La gamine





Les femmes de la famille portent toutes au milieu du front leur paire de mamelles.
Ce sont leurs seins qui les précèdent, traversent l’air, forcent l’espace.
Leur féminité descend jusqu’à leurs ceintures, débordant à gauche, à droite sous leurs bras lorsqu’elles les croisent.
Le volume de leur poitrail est depuis toujours logé dans la rêverie domestique.
Il y occupe une large place.
C’est une légende, un prototype.
Le commun accord génétique supposé traverser les générations de filles.
Des seins survolant l’histoire.
Inamovibles.
Mais l’arbitraire créatif de ses acides en décida autrement.
Pourquoi, pourquoi là, justement sur le torse de la gamine ?
Assise sur la branche de son noisetier,  un carnet à la main, elle réfléchit.
Pétillant sous l’effet de sa réussite, les joues rouges.
Grimper, monter sur tout ce qui s’élève entre elle et le vide du ciel.
Les rampes d’escalier, les escaliers, les grilles qui ferment les jardins.
Les murs, les rochers, les arbres.
Tous les arbres.
Réussir à escalader, vite, le plus haut possible chacun des arbres à sa portée.
Son but se crée au fur et à mesure des frottements.
Le lointain n’existe pas.
L’arbre.
L’écorce devient sa peau.
Elle et l’arbre.
Ses lombaires se séparent aux intersections du tronc et des branches.
Attentive, concentrée jusqu’à l’absence, aussi flexible que les rameaux de plus en plus fins sur lesquels elle se pose.
Elle perd dans l’ascension une partie de sa pesanteur.
Les craquements, les éclats de mousse, les chuintements qui traversent les feuilles l’acclament sur son passage.
Ils lui tiennent tête.
Arbre.
Chez elle.
En haut.
Quand les femmes s’activent en bas, chargées du colis jamais déposé de leur poids d’existence.
Beaucoup plus bas.
La gamine habite un corps sec, vibrant sous les secousses qui percutent le monde.
Elle absorbe les chocs en y posant la paume des mains et les pupilles irritées de trop voir.
Son corps entier est écartelé sous ses sens en excès.
Tout l’attache, tout la touche.
Son corps entier lâche des flux continus d’énergie qui lui reviennent, chargés des spasmes imperceptibles en suspens dans l’atmosphère.
Elle est occupée toute entière à faire passer les choses de l’extérieur vers l’intérieur.
Occupée tout autant à rassembler les pièces collées à son larynx pour les exhiber sous la lumière changeante des matinées interminables.
L’intense application qu’exige cette passion d'être ne laisse aucune place aux compromis.
Qu’elle aura à accepter pourtant.
La gamine, bien sûr, devra, lorsque son tour viendra, s’aménager le corps.
Se quitter.
Mais elle n’y croit pas.
Pas une seule seconde.
Lorsque les signes du destin réservé aux filles auraient dû la déprendre d’elle-même, s’interposant entre sa peau et le monde chahuteur qu’elle traverse, la figeant aux pieds d’un mur sur lequel elle ne pourrait plus jamais grimper, elle n’y a pas accordé la moindre attention.
Elle échappera à la malédiction.
Elle poursuivra ses projets organiques.
La gamine passera son temps à détourner les yeux.
Elle est étrangère à la fatalité hormonale.
Cela ne la concerne pas.
Ses activités ne peuvent se développer pleinement que dans l’évanescence.
Son corps ne pèse pas.
Son corps ne pèse rien.
Il n’est que l’intercesseur des étonnements sans cesse renouvelés que lui procurent toutes les mobilités qui l’enserrent.
Évidemment.
Marcher pieds nus sur la terre sèche.
Fermer fortement les paupières pour traverser la viscosité du brouillard à la force de ses mollets malingres pédalant, pédalant sans arrêt, d’une obligation éducative à l’autre.
Les femmes la forment.
Les femmes emploient son temps.
La gamine le leur a  cédé, presque intégralement.
Livré à leur méticuleuse gestion, elle leur a laissé l’ordonnancement de ses jours.
Mais elle a gardé son corps.
Entier.
Par-devers le règne des femelles grises, son corps a conclu des alliances et repousse les  recensements jusqu’aux extrêmes bords de ses journées.
Á leur insu, la gamine s’étire jusqu’à ses confins, jusqu’à sa tombée dans l’épuisement du soir.
Sa matière est lointaine, détachée.
Suréquipée d’une puissance tactile qui la monopolise constamment des pieds à la tête.
Matins glaciaux.
Étés ralentis.
Bruits, bruits, lumières.
Fractions tranchantes des évidences.
Tamis des nuages, bourdonnement des trouées profondes.
Rugosités et plis.
Sable lourd.
Sable dense.
Sable cuisant.
Granit.
Graviers violents.
Briques.
Boue.
Bitume fondant.
Feuilles mortes.
La plante de ses pieds lui enseigne la vie.
Rochers immenses où elle s’isole, s’exile loin des foules et s’enfonce toujours plus profondément dans l’espace des grandes vacances, devenu plus ouvert et flexible.
L’apesanteur, courir, sauter, courir, sauter.
Portée par les matières changeantes.
Lichens glissants, frottements.
Claque magistrale d’une vague plus haute que les autres.
Langue salée qui fait cracher le sable entre ses cuisses.
Son visage entier s’agace sous la versatilité de l’air.
Ses pommettes sont le thermomètre d’écarts illisibles.
Dans la même pièce, sa peau absorbe comme une éponge la moindre variation de température, s’étire et rougit sous les hasards climatiques.
Il lui manque une épaisseur.
Là, sur la face externe, quelques dixièmes de millimètres de peau supplémentaires qui la maintiendraient bien enfermée à l’intérieur.
Abritée des attouchements de l’air qui embrase ses joues.
Et ses lèvres.
Craquées, craquantes.
Sèches jusqu’à l’écartèlement.
D’un bout à l’autre des saisons.
Petits sillons au centre enflammé que le bout de sa langue essuie, suce, passant et repassant comme un baume apaisant sur les minuscules fissures.
Rebords énervés par la nécessité sans cesse reconduite d’ouvrir et de fermer la bouche, plus vulnérables encore sous les rigueurs sans nuances de l’hiver.
Se déchirant d’un coup en saignant.
Mains se guidant sans répit sur les bords du monde matériel.
Ses mains sont des verbes d’action.
L’extrémité de ses doigts lui apprend à lire.
Doigts durs du froid.
Actifs, précis.
S’apprêtant à reconstruire, à défaire et redresser, à décoller, à s’accrocher, à s’enfoncer.
À se tendre au fond des lieux encaissés et obscurs.
Gratter de ses ongles cassés.
Peaux à vif sur les cuticules, mordues, déchirées, avalées.
La gamine se mange.
Tièdes, palpés sous la moiteur des draps, hématomes et contusions.
Sur chacun des genoux, le délicat dépouillement des croûtes soigneusement arrachées à peine formées.
Son corps disparaît en elle par morceaux.
Introduire l’index dans ses narines humides.
En extraire de minuscules résidus et les malaxer de longues minutes au bout de ses phalanges excitées.
Épouser la terre avec une ferveur telle que le ventre et les cuisses s’exaltent jusqu’au fanatisme.
Son corps entier est une empreinte.
Son corps entier.
Nez grand ouvert aux vents engorgés de feuilles en voie de putréfaction.
Odeurs magnifiques et insupportables.
Violentant son petit cerveau.
Son olfaction toute puissante la tétanise.
Elle y stationne, la langue coupée par le tranchant d’arme blanche des groseilles à maquereaux.
Son corps s’effrite dans les écailles de la peinture  qu’elle décolle, entasse en petit cônes puis écrase le plus finement possible au creux de sa main.
Son corps est gratuit.
Dans chacun des gestes qu’il effectue se glissent de grands chambardements invisibles à l’œil nu.
Elle ne nomme rien.
Elle entend tout.
Les pulsations de l’air vomissant de chaleur.
Août et le silence.
Le moment est enfin venu où les sons tombent d’eux-mêmes au sol.
Elle compte un à un les oignons déshydratés qui baissent les bras.
Grinçante, l’oreille, prise de vertige face à l’instabilité des deux guêpes qui dépassent son front  quand elle pose une fesse sur la marche.
L’os s’y attache.
La chair n’existe pas.
La chair ne s’est pas encore amassée.
Elle garde en se relevant deux marques rouges à l’arrière de chacune de ses cuisses.
Son torse moite se colle au coton du maillot de corps jauni.
Elle négocie avec ses sandales de plastique les ampoules dont l’eau jaillit lorsqu’elle les presse, elle voudrait la boire.
La semelle gauche est toujours plus creusée que la semelle droite.
Les étés sont figés sous son adulation.
Ça ne changera pas.
C’est un corps qui ne change pas, qui ne changera jamais parce qu’il n’appartient à personne et ne revendique rien.
C’est un corps qui n’attend pas.
Il est nerveux et définitif.
Poussé par la seule impatience de l’espace.
C’est un corps sans temps.
Dédié au privilège de pouvoir rafraîchir vite, presque n’importe quand, ses joues sur la vitre glacée.
Pédaler vers rien.
Freiner beaucoup trop tard.
Pédaler pieds nus.
Les mains serrées jusqu’à l’ankylose sur le guidon, la pointe de son auriculaire passe sur le morceau de  caoutchouc déchiré de la poignée et la douceur de ce contact la fait basculer tout entière dans son doigt.
Il n’y a pas d’autre lieu que celui où la pédale écorche la cheville en frôlant le rebord du trottoir.
Tout ce qui pourrait s’échapper de ce corps absolument disponible est immédiatement circonscrit, intégré au rang des créations du grand jeu sans fin.
Du jeu plein d’étoffes, d’allers et venues de reines démentes et de traîtres.
De traînes lassées, de caveaux s’ouvrant dans les placards.
De poussière.
Toutes les poussières.
Ancienne.
Blanche.
Dedans.
Omnivore.
Envahissante.
Dehors.
Aveuglante dans les derniers jours sans la moindre goutte de pluie.
Volatile et mate.
La poussière percée, tracée, ouverte, alignée.
Dans laquelle s’ordonnent les routes qui descendent du Nord au Sud et puis gravissent les côtes interminables des trajets de fortune.
Des bonnes fortunes.
Des victoires et des pouvoirs acquis sans ménagement.
Assise sur le trône immuable de son règne, la gamine observe.
Le mollet gauche bloqué par le métal froid de la rampe d’escalier, la sandale bat nerveusement l’air.
Son orteil crispé la retient.
Toute parcelle de la peau découverte doit encaisser.
C’est une occupation à plein temps.
Ingurgiter,  s’imprégner des changements effleurant chaque zone de contact.
Trait froid de la céramique sur l’épaule.
Œil plié sous l’agitation des particules.
Nez coulant des humeurs transparentes.
Poignet essuyant les humeurs transparentes.
Polissage des talons contre la douceur du carrelage.
Piqûre de moustique sous le menton.
Marque de l’élastique du slip, inscrite d’une hanche à l’autre.
Essuyer, lisser, gratter, écorcher, pincer chacun des lieux de la rencontre avec sa peau.
Un corps magnétique, attirant à lui toutes les fibrilles impalpables sillonnant les interstices.
Son corps la dépasse.
Les femmes l’habillent.
Et puis le mettent nu.
Elles sanctionnent les degrés d’usure et de saleté et analysent les prélèvements qu’elles effectuent sans cesse sur son temps.
Ce sont des traces inaccessibles à son œil profane que seule leur expertise localise infailliblement.
La gamine baisse la tête.
Elle a toujours trop de quelque chose.
Les femmes lui ravissent toute excroissance.
Une tâche bleue, improbable, sur son pullover bleu.
Les femmes sont très propres.
Elles assainissent.
Leurs mains se tordent dans des linges et plongent dans des liquides  tout ce qui grouille et prolifère sur la peau.
Elle les regarde.
Enveloppée par leur zèle et prise  en étau dans la succession de leurs gestes radicaux.
Les seins des femmes les dirigent vers le dehors des choses.
Bouées flottant ignorantes des hauts fonds.
La gamine jette sur leurs trajets précis  mandatés pour sa désinfection un regard en biais.
C’est un œil vicieux, saturé de mépris.
De tout le mépris dont est capable son anatomie désincarnée.
Son torse, à elle, n’a rien à éduquer, rien à encadrer.
Il est ouvert, vaste et sans limite, à tous les soubresauts, les percussions, les convulsions sifflantes.
Á toutes les touffeurs, les brusques courants glacés.
La mousse amère du savon à la surface de l’eau du bain encercle ses aisselles et les muscles creux de ses pectoraux enregistrent, à la seconde près, l’évolution des alliances caloriques.
La gamine s’ébroue.
Elle secoue la tête et fait valser les gouttes autour d’elle.
Le moment du bain s’évase, se dilate et l’eau, en se refroidissant lentement, lui enveloppe la peau d’algues.
Le savon dilué lui donne un goût de coquillage.
Il faut aller regarder de plus prêt.
Ses yeux s’extraient, assez endommagés, de la mixture.
Sa peau, frictionnée dans tous les sens par ses plongeons, élimée jusqu’à son envers.
Le fond de la baignoire, aménagé en escalier somptueux descendant aux abysses, garde ses secrets.
Elle  serre ses talons tous ensemble, les presse contre le bord de la première  marche sur laquelle se pose son postérieur malingre.
Elle se condense, se regroupe.
Prêt.
Son corps s’éparpille en glougloutant puis remonte à la surface dans un fracas assourdissant.
La gamine a tant à faire.
Elle est attachée aux analyses minutieuses des denrées.
Á la maîtrise des écoulements.
Gouttes, rigoles, jets, l’observation méticuleuse de tous les fluides opérant avec leur immaîtrisable inconstance.
La gamine enveloppe parfois dans cette humidité ses deux sœurs.
Dans la baignoire ou ailleurs, ses droits d’aînesse lui garantissent leur main d’œuvre facilement impressionnable.
Elle les pousse, de gré et souvent un peu de force, dans les soutes de ses navires.
Elle les noie aussi, régulièrement.
Puis dans un de ses élans oblatifs coutumiers, in extremis, finit toujours par les  sauver.
Elles n’ont pas à discuter, à s’organiser, la gamine est là et décide de tout.
Le fruit de ses réflexions les emmène accomplir le miracle des histoires sans dénouement.
Elles n’ont rien à craindre, il faut qu’elle les initie à ses jeux. Qu’elles sachent une fois pour toutes où les mèneront leurs pas lorsque les femelles auront fermé la porte  de toutes les salles d’eau et les laisseront seules sous sa juridiction.
La baignoire ne doit pas leur faire peur.
Elle n’est pas tout à  fait pleine.
Et leurs têtes, maintenues sous l’eau pendant quelques secondes,  sortent de ses manipulations cyanosées et vaincues.
Lorsque les échos de leur panique risquent de traverser les cloisons, compromettant ses expérimentations,  la gamine les réanime immédiatement.
Qu’elles la comprennent tout à fait.
Il faut que leurs larmes cessent.
Qu’elles se rendent enfin solidaires.
Afin que ses injonctions se fassent plus claires, elle repose sa main de fer sur le sommet de leurs crânes et appuie de toute sa détermination sur leur vide existentiel.
Que leur bruit s’arrête enfin !
Qu’elles contribuent à leur formation !
Il faut qu’elle les prépare.
La gamine sent tout à coup des ailes pousser de chaque côté de ses deux hémisphères également malveillants.
Il ne lui reste plus que quelques ordres à leur donner pour qu’elles se déploient largement.
Dès que les portes, toutes les portes se ferment sur cette marmaille, elle tente, avec autant de désespoir que de détermination de la mener vers son salut.
Leur assénant à grand coup de distorsions corporelles les règles qu’elle élabore et applique à longueur de journées.
C’était pourtant clair, elle faisait tout le travail à leur place.
Sans jamais recevoir de leur part aucun remerciement, elle leur ouvre en grand des prés desséchés  pleins de buissons sauvages et de bêtes ridiculement petites, des souterrains habités de mers presque vierges, des lacs, des forts intouchables.
Elle leur propose tout ce qui au monde peut bouger, ramper, courir, sauter, reculer sans tout à fait disparaitre.
Tout cela dans l’élan de sa  générosité sous-estimée.
Car elle n’attend presque rien en échange.
Le seul respect de quelques-uns de ses principes.
Et leur participation aussi attentive que possible à son champ d’hypothèse.
C’est promis, elle les laisserait traîner au beau milieu de ses cultures de perles et d’immondices.
Point n’est besoin qu’elles sachent trier, c’était sa mission, son sacerdoce.
Bien sûr, bien sûr, ses plans d’organisation tournent parfois court.
Lorsque leurs doléances changent de destinataire et que les deux mijaurées, ses associées profanes, courent en sanglots en référer aux instances.
Noyade, noyade, noyade.
Que de mots vains sur ces manœuvres initiatiques.
La gamine veut leur apprendre comment vivre au clair, s’évader enfin de l’eau saumâtre de la génétique.
Les divers projets dont elle teste la pertinence sur ses sœurs partagent un seul but, résister.
Résister !
Les aguerrir, les préparer pendant qu’il est encore temps aux infectes confrontations à venir dont elle, elle seule, connait toute la teneur maligne.
Elle prévient.
Elle se doit d’accepter que sa tactique offre quelques failles.
Souvent des doigts se pointent, des yeux écarquillent  leurs pupilles, des voix s’affûtent, avec une telle rancœur qu’elle en reste toute chose.
La gamine est brusquement prise de doute, acculée à la résignation.
Elle se sent devenir perplexe face à la démesure de sa condamnation.
Elle baisse le front.
Elle baisse les bras.
Dans l’isolement de l’expiation, sa foi est secouée.
Elle s’en inquiète à juste titre, devra-t-elle donner toute sa vie pour les autres ?
Du fond de sa réclusion, la gamine soupire de toute son âme, entendant leurs rires, ses sœurs innocentes revenues sans sourciller à l’abrutissement de la dînette.
Comme elle les plaint !
Comme elle maudit leur aveuglement !
La légèreté de leur enfance, écrasée sans même le savoir dans l’étau des injonctions.
Leur vacuité légitime comprimée en pleine insouciance entre les couches épaisses des mises aux normes effectuées pour leur bien.
Elle y songe.
Elle se concentre et consacre à leur initiation suivante l’élaboration de  nouvelles manœuvres.
Elle leur dira.
Une fois de plus.
Tout est au sol.
Tout se penche vers lui indéfiniment.
Et il semble à la gamine que, juste au-dessus, quelque chose bouge.
Les femmes ondulent, virent et voltent au-dessus de son domaine.
Au passage, elles la convoquent et la forcent au repos pour pouvoir la rassasier. 
Mais malgré la contention, la gamine reste employée.
Ses doigts grattent, tapotent.
Sa bouche lui impose des épreuves.
Les goûts ne se délivrent pas à la légère.
La gamine a peaufiné les succulences.
Profiter, profiter.
S’incorporer toutes les consistances.
Les fondantes, les juteuses, les croquantes.
Mâcher, déglutir.
Lécher et sucer.
Les fadeurs, son palais, les acides, ses sinus, les amertumes, sa bouche.
Où est le commencement ?
Elle travaille continûment à la perception des échanges.
Des dispositions dont il faut retracer les contours aux moments des mises en commun familiales.
Elle s’absente alors quelques minutes de l’activité épuisante de ses sens pour se présenter, le mieux pliée possible, à la compression des commentaires.
La gamine doit alors s’effacer presque totalement.
Ouvrir la bouche.
Pour la remplir.
Fermer la bouche
Pour bien se taire.
Hésiter à se servir une seconde fois.
De la purée.
De la parole.
Hésiter, chercher tout de même sa place, dans ces remous de bras et de ventres, cette submersion de glandes traversant la table, distribuant à toute volée la pitance et les injonctions.
Elle sent qui la frôlent ces seins toujours tendus, toujours actifs sous l’effort et l’urgence de la maisonnée entière à faire passer par le ravitaillement.
La gamine concentre son attention, oscillant sur son coccyx.
Tentant d’identifier les trajectoires qui traversent la salle.
De faire bonne figure dans cette course de chair et de mots sérieux accrochés au revers des actes.
La gamine cale son poitrail informe contre le bord de la table.
Á chaque fois, malgré tous ses efforts, leurs langages lui restent impraticables.
Elle cherche les mots qui éveilleraient leur intérêt.
Les mots des grandes affaires.
Tente de prendre part aux débats qui se croisent au-dessus de sa tête.
Ses à-propos se perdent.
Ils tombent, à plat, inévitablement.
Elle n’a pas pris toutes les mesures, les préséances l’égarent un peu.
Il lui est fortement conseillé de grandir.
C’est ce qu’elle tente, coincée sous leur juridiction,  donnant de sa voix aigüe  son point de vue sur la marche des affaires.
Elle n’a pas à s’en mêler.
Elle risque une remarque à la volée.
Elle n’a pas l’âge.
C’est une pente où la gamine s’aventure parfois par complaisance mais où elle se perd.
Les conversations ont des bords huilés contre lesquels elle dérape.
Remise à sa place, où elle cesse de s’agiter.
Mais où étaient-elles ?
Où étaient-elles donc lorsque le temps n’existait pas ?
L’essentiel lui échappe.
La gamine sait comment le retrouver.
Elle mange vite.
Elle demande à sortir de table.
Pour aller dehors et inspirer.
L’air est toujours là.
Il effleure les mêmes parties nues, le haut des chaussettes, arrondit sa main sur les genoux et la serre un peu plus autour de chacune de ses cuisses.
L’air est traversé par les jambes sans répit de la gamine.
Ses jambes noueuses l’accompagnent partout.
Elles l’élèvent et la plient, la tordent et la soulèvent.
Elles sont aux prises avec des labeurs divers, tous primordiaux,
où chacune des jambes détourne à sa façon le cours de ce qui se décide ailleurs.
Même lorsque l’horloge des nerfs épuisés sonne un répit, elles continuent de sautiller, gigoter, cloche-pied.
Les femmes basculent leurs hanches, elles ne sautent plus.
Leurs arrière-trains oscillent dans des buts exclusivement pragmatiques.
Elles vont toujours quelque part.
Les femmes suivent leur chemin, précédées du matin au soir par l’objectif prochain.
Comment leur accorder la moindre confiance lorsque chacun de leur pas déchire l’alliance si fragile des forces invisibles et laisse sur la blessure les seules médications de l’eau chlorée et de la graisse chaude.
Les femmes de la maison n’ont pas l’intelligence de leurs pieds ni de ce qui les supporte.
Ils sont assidus, présents au déplacement mais sans discernement.
Leurs pieds ne marchent pas.
Ils atteignent les uns après les autres des points en traversant du vide.
Leurs jambes portent des charges telles qu’elles  sont incapables de poursuivre l’éphémère.
Bien sûr, leur corps peine à les suivre.
Alourdi par la fonction invalidante de se mener d’un lieu à l’autre.
Comment survivre ?
La gamine tourne la tête puis le tronc.
Elle tourne.
De plus en plus vite.
Jusqu’à ce que le paysage entier défile à l’envers sous ses paupières fermées.
Puis elle ouvre les yeux et laisse un à un tomber ses membres sur le sol.
Dans l’effondrement les couleurs accompagnent sa chute.
Les femmes ouvrent leurs bouches et se rassemblent.
Elles l’entourent et lui crient d’arrêter.
C’est simple.
Mais elles ne comprennent  pas les enjeux.
Elles ont donc oublié.
Ou bien elles n’ont jamais été des filles.
La gamine s’étourdit ainsi pour conjuguer.
Conjuguer est sa passion suprême.
Les images qui se brouillent et les pensées qui sombrent dans  les dissolutions.
La légère nausée.
C’est une réponse donnée sans ambiguïté par son abdomen.
La gamine communique.
Les viscères.
Le plancher.
Le souffle dedans.
Les rafales dehors.
Les parcelles toujours entrouvertes de ses cerveaux.
Les femmes ne se penchent plus sur l’inconnu.
Tout est devenu simple.
Il est possible qu’elles ne se souviennent pas.
Possible que les forces se soient déplacées à leur insu.
Elles ne se souviennent de rien.
Et maintenant qu’elles ont tout oublié, les femmes sont scellées à l’utile.
Leurs corps massifs se sont interrompus là, fixés à l’attention portée à tant objets distincts.
Elles promènent leurs ossatures, enveloppées des biens qu’elles possèdent et entretiennent sans fin, dans une spirale où s’enchaînent l’ordre visible et leurs ordres.
Des biens si pesants, condamnés à l’inertie de leur fonction exacte.
Des biens si pesants.
Pour s’assoir, se coucher, se laver, se vider, se remplir.
Des objets à profusion, les conviant sans cesse à l’usage.
Des choses à ne plus penser.
Des choses qui pensent à leur place.
Organisent inlassablement les minutes qui leur sont dues, jour après jour, dans un temps bouclé où même respirer est superflu.
Lui faudra-t-il aussi oublier ?
Il faudra oublier tout.
C’est impossible.
La gamine qui les observe nuit et jour se réduire à un emploi du temps et le glisser sous le mouchoir de leur boîte crânienne s’oppose.
Un mutisme compact qui recouvre le bruit des appareils que les femmes manipulent.
La gamine veut perforer l’ordre.
Elle veut continuer à le démembrer, à le reconstruire.
Elle s’opposera.
Elle s’allonge dans le noir et apprécie la distance qui la sépare des besognes.
C’est leur mémoire qui pend le long de leurs journées.
En berne leurs tissus, plus jamais flottant dans les grands larges.
La gamine ferme les yeux et se sent devenir toute raide, aspirée par l’étroitesse de ce destin à tout faire.
Elle ne veut pas s’attacher aux choses uniquement pour les changer de place.
Elle ne veut pas intervenir dans ce qui s’effectue au-delà d’elle, dans l’arrière-plan courbe.
Elle ne veut toucher le fond de rien, ne se poser sur rien.
Elle veut le mouvement, rien que le mouvement.
Elle s’endort en construisant chaque soir dans les orifices de sa mémoire les places fortes où elle maintient son droit à ne rien oublier.
Quoiqu’il lui advienne.
La gamine n’en sait rien, son corps sait pour elle.
Il désobéit à tout.
Il se contracte et s’organise contre elles.
Jeter un caillou dans la fenêtre derrière laquelle les femmes se décomposent.
La gamine regarde.
Elle sent un poing fermé au centre de son absence de sein.
Puis elle tourne le dos à la cuisine et part.
Elle s’enfonce dans le territoire sans limite de son enfance incurable.
Dans son agenda si fourni, tant d’affaires sont à mener qu’elle a décidément négligées beaucoup trop longtemps.
Elle n’avance pas dans le même temps que les femmes autour.
Leur temps est un temps soumis, ouvrant à tous les vents ses secrets dévoilés, libérant à chacun de ses passages une odeur mêlée de désinfectant et de moisissure.
Elles la hissent, la tiennent fermement dans le sens imposé de la marche.
C’est, inévitablement, une marche en avant.
La gamine lève le menton, tentant d’apercevoir au loin les contours d’une porte ouverte, ou une sorte de porche.
Mais leurs mains lui courbent la nuque et la maintiennent face aux tâches.
Á accomplir, à recommencer, à accomplir, à recommencer.
Sans retour possible, sans écart, sans autre chose à faire que faire.
Et nul porche, nulle porte à atteindre.
La seule répétition sans fin des gestes.
Elle se débat.
Profite d’un moment d’inattention pour glisser souplement et sans bruit le long des flans épais de cet animal qu’elle deviendra, abattu, pétri d’ennui et sans métamorphose.
Elle se laisse glisser et leur échappe.
Pour quelques temps encore, pour quelques temps encore.
Elle fait volte-face et court se réfugier à l’envers.
La gamine ne peut aller et venir que dans un temps extensible, s’étirant puis se condensant en un éclat minuscule.
La gamine doit aller et venir.
Faire marche arrière puis repartir, monter en descendant et éviter à tout prix les lignes horizontales des saisons sans issue.
Elle sait bien pourtant.
Elle le mesure à chaque équinoxe.
Elle sent ce temps des limites l’annexer progressivement.
C’est une occupation sourde du territoire qui la rythme sans à-coup.
Mais elle peut mesurer, au hasard, elle se réveille un jour et en se levant, c’est le matin.
La gamine sent fuir hors de sa cage thoracique le pouvoir de transformer les choses, de se transformer en chose.
Elle sent depuis peu qu’elle se déplace plus souvent entre les choses lorsqu’on lui en donne l’ordre.
Leurs ordres, susurrés, criés, ordres articulés avec application, cachant leur unique commandement.
Grandir, il faut grandir, grandir, grandir.
Elle s’oppose à leur dictat.
Elle tente de les effacer en s’effaçant elle-même, se réfugiant partout, devenant discrète jusqu’à la transparence.
La gamine s’absente et croit qu’on l’oubliera.
Mais c’est fait, elle ne leur échappera pas.
Elle grandira plus qu’il n’est possible.
Observant un à un les effets dévastateurs de cette croissance sur toutes ses agilités.
La gamine croît vers les masses.
La gamine prend du poids, d’heure en heure.
Elle prend de la taille.
Elle n’y coupera pas.
Elle ne veut pas que son sort soit jeté aux devoirs que les femmes accomplissent à longueur de journée.
Elles l’entourent, l’encerclent, bousculent son avenir de leur impatience et de leur volonté tenace.
Elles veulent que la gamine soit.
La gamine doit les suivre.
Elle doit les suivre.
Les femelles piétinent, leur œil scrute le moindre signe augurant le bouleversement tant attendu.
Il faut grandir, il faut devenir le plus vite possible.
Mais la gamine ne veut pas.
Pour rien au monde.
Elle essaie.
Pas de ces mamelles-là, qu’elles aillent vers quelqu’un d’autre.
Elle les offrira à qui les veut.
Elle essaie.
Elle pose ses mains bien à plat sur l’emplacement de ses seins à venir et appuie de toutes ses forces.
Pour qu’ils passent, qu’ils disparaissent.
Elle essaie.
Elle creuse une crypte au fond de sa cage thoracique et y ensevelit sa paire de seins á venir.
Qu’ils restent enfouis dans le noir.
Elle veut continuer à marcher sur le fil des jours sans but, des nuits simplement, qui passent et s’achèvent.
Elle ne souhaite pas régenter un jour les rangements.
Elle ne veut devant elle que des fils.
Elle ne veut que des fils entre elle et les choses.
Rien qui puisse la dévier de la tâche imposante de leur demeurer, partout et toujours, ouverte et disponible.
La gamine a tant appris.
Elles insistent.
Elles veulent qu’elle les rejoigne, le plus vite possible.
Qu’elle s’extrait des ombres pour se hisser à leurs côtés jusqu’à la clarté uniforme des certitudes.
Mais la gamine résiste.
Elle sait où ne pas s’en aller.
Elle sait que, nulle part, ce que ces femmes-là perçoivent et touchent ne reste là où elles ont cru l’avoir placé.
Elle sait que tout s’échappe sans cesse, que les contours tapissés de leur ordonnancement se désagrègent à leur insu et réintègrent en s’y dispersant la frénésie des nébuleuses.
La gamine s’assoit, jambes repliées, ouvertes prêtes à l’envol, sous la table de la salle à manger.
Elle se tait et écoute.
Ses mains enserrent ses chevilles, elle se prépare.
C’est un abri relativement sûr, d’où elle peut observer les passages incessants des fées du logis.
Pratiquant l’inactivité d’une façon soutenue, la gamine  suit des yeux le déplacement  de leurs mollets et tente à chacun de ses séjours souterrains d’affermir ses capacités au départ.
Elle s’éloigne insensiblement de leurs ébats.
Le corps de son esprit, incorrigiblement happé, est déjà emporté au gré des courants qui traversent mollement la pièce de part en part.
Elle serre ses chevilles un peu plus fort pour éviter le plafond.
La gamine maîtrise tout.
Les circonférences. Les cercles. Les globes. Les bulles. Les billes. Les sphères. Les planètes. Les anneaux. Les bagues. Les ronds-points. Les points. Les ronds. Les gouttes.
Tout tourne.
Tout tourne.
Au-dessus de sa tête, tout se croise dans un éternel mouvement circulaire.
La gamine attend autre chose.
Mais ce n’est pas envisageable.
Elle regarde de temps à autre devant elle et que voit-elle ?
Que voit-elle ?
La croisée des deux lignes.
Un angle qu’elle ne sait pas comment arrondir.
Ce virage qu’il lui faudra négocier avec la flamboyante poussée des hormones.
Les cellules. Les globules rouges. Blancs.
L’odeur des sécrétions profondes.
Les pellicules sur le dos des vêtements d’homme attachés aux patères.
La valse.
La tête lui tourne.
Elle hésite.
La gamine trace dans l’urgence un trait dans le sable humide et froid.
Elle évacue de sa ligne de conduite petits cailloux et grains.
Elle part d’un point, le relie à la succession des points.
Elle ne veut pas voir la fin.
La gamine ne veut pas pousser.
Elle ne veut pas se pousser.
Elle ne veut pas que ses seins la poussent.
Les nuits se passent.
Le temps se passe.
La gamine s’enfonce dans son lit de toutes ses forces pour fermer le temps.
Et elle cherche.
Elle ne veut pas.
Elle ne veut pas.
Être finie.
Elle ne veut pas que ça lui arrive, elle veut rester droite.
Plate.
Chaque nuit, lorsque les femmes de la maison se sont enfin libérée de leur consistance et dorment en fermant les poings sur le lendemain, la gamine tourne et retourne dans ses draps afin de pouvoir s’apporter une solution.
Elle n’en a aucune.
Alors elle s’accroche et attend, en fermant les yeux, que quelque chose se passe.
Qui passerait et la prenant à bras le corps, l’entrainerait à rebours, vers les terres qu’elle connaît mieux, vers les terres qu’elle adore et qui semblent, depuis quelques temps, quelques semaines, se dérober sous ses pas.
Ses terres se décomposent.
Partent en miettes.
Alors comme elle le sent, comme elle le sait, elle tourne et retourne dans son lit pendant que les femelles récupèrent sous le dais de leurs devoirs à venir.
Elle tourne et elle pense.
Elle pense intensément agrippant à pleines mains les rebords froids de son lit.
Elle pense, avec toute sa joue.
S’effaçant dans l’indifférente présence de l’oreiller, jusqu’à ce qu’elle le rallie à sa cause.
Quand enfin il lui murmure que demain, ça ne compte pas, elle chute avec lui dans le sommeil de grande envergure.