Les marguerites




Le moment du départ approchait.
Plus que trente-quatre heures.
Deux mille quarante minutes.
Du jour puis une très courte nuit.
Le temps s’était brutalement contracté, autour d’eux et en eux.
Après s’être presque immobilisé lors de leur période d’observation habituelle, tout au début, avoir ensuite lentement entrepris son expansion silencieuse, autour d’eux et en eux, la dilatation presque obscène de chacun des instants avait cédé sa place au rythme chirurgical de l’organisation.
Ils laissaient dans l’air une odeur de sueur, de lait pour le corps, quelques arômes d’alcool et les vapeurs moites de l’écoulement d’un désir qui imprégnait les murs de toutes les pièces.
Tout débordait. La salle de bains débordait, les mousses, les parfums propulsés dans l'air par les vaporisateurs, la buée laissé sur les vitres par la vapeur de l'eau chaude où ils avaient coulé.
Des serviettes blanches partout, au sol, accrochées au porte-manteau, pendant sur les rebords de la baignoire.
Les produits de maquillage, les sous-vêtements, les sandales.
La chambre débordait, les draps mouvants, les draps tâchés, les oreillers au sol, les livres, les robes, les sandales, les sous-vêtements.
L’ordre n’avait été maintenu, approximativement mais régulièrement, que dans la cuisine.
Ils se maintenaient l’un à l’autre, c’était assez, c’était suffisant.
Dans la cuisine, elle s’y était promenée nue souvent, le matin, le soir, croulant sous la chaleur, le corps brillant de sueur.
Ils avaient mangé.
Ils s’étaient mangés.
Sans limite, sans arrière-pensées.
Engloutis et curieux  l’un de l’autre.
S’abandonnant à leurs appétences respectives, exigeantes, jusqu’à s’y engloutir sans réserve.
Se prendre.
Se laisser prendre encore une fois.
Dans la nécessité de serrer le temps à bras le corps, de s’y serrer dans les bras.
Partout, sans cesse, se prendre.
Se serrer.
Se retenir l’un à l’autre et bloquer dans cette étreinte les minutes et le reste.
Tout le reste. Le fait.
Qu’il allait falloir repartir.
Qu’il allait bientôt falloir reprendre les trajets des longues absences.
Se séparer encore, ouvrir les soutes du temps des longues absences.
Alors se toucher, en prendre, en prendre beaucoup pour s’essayer à créer un patrimoine à partir  de leur amour tailladé.
Entasser, sous les gestes, de l’humus qui puisse aider à la floraison de la patience.
Mais là, maintenant, il allait falloir céder la place, redonner aux lieux leur insignifiance.
Ôter tout signe.
Éliminer.
Elle devait être éliminée, participer à sa propre extinction.
L’heure était venue.
En se croisant ici ou là dans les pièces où ils avaient fêté à flot leurs retrouvailles, leur commune attente de retrouvailles soudées au flux du temps, lisses et définitives, l’espoir de retrouvailles définitives, ils se serraient.
Usant de leurs bras comme d’un étau venant broyer les nécessités avec toute leur incomparable force et leur entêtement.
Broyer la nécessité qui faisait la loi et dispersait encore une fois leur désir et leur impuissance aux deux coins du monde.
Ils se croisaient, allant chacun de son pas vers le moment où la place tournerait sur elle-même.
La ramenant en quelques heures sur sa terre natale et tout autour.
Le ramenant à ses devoirs et obligations, au rôle de chef incontesté de la famille dont il avait la charge.
Les enfants sacrés qui l’étreignaient là.
L’empêchaient.
De l’aimer autrement.
De la suivre.
De le laisser l’aimer mieux.
De ne pas souffrir comme sous l’évidence d’une règle tacite.
De ne pas la haïr souvent pour avoir apporté un tel chaos dans sa vie.
De la remercier pour avoir apporté un tel chaos dans sa vie.
Un écart, un écart.
Et réduit maintenant à la seule réalité sans appel des montres, un dernier moment chaud et plein à craquer.
Mais c’était terminé.
On remettait en place, on rangeait.
C’était l’heure.
Elle devait prêter attention à tous les détails trahissant sa présence, regrouper, plier, ordonner.
Chacun des accessoires de son désordre quittait le règne de l’évanescence, c’était l’heure.
Reprenait place dans le monde des matières.
Mais pour sa matière, ici, dans la maison floridienne où ils se croisaient, dormaient, s’enveloppaient dans l’oubli des contingences, il n’y avait pas de place.
Pas même la place d’un doute.
L’épouse revenait.
Son épouse arrivait, allait pénétrer dans quelques heures, accompagnée des enfants, sur ce terrain encore frémissant de leurs abandons.
Vibrant partout.
Il fallait se reprendre, tout reprendre et partir.
Anticiper chacun des oublis dérisoires qui pouvait tout faire basculer, fermer les portes de ce lieu et fermer le lit dans lequel ils continuaient de dormir, l’un sans l’autre quand tout avait repris son cours.
Elle était son mensonge.
Il se protégeait et les protégeait en posant sur chaque cheveu oublié un œil d’aigle.
C’était maintenant devenu une collaboration méthodique.
Il l’effaçait.
Elle s’effaçait.
Elle avait appris dans la douleur à taire à peu près les fréquents soubresauts de son orgueil, à maintenir, entre lui et la gestion rigoureuse de sa disparition, quelque distance indulgente.
Elle progressait, de séjour en séjour, elle comprenait.
À elle revenait de travailler sans relâche afin d’abandonner les pincements, les accès de révolte, la bouderie lorsqu’il devait inonder les pièces d’arômes artificiels pour couvrir l’odeur de son parfum.
Se plier, courber sa fierté et son inquiétude, reléguées, avec ses colifichets et ses doutes dans l’obscurité du placard où il gardait dans un coffre de plastique soigneusement clos les secrets de sa collection de sandales et son matériel de dessin.
Reléguer le doute.
Sortir d’elle-même.
Il lui demandait, il lui avait demandé dès la première heure de marcher dans la lumière.
Dans l’obscurité de l’incognito mais dans la lumière de sa confiance en lui.
Il lui avait demandé d’apprendre à tenir serrée sa main puisqu’il faisait sombre lorsqu’ils heurtaient les pierres.
Bien sûr qu’ils en heurteraient.
Elle devait s’accrocher à lui.
Garder en tête, à côté de sa crainte d’être abandonnée, le poids de cette réalité pleine de mousse.
Garder la tête immergée dans cette réalité pleine de mousse.
La légèreté.
L’intense amour sans nom.
S’accrocher, lorsqu’ils s’enlisaient pour quelques temps dans les ornières de leurs ego méfiants.
Il lui parlait.
Lui expliquait les échéances, les dates.
Lui expliquait les dates, les impossibilités.
Il lui parlait de son épouse, sa femme, la vraie, celle qui devait d’un instant à l’autre faire voler en éclat l’éclat de leur amour sidérant.
Il lui disait que non, elle n’avait rien à craindre.
Il avait tant changé, lui-même étonné.
Alors il tentait de se reprendre, de se retrouver afin de ne pas ouvrir trop grand le volet des questions ou des allusions pernicieuses.
L’épouse savait quelque part, loin, qu’il leur arrivait quelque chose, flairant comme une chienne, malgré l’asepsie, la plaie en dessous qui suintait.
Bien sûr l’épouse savait.
Alors il ondulait habilement, il fuyait mais pas trop, il s’absentait en tentant malgré tout d’accomplir sans sourciller les mêmes rituels.
De rester identique à ce qu’elle connaissait de lui.
Mais il avait changé.
Et bien sûr, l’épouse savait.
L’épouse devenait zélée, attentive.
Il ne pouvait que constater tous ses efforts pour s’améliorer, pour tenter de lui donner, maladroitement, ce qu’il  attendait depuis si longtemps.
C’était fini.
Sec, sans plus de sens.
Plus rien en lui.
Son épouse se démenait pour s’amender.
Pour répondre à ses attentes.
Mais il n’attendait plus rien.
Il ne voulait pour l’instant qu’une seule chose, la paix.
Que son épouse reste tranquille.
Il tentait de la rassurer en appréciant l’empressement quotidien qu’elle mettait, depuis quelque temps, à lui prouver la constance de son attachement.
Mais non.
Non, c’était fait.
C’était fait mais trop tard.
Le raz-de-marée de cet amour inattendu avait poussé toute mansuétude hors de lui.
Trop tard.
Il était occupé ailleurs, surmené par la quantité insupportable de sensations nouvelles qui électrisaient son corps, emplissaient son corps d’une tension diffuse et presque douloureuse, ouvraient d’obscurs lieux de perdition dans son âme encroûtée par des années de négligence.
Elle avait donné à sa vie une corpulence, une digestion.
Elle dominait ses organes et il lui abandonnait, prêt à s’ensevelir en elle jusqu’à la mort.
Alors quand le moment du départ tendait leur lien jusqu’à le rendre vulnérable au moindre souffle, il lui parlait, il lui répétait.
Il fallait qu’elle y croie.
Il fallait qu’elle le croie.
Qu’elle écoute attentivement tout ce qu’il avait à lui dire.
Et ce qu’il avait à lui dire, à lui redire inlassablement, c’était qu’il était certain.
Qu’il savait, au plus profond de lui-même, nuit et jour, que son choix était fait.
Elle l’écoutait.
Baissait les bras et se perdait contre sa poitrine.
Se collait, s’évaporait.
Il la conduisait vers le lit, lui demandait en lissant les draps défaits d’y prendre place.
Courber son échine et l’ouvrir à lui.
Tapisser leur couche des cendres de son insécurité et y renaître en s’en couvrant le corps entier.
Avec lui, sortir d’elle-même.
Mais ce mouvement devait emporter avec lui les empreintes encore tièdes laissées par cet autre corps.
Le corps légitime de cette épouse, que, tant bien que mal, il repoussait pour elle.
Qu’elle cherchait à ensevelir tant bien que mal, mais dont l’inhumation ne finissait pas, devait se répéter lors de chacune de leur rencontre.
Ce corps obstiné qui ressuscitait dès que l’échéance du départ sonnait de son signal implacable.
Alors ils rangeaient.
Serrés l’un contre l’autre dans le souci constant de tout faire disparaître.
De ne laisser qu’à leur mémoire le soin d’entretenir le brasier de leur passé commun.
Il en aurait pleuré.
Il en pleurait.
Derniers gestes avant la dernière nuit avant le dernier départ, tout mouvement se faisait plus précis, on quittait le hasard des frôlements pour la réalité manipulatrice.
Le désir semblait hésiter, penchait la tête et demandait l’heure sans arrêt.
Le carcan de leur état les serrait tous deux entre les chiffres lumineux qui défilaient sans pitié sur le réveil près de leur lit.
Ils tentaient chaque fois d’anticiper la nature de l’épreuve, de la créer à l’image de ce qu’ils connaissaient déjà.
Mais non, ça, elle le savait, c’était impossible.
Les affaires suivaient leur cours.
Le temps, à leur insu, marquait de ses torsions sournoises tout ce qui semblait connu d’avance.
Et chaque séparation s’engendrait seule, suffisance et dégoût, contre toutes les prières et les désarrois.
Ça, elle le savait.
Lui croyait, voulait encore croire, à la maîtrise, à l’effet de sa volonté sur les brèches grandes ouvertes de l’absence à venir.
Alors pour conjurer l’incertain, il sombrait en silence en officiant la mise à mort.
Il se séparait d’elle en se séparant de tout ce qui pouvait n’être qu’à elle.
Il la neutralisait toute, jetant, rangeant au secret, éliminant.
L’épouse revenait.
Il allait reprendre son masque souriant, légèrement tendu aux commissures de la bouche, là où la souffrance lancinante se manifestait constamment.
Il allait effacer de la surface des relations quotidiennes cette femme qu’il avait dans la peau et qui le lui rendait tant.
Ils se croisaient encore.
Il allait reprendre les phrases sans fond des gestions domestiques.
Il allait rire avec ses enfants et sentir à chaque fois comme un flux chaud couler à rebours dans ses entrailles.
Il allait la raccompagner, la laisser et dans un même geste, quelques heures plus tard, reprendre en main sa famille, la ramener dans la maison encore tiédie par les écoulements sous l’apprêt des encaustiques.
Encore quelques heures.
Ils allaient, venaient en silence.
Il soupirait.
Il allait se cacher parfois pour pleurer.
De toute sa vaillance, de toute la sagesse dont elle avait appris à extraire ses propres besoins, elle collaborait.
Elle l’aidait à organiser sa transparence.
Il lui confia un secret.
Le vase minuscule et le bouquet qu’il avait acheté pour lui poser quelques fleurs près de la tête de son lit, non.
Non, il ne pouvait pas s’en débarrasser.
Il allait le garder, trouver une solution pour l’avoir sous les yeux, fétiche, minuscule mémoire, petite icône de leur grandeur déchue.
De son absence à lui-même, perdu, avec elle perdue dans un autre lieu.
Il ne voulait pas offrir de fleurs à son épouse.
C’était impossible.
Il ne pouvait plus.
Réutiliser ce vase pour y faire fleurir les orties de son désir renié et de son amertume.
Impossible.
Il avait acheté un bouquet mélangé et il décida de n’en conserver que les marguerites, pour sa fille, pour sa fille oui.
Il mettrait le vase près de la tête pleine d'amour de sa fille.
Et en l’embrassant le soir, embrasserait du regard les courbes de son attachement vidé, de sa volonté harassante.
Il regarderait cet objet muet, comme lui, face à la violence de l’épreuve.
Les courbes de sa vie à venir dans la translucide insignifiance de ce petit pot.
Tout était bon, tout était assez bon pour ranimer en lui la matérialité de ce corps qu’elle continuait de promener sous ses yeux et qui bientôt laisserait à sa place un vide affreux.
Affreux.
Elle avait terminé de ranger ses petits effets.
Ses deux sacs dans l’entrée, fermés, prêts à partir avec elle.
Et derrière elle, plus rien.
Pas une seule trace qui puisse conserver un peu de présence à son corps.
Plus rien que de l’effacement, c’est ce qu’ils faisaient d’elle à chaque départ.
Elle repoussait ses pensées.
Repoussait le moindre effleurement d’avenir, même proche.
Obstinément elle baissait le front et s’oubliait dans ce qui pouvait rester à faire ici.
Elle ignorait ce qu’il entendait faire des giroflées, des lys bruns, toutes ces fleurs qui n’allaient pas convenir.
C’était impossible de jeter des fleurs encore si vivaces.
Elle arrangea les marguerites en corolles dans le petit vase de sa perdition et posa les autres dans un verre un peu haut.
C’était fait, il en ferait ce qu’il voudrait.
Son épouse, elle lui demanda, peut-être apprécierait-elle un bouquet elle aussi.
Sa mâchoire se serra.
Il ne dit pas non, il repoussa le vase et son bouquet de marguerite au centre de la place.
Non.
Pas son épouse.
C’était une affaire entre eux, elle n’insista pas.
Puis il s’approcha d’elle, pris au passage le bouquet condamné et la tenant par la main, l’amena vers la table de chevet où il le posa bien en évidence.
Pour elle.
Cette nuit dernière pour eux.
Et ce bouquet pour elle.
Pour elle.
Point.
La nuit passa comme une dernière nuit avant tant d’autres.
Suspendue entre avant et plus tard, c’est à dire nulle part.
Et la suite des actes s’enchaîna dès le petit matin.
Jeter ces fleurs, jeter tout ce qui aurait pu parler d’eux.
Dernière inspection.
Derniers détails.
Derniers sacrilèges.
Et dernières maladresses.
L’automobile démarra.
Elle baissa la tête.
Il était pâle.
Chacun recherchant les signes d’une aide extérieure, quelque recette pour alléger, rendre facile, s’habituer.
Rien.
C’était chaque fois nouveau et chaque fois décomposant.
Pas pire.
Pas moins pire.
Décomposant.
Une fois les bagages enregistrés, ils se retrouvèrent assis dans deux profonds fauteuils, face à face.
Elle plongea encore une fois dans l’eau changeante de ses yeux, étonnée.
Elle se leva et lui posa une dernière question.
Il la serra.
Elle le serra.
Elle se serra contre la réalité de leur imperfection.
Se séparer était imparfait.
Un reste.
C’était un reste.
Il sortit plusieurs fois pour fumer, incapable de réduire la tension autrement.
Il marchait dehors, dans la chaleur éprouvante déjà.
Elle lui jetait de temps à autre un coup d’œil.
Là et ailleurs, curieuse de savoir après son départ laquelle de ces images allait s’imposer à elle.
Lorsqu’il revint, elle se leva et enveloppa ses deux bras autour de son cou.
Son odeur.
Son odeur.
Elle en inspira avec tous les sinus chacune des nuances, tenta de les inscrire définitivement au fond de sa mémoire, tenta de les stocker avidement dans son cerveau, là, à côté des six centimètres  carré de peau cotonnée chaude et plissée derrière son oreille.
C’était inutile, tout s’en allait, le corps abandonné n’avait pas de mémoire.
Puis ce fût l’heure.
Ce fût l’heure et il allait regagner sa vie.
Ce fût l’heure et elle regagnait la sienne.
Chacun leur vie et ces bandes d’heures entre elles.
Elle se retourna  évidemment.
Evidemment.
Une dernière fois.
Même si déjà  l’impression s’effaçait, même si rien de l’envergure de son corps ne pouvait lui rester autrement que sous la forme dissolue d’une vision.
Parcimonieuse.
Timorée.
Artificielle.
Une mémoire artificielle.
Elle voulait en prendre autant qu’elle le pouvait.
Prendre autant que sa mémoire et ses sens le pouvaient de l’homme qu’elle quittait encore une fois.
Il leva la main vers elle.
L’embrassa et l’étreint mais il était trop tard.
La prochaine fois.
Ils stockaient en silence les hésitations, les esquisses et les incomplétudes dans les derniers mouvements de leurs mains, attendant, attendant que leur rencontre à venir les achève.
Il était trop tard.
L’ordre s’empara de tout l’espace entre leurs dos tournés.
Ils marchèrent chacun de leur côté, c’était fait.
Il devait maintenant se reprendre.
Il se reprenait.
S’enfonça presque en courant dans les toilettes où de toutes ses forces il poussa sur la tentation syncopée des sanglots qui restèrent en bas, là, coincés sous sa ceinture.
Il n’avait rien à faire, il n’y avait rien qu’il puisse faire.
Il aurait dû attraper sa queue à deux mains, la lui dédier la lui offrir, nue, dérisoire et brûlante.
Mais il appuya seulement lourdement son front contre la cloison.
Il se reprenait.
Encore une heure et douze minutes.
Déjeuner, se remplir le ventre, se vider les tripes, s’évanouir.
C’était un choc.
Il oubliait, bien sûr il oubliait.
Et chaque fois c’était un choc.
Une série de  coups venus du sol, qu’il devait encaisser sans bruit, en vacillant à peine sur ses jambes.
Il passa un peu d’eau froide sur son visage, sur ses paupières.
Se prépara.
Une demi-heure.
Se prépara.
Dix minutes.
Il sourit.
Debout devant l’allée déserte encore, à l’extrémité de laquelle sa famille allait apparaître.
Dans deux minutes.
Il sourira.
Ils arrivèrent.
Et revoir ses enfants là, heureux, excités par le voyage, si excités de le retrouver après ces semaines de séparation, passa pendant quelques minutes du baume sur les hématomes que la coupure soudain laissait encore une fois, partout, à l’intérieur.
Il les enveloppa du regard.
Les enveloppa de la mémoire qui, depuis soixante minutes maintenant, avait remplacé la femme qu’il aimait.
Il décomptait.
Déjà.
Ses enfants l’embrassèrent.
Son épouse l’embrassa.
Il voulait la repousser, l’arracher à l’ombre qu’elle faisait maintenant sur le siège où les traces moites de son amour volatile laissaient des auréoles sur son âme.
Il embrassa ses enfants et ouvrit la porte avant du passager.
Puis les paroles rebondirent contre les vitres fermées.
Il tenta d’y inscrire sa voix au mieux mais quelque chose l’enserrait.
Il s’entendait parler, il s’entendait rire.
Il entendait leur rire.
Son épouse lui racontait leur voyage.
Son épouse lui racontait les problèmes de leurs voisins les plus proches.
Son épouse lui racontait comment ils avaient entretenu le jardin pendant ce séjour.
Son épouse était assise à sa place.
Il ne la voyait plus.
Il ne sentait plus que l’absence parfaite.
Leurs deux corps se succédant sur ce siège.
Lequel avait disparu ?
Il était là.
Il avait disparu.
Amoindri, ouvert à tous les vents, il conduisait sa famille vers le lieu sûr de son propre enfermement.
Chantonnant, mâchouillant sa lèvre inférieure, ricanant.
Dans les vacarmes, les rires, la joyeuse emphase des vacances à venir, il roula.
Dans les piaillements, les mots aigus qui striaient l’air conditionné, il glissa vers lui-même.
C’était comme un uniforme, très précisément taillé, recouvert de bandes multiples qui, chacune, avaient une fonction et qui lui permettaient de ne rien laisser s’échapper de lui.
Même sa joie à converser avec eux avait une place qu’il lui suffisait de retrouver pour qu’il n’ait aucun effort, aucune mascarade maladroite à devoir forcer.
Il avait parfois été surpris par sa propre aisance à ainsi passer d’une existence à l’autre.
Il pensait qu’il était certainement doué pour cela.
C’était comme un jeu dont il aurait seul eu les règles en tête.
Sa dextérité à les appliquer lui donnait, en-deçà des montées régulières de chagrin, une fierté secrète.
Sous la chaleur accablante, le portail s’ouvrit, la voiture entra lentement puis le moteur se tut.
Tout en continuant à gazouiller, chacun contribua au transport des valises.
Il gardait une légère tension à l’idée qu’en ouvrant la porte, quelque chose, quelque chose de spectaculaire, d’impitoyable, de terriblement révélateur ait pu leur sauter au visage à tous.
La puissance explosive d’un aveu plus que d’une découverte qui les aurait fait pénétrer dans la frénésie de son amour qui devait, c’était une évidence, malgré les soins méticuleux pour le radier, encore tapisser les murs, flotter légèrement à la hauteur du plafond, s’être blotti quelque part, prêt à imposer sa force et son mensonge comme un axiome.
Mais le poids des valises repoussa toutes ces craintes et ces envies, tout le bruit assourdissant  des tollés qu’il était le seul à percevoir.
Les enfants portèrent les leurs jusqu’à leurs chambres respectives et il se chargea de celles de son épouse.
En poussant la porte  de la chambre de son épaule, il l’entendit s’exclamer.
Il sursauta, la chambre, la chambre avait laissé fuir ce qu’elle contenait de peau et de jouissance, la chambre l’avait trahi.
Son épouse s’approcha de lui en lui entoura le cou avec lenteur, l’embrassa fortement sur la joue et merci, merci lui dit-elle, merci de t’être souvenu de moi.
Il nota en quelques dixièmes de secondes qu’elle n’avait pas dit d’avoir pensé à moi et jugea que ce n’était pas bon signe.
Il lui sourit largement, espérant ainsi se ménager en silence  un instant supplémentaire pour trouver quoi répondre à cet accès de gratitude dont il ignorait complètement l’origine.
Il ne pouvait pas poser de question, tout était miné dans la maison et prêt à déflagrer au moindre faux-pas, donc, il continua de sourire, espérant qu’elle dénouerait elle-même l’énigme.
Elle l’embrassa à nouveau puis le lâcha, il en ressentit immédiatement comme un mieux-être, la distance, la distance qui permettait de s’adapter.
Il la suivit du regard qui se dirigeait vers le bout du bar partageant le séjour en deux, elle prit le vase et les marguerites qu’il contenait pour les déposer au milieu de la table basse, bien en vue, bien au milieu, comme le point de référence du centre de gravité de la famille, la marque ostensible de son hommage.
Le signe que la famille continuait de tourner autour de ce même pôle et que si elle avait jamais craint qu’il en soit autrement, elle s’était trompée.
Un bouquet de marguerite pour elle.
Il posa ses valises et en souriant lui demanda qui d’autre au monde pourrait, mieux qu’elle, mériter qu’on lui offre des fleurs ?
Et, reprenant les poignées de ses valises en poussant la porte de son épaule, il se surprit à penser.
Personne.   


A Rick 2009