accessoires de son désordre quittait le règne de l’évanescence, c’était
l’heure.
Reprenait
place dans le monde des matières.
Mais
pour sa matière, ici, dans la maison floridienne où ils se croisaient, dormaient,
s’enveloppaient dans l’oubli des contingences, il n’y avait pas de place.
Pas
même la place d’un doute.
L’épouse
revenait.
Son
épouse arrivait, allait pénétrer dans quelques heures, accompagnée des enfants,
sur ce terrain encore frémissant de leurs abandons.
Vibrant
partout.
Il
fallait se reprendre, tout reprendre et partir.
Anticiper
chacun des oublis dérisoires qui pouvait tout faire basculer, fermer les portes
de ce lieu et fermer le lit dans lequel ils continuaient de dormir, l’un sans
l’autre quand tout avait repris son cours.
Elle
était son mensonge.
Il
se protégeait et les protégeait en posant sur chaque cheveu oublié un œil
d’aigle.
C’était
maintenant devenu une collaboration méthodique.
Il
l’effaçait.
Elle
s’effaçait.
Elle
avait appris dans la douleur à taire à peu près les fréquents soubresauts de
son orgueil, à maintenir, entre lui et la gestion rigoureuse de sa disparition,
quelque distance indulgente.
Elle
progressait, de séjour en séjour, elle comprenait.
À
elle revenait de travailler sans relâche afin d’abandonner les pincements, les
accès de révolte, la bouderie lorsqu’il devait inonder les pièces d’arômes
artificiels pour couvrir l’odeur de son parfum.
Se
plier, courber sa fierté et son inquiétude, reléguées, avec ses colifichets et ses
doutes dans l’obscurité du placard où il gardait dans un coffre de plastique
soigneusement clos les secrets de sa collection de sandales et son matériel de
dessin.
Reléguer
le doute.
Sortir
d’elle-même.
Il
lui demandait, il lui avait demandé dès la première heure de marcher dans la
lumière.
Dans
l’obscurité de l’incognito mais dans la lumière de sa confiance en lui.
Il
lui avait demandé d’apprendre à tenir serrée sa main puisqu’il faisait sombre
lorsqu’ils heurtaient les pierres.
Bien
sûr qu’ils en heurteraient.
Elle
devait s’accrocher à lui.
Garder
en tête, à côté de sa crainte d’être abandonnée, le poids de cette réalité
pleine de mousse.
Garder
la tête immergée dans cette réalité pleine de mousse.
La
légèreté.
L’intense
amour sans nom.
S’accrocher,
lorsqu’ils s’enlisaient pour quelques temps dans les ornières de leurs ego
méfiants.
Il
lui parlait.
Lui
expliquait les échéances, les dates.
Lui
expliquait les dates, les impossibilités.
Il
lui parlait de son épouse, sa femme, la vraie, celle qui devait d’un instant à
l’autre faire voler en éclat l’éclat de leur amour sidérant.
Il
lui disait que non, elle n’avait rien à craindre.
Il
avait tant changé, lui-même étonné.
Alors
il tentait de se reprendre, de se retrouver afin de ne pas ouvrir trop grand le
volet des questions ou des allusions pernicieuses.
L’épouse
savait quelque part, loin, qu’il leur arrivait quelque chose, flairant comme
une chienne, malgré l’asepsie, la plaie en dessous qui suintait.
Bien
sûr l’épouse savait.
Alors
il ondulait habilement, il fuyait mais pas trop, il s’absentait en tentant
malgré tout d’accomplir sans sourciller les mêmes rituels.
De
rester identique à ce qu’elle connaissait de lui.
Mais
il avait changé.
Et
bien sûr, l’épouse savait.
L’épouse
devenait zélée, attentive.
Il
ne pouvait que constater tous ses efforts pour s’améliorer, pour tenter de lui
donner, maladroitement, ce qu’il
attendait depuis si longtemps.
C’était
fini.
Sec,
sans plus de sens.
Plus
rien en lui.
Son
épouse se démenait pour s’amender.
Pour
répondre à ses attentes.
Mais
il n’attendait plus rien.
Il
ne voulait pour l’instant qu’une seule chose, la paix.
Que
son épouse reste tranquille.
Il
tentait de la rassurer en appréciant l’empressement quotidien qu’elle mettait,
depuis quelque temps, à lui prouver la constance de son attachement.
Mais
non.
Non,
c’était fait.
C’était
fait mais trop tard.
Le
raz-de-marée de cet amour inattendu avait poussé toute mansuétude hors de lui.
Trop
tard.
Il
était occupé ailleurs, surmené par la quantité insupportable de sensations
nouvelles qui électrisaient son corps, emplissaient son corps d’une tension
diffuse et presque douloureuse, ouvraient d’obscurs lieux de perdition dans son
âme encroûtée par des années de négligence.
Elle
avait donné à sa vie une corpulence, une digestion.
Elle
dominait ses organes et il lui abandonnait, prêt à s’ensevelir en elle jusqu’à
la mort.
Alors
quand le moment du départ tendait leur lien jusqu’à le rendre vulnérable au
moindre souffle, il lui parlait, il lui répétait.
Il
fallait qu’elle y croie.
Il
fallait qu’elle le croie.
Qu’elle
écoute attentivement tout ce qu’il avait à lui dire.
Et
ce qu’il avait à lui dire, à lui redire inlassablement, c’était qu’il était
certain.
Qu’il
savait, au plus profond de lui-même, nuit et jour, que son choix était fait.
Elle
l’écoutait.
Baissait
les bras et se perdait contre sa poitrine.
Se
collait, s’évaporait.
Il
la conduisait vers le lit, lui demandait en lissant les draps défaits d’y
prendre place.
Courber
son échine et l’ouvrir à lui.
Tapisser
leur couche des cendres de son insécurité et y renaître en s’en couvrant le
corps entier.
Avec
lui, sortir d’elle-même.
Mais
ce mouvement devait emporter avec lui les empreintes encore tièdes laissées par
cet autre corps.
Le
corps légitime de cette épouse, que, tant bien que mal, il repoussait pour
elle.
Qu’elle
cherchait à ensevelir tant bien que mal, mais dont l’inhumation ne finissait
pas, devait se répéter lors de chacune de leur rencontre.
Ce
corps obstiné qui ressuscitait dès que l’échéance du départ sonnait de son signal
implacable.
Alors
ils rangeaient.
Serrés
l’un contre l’autre dans le souci constant de tout faire disparaître.
De
ne laisser qu’à leur mémoire le soin d’entretenir le brasier de leur passé
commun.
Il
en aurait pleuré.
Il
en pleurait.
Derniers
gestes avant la dernière nuit avant le dernier départ, tout mouvement se faisait
plus précis, on quittait le hasard des frôlements pour la réalité
manipulatrice.
Le
désir semblait hésiter, penchait la tête et demandait l’heure sans arrêt.
Le
carcan de leur état les serrait tous deux entre les chiffres lumineux qui
défilaient sans pitié sur le réveil près de leur lit.
Ils
tentaient chaque fois d’anticiper la nature de l’épreuve, de la créer à l’image
de ce qu’ils connaissaient déjà.
Mais
non, ça, elle le savait, c’était impossible.
Les
affaires suivaient leur cours.
Le
temps, à leur insu, marquait de ses torsions sournoises tout ce qui semblait
connu d’avance.
Et
chaque séparation s’engendrait seule, suffisance et dégoût, contre toutes les
prières et les désarrois.
Ça,
elle le savait.
Lui
croyait, voulait encore croire, à la maîtrise, à l’effet de sa volonté sur les
brèches grandes ouvertes de l’absence à venir.
Alors
pour conjurer l’incertain, il sombrait en silence en officiant la mise à mort.
Il
se séparait d’elle en se séparant de tout ce qui pouvait n’être qu’à elle.
Il
la neutralisait toute, jetant, rangeant au secret, éliminant.
L’épouse
revenait.
Il
allait reprendre son masque souriant, légèrement tendu aux commissures de la
bouche, là où la souffrance lancinante se manifestait constamment.
Il
allait effacer de la surface des relations quotidiennes cette femme qu’il avait
dans la peau et qui le lui rendait tant.
Ils
se croisaient encore.
Il
allait reprendre les phrases sans fond des gestions domestiques.
Il
allait rire avec ses enfants et sentir à chaque fois comme un flux chaud couler
à rebours dans ses entrailles.
Il
allait la raccompagner, la laisser et dans un même geste, quelques heures plus
tard, reprendre en main sa famille, la ramener dans la maison encore tiédie par
les écoulements sous l’apprêt des encaustiques.
Encore
quelques heures.
Ils
allaient, venaient en silence.
Il
soupirait.
Il
allait se cacher parfois pour pleurer.
De
toute sa vaillance, de toute la sagesse dont elle avait appris à extraire ses
propres besoins, elle collaborait.
Elle
l’aidait à organiser sa transparence.
Il
lui confia un secret.
Le
vase minuscule et le bouquet qu’il avait acheté pour lui poser quelques fleurs
près de la tête de son lit, non.
Non,
il ne pouvait pas s’en débarrasser.
Il
allait le garder, trouver une solution pour l’avoir sous les yeux, fétiche,
minuscule mémoire, petite icône de leur grandeur déchue.
De
son absence à lui-même, perdu, avec elle perdue dans un autre lieu.
Il
ne voulait pas offrir de fleurs à son épouse.
C’était
impossible.
Il
ne pouvait plus.
Réutiliser
ce vase pour y faire fleurir les orties de son désir renié et de son amertume.
Impossible.
Il
avait acheté un bouquet mélangé et il décida de n’en conserver que les
marguerites, pour sa fille, pour sa fille oui.
Il
mettrait le vase près de la tête pleine d'amour de sa fille.
Et
en l’embrassant le soir, embrasserait du regard les courbes de son attachement
vidé, de sa volonté harassante.
Il
regarderait cet objet muet, comme lui, face à la violence de l’épreuve.
Les
courbes de sa vie à venir dans la translucide insignifiance de ce petit pot.
Tout
était bon, tout était assez bon pour ranimer en lui la matérialité de ce corps
qu’elle continuait de promener sous ses yeux et qui bientôt laisserait à sa
place un vide affreux.
Affreux.
Elle
avait terminé de ranger ses petits effets.
Ses
deux sacs dans l’entrée, fermés, prêts à partir avec elle.
Et
derrière elle, plus rien.
Pas
une seule trace qui puisse conserver un peu de présence à son corps.
Plus
rien que de l’effacement, c’est ce qu’ils faisaient d’elle à chaque départ.
Elle
repoussait ses pensées.
Repoussait
le moindre effleurement d’avenir, même proche.
Obstinément
elle baissait le front et s’oubliait dans ce qui pouvait rester à faire ici.
Elle
ignorait ce qu’il entendait faire des giroflées, des lys bruns, toutes ces
fleurs qui n’allaient pas convenir.
C’était
impossible de jeter des fleurs encore si vivaces.
Elle
arrangea les marguerites en corolles dans le petit vase de sa perdition et posa
les autres dans un verre un peu haut.
C’était
fait, il en ferait ce qu’il voudrait.
Son
épouse, elle lui demanda, peut-être apprécierait-elle un bouquet elle aussi.
Sa
mâchoire se serra.
Il
ne dit pas non, il repoussa le vase et son bouquet de marguerite au centre de
la place.
Non.
Pas
son épouse.
C’était
une affaire entre eux, elle n’insista pas.
Puis
il s’approcha d’elle, pris au passage le bouquet condamné et la tenant par la
main, l’amena vers la table de chevet où il le posa bien en évidence.
Pour
elle.
Cette
nuit dernière pour eux.
Et
ce bouquet pour elle.
Pour
elle.
Point.
La
nuit passa comme une dernière nuit avant tant d’autres.
Suspendue
entre avant et plus tard, c’est à dire nulle part.
Et
la suite des actes s’enchaîna dès le petit matin.
Jeter
ces fleurs, jeter tout ce qui aurait pu parler d’eux.
Dernière
inspection.
Derniers
détails.
Derniers
sacrilèges.
Et
dernières maladresses.
L’automobile
démarra.
Elle
baissa la tête.
Il
était pâle.
Chacun
recherchant les signes d’une aide extérieure, quelque recette pour alléger,
rendre facile, s’habituer.
Rien.
C’était
chaque fois nouveau et chaque fois décomposant.
Pas
pire.
Pas
moins pire.
Décomposant.
Une
fois les bagages enregistrés, ils se retrouvèrent assis dans deux profonds
fauteuils, face à face.
Elle
plongea encore une fois dans l’eau changeante de ses yeux, étonnée.
Elle
se leva et lui posa une dernière question.
Il
la serra.
Elle
le serra.
Elle
se serra contre la réalité de leur imperfection.
Se
séparer était imparfait.
Un
reste.
C’était
un reste.
Il
sortit plusieurs fois pour fumer, incapable de réduire la tension autrement.
Il
marchait dehors, dans la chaleur éprouvante déjà.
Elle
lui jetait de temps à autre un coup d’œil.
Là
et ailleurs, curieuse de savoir après son départ laquelle de ces images allait
s’imposer à elle.
Lorsqu’il
revint, elle se leva et enveloppa ses deux bras autour de son cou.
Son
odeur.
Son
odeur.
Elle
en inspira avec tous les sinus chacune des nuances, tenta de les inscrire
définitivement au fond de sa mémoire, tenta de les stocker avidement dans son
cerveau, là, à côté des six centimètres carré de peau cotonnée chaude et
plissée derrière son oreille.
C’était
inutile, tout s’en allait, le corps abandonné n’avait pas de mémoire.
Puis
ce fût l’heure.
Ce
fût l’heure et il allait regagner sa vie.
Ce
fût l’heure et elle regagnait la sienne.
Chacun
leur vie et ces bandes d’heures entre elles.
Elle
se retourna évidemment.
Evidemment.
Une
dernière fois.
Même
si déjà l’impression s’effaçait, même si
rien de l’envergure de son corps ne pouvait lui rester autrement que sous la
forme dissolue d’une vision.
Parcimonieuse.
Timorée.
Artificielle.
Une
mémoire artificielle.
Elle
voulait en prendre autant qu’elle le pouvait.
Prendre
autant que sa mémoire et ses sens le pouvaient de l’homme qu’elle quittait
encore une fois.
Il
leva la main vers elle.
L’embrassa
et l’étreint mais il était trop tard.
La
prochaine fois.
Ils
stockaient en silence les hésitations, les esquisses et les incomplétudes dans
les derniers mouvements de leurs mains, attendant, attendant que leur rencontre
à venir les achève.
Il
était trop tard.
L’ordre
s’empara de tout l’espace entre leurs dos tournés.
Ils
marchèrent chacun de leur côté, c’était fait.
Il
devait maintenant se reprendre.
Il
se reprenait.
S’enfonça
presque en courant dans les toilettes où de toutes ses forces il poussa sur la
tentation syncopée des sanglots qui restèrent en bas, là, coincés sous sa ceinture.
Il
n’avait rien à faire, il n’y avait rien qu’il puisse faire.
Il
aurait dû attraper sa queue à deux mains, la lui dédier la lui offrir, nue,
dérisoire et brûlante.
Mais
il appuya seulement lourdement son front contre la cloison.
Il
se reprenait.
Encore
une heure et douze minutes.
Déjeuner,
se remplir le ventre, se vider les tripes, s’évanouir.
C’était
un choc.
Il
oubliait, bien sûr il oubliait.
Et
chaque fois c’était un choc.
Une
série de coups venus du sol, qu’il devait encaisser sans bruit, en
vacillant à peine sur ses jambes.
Il
passa un peu d’eau froide sur son visage, sur ses paupières.
Se
prépara.
Une
demi-heure.
Se
prépara.
Dix
minutes.
Il
sourit.
Debout
devant l’allée déserte encore, à l’extrémité de laquelle sa famille allait
apparaître.
Dans
deux minutes.
Il
sourira.
Ils
arrivèrent.
Et
revoir ses enfants là, heureux, excités par le voyage, si excités de le
retrouver après ces semaines de séparation, passa pendant quelques minutes du
baume sur les hématomes que la coupure soudain laissait encore une fois,
partout, à l’intérieur.
Il
les enveloppa du regard.
Les
enveloppa de la mémoire qui, depuis soixante minutes maintenant, avait remplacé
la femme qu’il aimait.
Il
décomptait.
Déjà.
Ses
enfants l’embrassèrent.
Son
épouse l’embrassa.
Il
voulait la repousser, l’arracher à l’ombre qu’elle faisait maintenant sur le
siège où les traces moites de son amour volatile laissaient des auréoles sur
son âme.
Il
embrassa ses enfants et ouvrit la porte avant du passager.
Puis
les paroles rebondirent contre les vitres fermées.
Il
tenta d’y inscrire sa voix au mieux mais quelque chose l’enserrait.
Il
s’entendait parler, il s’entendait rire.
Il
entendait leur rire.
Son
épouse lui racontait leur voyage.
Son
épouse lui racontait les problèmes de leurs voisins les plus proches.
Son
épouse lui racontait comment ils avaient entretenu le jardin pendant ce séjour.
Son
épouse était assise à sa place.
Il
ne la voyait plus.
Il
ne sentait plus que l’absence parfaite.
Leurs
deux corps se succédant sur ce siège.
Lequel
avait disparu ?
Il
était là.
Il
avait disparu.
Amoindri,
ouvert à tous les vents, il conduisait sa famille vers le lieu sûr de son
propre enfermement.
Chantonnant,
mâchouillant sa lèvre inférieure, ricanant.
Dans
les vacarmes, les rires, la joyeuse emphase des vacances à venir, il roula.
Dans
les piaillements, les mots aigus qui striaient l’air conditionné, il glissa
vers lui-même.
C’était
comme un uniforme, très précisément taillé, recouvert de bandes multiples qui,
chacune, avaient une fonction et qui lui permettaient de ne rien laisser
s’échapper de lui.
Même
sa joie à converser avec eux avait une place qu’il lui suffisait de retrouver
pour qu’il n’ait aucun effort, aucune mascarade maladroite à devoir forcer.
Il
avait parfois été surpris par sa propre aisance à ainsi passer d’une existence
à l’autre.
Il
pensait qu’il était certainement doué pour cela.
C’était
comme un jeu dont il aurait seul eu les règles en tête.
Sa
dextérité à les appliquer lui donnait, en-deçà des montées régulières de chagrin,
une fierté secrète.
Sous
la chaleur accablante, le portail s’ouvrit, la voiture entra lentement puis le
moteur se tut.
Tout
en continuant à gazouiller, chacun contribua au transport des valises.
Il
gardait une légère tension à l’idée qu’en ouvrant la porte, quelque chose,
quelque chose de spectaculaire, d’impitoyable, de terriblement révélateur ait
pu leur sauter au visage à tous.
La
puissance explosive d’un aveu plus que d’une découverte qui les aurait fait
pénétrer dans la frénésie de son amour qui devait, c’était une évidence, malgré
les soins méticuleux pour le radier, encore tapisser les murs, flotter
légèrement à la hauteur du plafond, s’être blotti quelque part, prêt à imposer
sa force et son mensonge comme un axiome.
Mais
le poids des valises repoussa toutes ces craintes et ces envies, tout le bruit
assourdissant des tollés qu’il était le
seul à percevoir.
Les
enfants portèrent les leurs jusqu’à leurs chambres respectives et il se chargea
de celles de son épouse.
En
poussant la porte de la chambre de son
épaule, il l’entendit s’exclamer.
Il
sursauta, la chambre, la chambre avait laissé fuir ce qu’elle contenait de peau
et de jouissance, la chambre l’avait trahi.
Son
épouse s’approcha de lui en lui entoura le cou avec lenteur, l’embrassa
fortement sur la joue et merci, merci lui dit-elle, merci de t’être souvenu de
moi.
Il
nota en quelques dixièmes de secondes qu’elle n’avait pas dit d’avoir pensé à
moi et jugea que ce n’était pas bon signe.
Il
lui sourit largement, espérant ainsi se ménager en silence un instant supplémentaire pour trouver quoi
répondre à cet accès de gratitude dont il ignorait complètement l’origine.
Il
ne pouvait pas poser de question, tout était miné dans la maison et prêt à déflagrer
au moindre faux-pas, donc, il continua de sourire, espérant qu’elle dénouerait
elle-même l’énigme.
Elle
l’embrassa à nouveau puis le lâcha, il en ressentit immédiatement comme un
mieux-être, la distance, la distance qui permettait de s’adapter.
Il
la suivit du regard qui se dirigeait vers le bout du bar partageant le séjour
en deux, elle prit le vase et les marguerites qu’il contenait pour les déposer
au milieu de la table basse, bien en vue, bien au milieu, comme le point de
référence du centre de gravité de la famille, la marque ostensible de son
hommage.
Le
signe que la famille continuait de tourner autour de ce même pôle et que si
elle avait jamais craint qu’il en soit autrement, elle s’était trompée.
Un
bouquet de marguerite pour elle.
Il
posa ses valises et en souriant lui demanda qui d’autre au monde pourrait,
mieux qu’elle, mériter qu’on lui offre des fleurs ?
Et,
reprenant les poignées de ses valises en poussant la porte de son épaule, il se
surprit à penser.
Personne.
A Rick 2009