L’éclat
du jour la jette.
Elle
s’éveille tout entière enfermée dans le volume exigu de son crâne.
Particulièrement
serrée vers l’avant, juste derrière l’os frontal.
La
lumière, comme un coup de sabre, l’a ouverte de haut en bas.
Enfouie
dans l’obscurité des draps, elle tente de rassembler ses pièces éparses.
Il
doit pleuvoir quelque part.
Des
sons tout autour ne lui parviennent que quelques vibrations de tronçonneuses.
Tout
a été abattu.
Tout
a été rasé.
Autour
des fosses à contourner, tout s’est refermé.
Contre
ce qui l’attend, elle se protège encore un peu.
Elle
garde les yeux plus que fermés.
Deux
cataplasmes à l’envers.
Tout
doit rester clos, pour s’opposer à la cruauté du jour.
Le
jour blanc qui s’infiltre lentement dans
la gelée de son corps mal ajusté, heurte par jets l’hémisphère temporal gauche
puis pénètre en glissant profondément sous l’œil.
Sous
l’œil.
Par
quel hasard ?
Elle
tourne légèrement la mâchoire et la joue suit.
Dans
ce mouvement elle laisse quelques parcelles de matière sur l’oreiller.
Une
douleur sourde.
Elle
n’entend pas très bien non plus.
Son
compte est bon.
Le
jour est là.
Le
jour à venir est déjà là.
La
journée sera longue.
C’est
sans pitié.
Il
n’y a pas de choix.
La
journée sera longue.
Elle
s’ébauche à peine.
Déjà
entièrement parasitée par quelques bourdonnements cérébelleux diffus.
Elle
suit leur propagation le long de chaque dendrite.
L’ensemble
du circuit est touché.
Les
foyers actifs propagent la fournaise sur chaque millimètre carré de la dure
mère.
Un
embrasement généralisé sur la surface interne de l’os occipital.
Elle
est là, ce matin encore, cloîtrée dans sa boîte crânienne.
Sans
issue.
Elle
soude les bords de ses paupières.
Espérant
que l’obscurité ainsi gagnée lui épargnera en partie les informations
tonitruantes qui la traversent en tous sens.
Bien
sûr elle connait cet état.
Il
fait suite au sommeil d’outre-tombe dans lequel elle est tombée brutalement
corps et biens pendant quelques heures.
Un
au-delà sans mémoire où toute trace d’activité neuronale disparaît, engloutie
sous le taux d’alcoolémie.
Mais
le moment est venu de s’extraire laborieusement du coma bienfaisant en aidant
sa mémoire à ramper à reculons jusqu’aux derniers signes conscients de sa présence
au monde.
Difficile.
C’était
hier.
Hier ?
C’était
quand ?
Elle
distingue quelques formes lointaines dont elle tente de se rapprocher pour les
identifier.
Avant
dix-neuf heures ?
Avant
vingt et une heures ?
Jusqu’à
quand, hier, est-elle restée vivante ?
L’enchevêtrement
compact des évènements se détend un peu et laisse filtrer quelques signes.
Le
dîner.
Peut-être.
C’est
plus tard, dans la cuisine qu’elle va reprendre pied.
Plus
tard, lorsque debout, elle pourra enfin s’affronter à la matière sans nuance de
sa décadence.
Il
lui faudra relier les sensations suraiguës et leurs effets dévastateurs à des
données concrètes.
Visible,
là sur la table rase de tout ordre.
Visible,
un chaos où les estomacs semblent avoir achevé leur digestion au grand jour.
Alors
elle pourra rédiger sa biographie.
Sans
ajournement.
Elle
pourra évaluer l’ampleur des débordements avec précision.
Régnant
dans toute son arrogance, inamovible, hors d’atteinte de la pulvérisation, seul
le nombre irrécusable des bouteilles s’extraira, magistral et tout-puissant, du
paysage.
Postindustriel.
Elle
en sera consternée.
Elle
en sera une nouvelle fois consternée.
Mais
leur recensement, il est impitoyable, posera clairement les bornes de ses dérèglements.
C’est
ainsi.
Elle
le sait.
Elle
connait l’histoire.
Toujours
les mêmes convives fidèles, éprouvés
jusqu’aux tréfonds de leur plus
secret souffle d’intelligence.
Toujours
les mêmes amis dont les torses se courbent inexorablement au cours de la soirée
sous le poids de la vérité.
Acquise.
Verre
après verre.
Verre
plein puis vide puis plein puis vide, ils activent sans interruption la pompe
hydraulique de leur endurance.
Travaillent
à l’énoncé jusqu’à s’abrutir de clairvoyance.
Elle
connait tout ça.
Bien
que traversé parfois par une émouvante lucidité gagnée à la force du poignet,
au fil des heures, le verbe peine.
Elle
connait la préface et les transitions, elle connait les apocalypses minuscules
qui se suivent mais les poussent inexorablement tous en fin de soirée dans le
flot muselé de l’extinction.
Se
relater devient, fermentant dans le bafouillage des arguties, son propre objet,
se nourrit de sa substance jusqu’à s’absorber tout entier.
Elle
a dû encore hier parler fort pour tenter de convaincre.
S’adonner
à des explorations radicales dont elle ignore maintenant jusqu’aux thèmes.
Des
positions ferventes, vacillant au centre d’un banquet où chacun n’a pris la
parole que parce qu’il se pliait, nébuleux mais téméraire, au pouvoir définitif
du dernier mot.
Le
seul qui ait jamais compté.
S’arrachant
à la cacophonie, les sentences ont vibré, séparées et inaudibles, sans lignes
de force autres que l’intensité des voix. Affirmer, s’affirmer dans le fond du
verre, épris d’un amour sans borne pour la chaleur du mot léchant les lèvres au
passage, le faisant dans le mouvement contraire à l’ingurgitation des liquides,
parfaitement et brutalement sien.
Elle
a, hier encore, foncé en tête à tête, baissée contre elle-même.
Le
but atteint ?
Il
n’en reste rien.
Personne
ne se souvient.
Personne
n’a pris pour lui un peu du soubassement offert par les autres.
Personne
n’a tourné son front vers d’autres angles.
Personne
n’était là.
À
peine perçu, le cœur des controverses s’engloutit immédiatement sous le volume
des voix.
Qui
percutent les murs mais restent inaudibles, retombant comme les mégots,
n’importe où.
Qui
se dispersent, percutées parfois par les secousses d’un rire dont l’origine se
perd.
Et
tout le monde démontre l’équation du néant, épongeant sa logique saturée d’un revers
de manche.
Tout
est si évident.
Seul
compte l’excitant usage du monopole.
Et
son engloutissement.
Au
bout de quelques heures, les sirènes conviées pour chantonner lors du banquet gesticulent
encore à la surface mais elles ont donné depuis longtemps le meilleur
d’elles-mêmes, suite au naufrage, il ne leur reste plus que leur totale nudité.
Au
milieu des pensées démembrées, seules surnagent leurs écailles sur quelques
mots mal articulés.
Bribes
de redites, seul matériau encore consistant dans cet univers liquide.
Le
monde garde à peine son unité, menacé à chaque instant de s’éparpiller sous le
brusque effondrement de ses digues.
Une
partie minuscule s’accroche sur un des pans de son épave pour la maintenir
laborieusement à flot, sur l’autre, tout se délabre et tombe.
Elle
connait parfaitement la chute, elle connait la fin de l’histoire.
Et
après l’écrasement bienfaisant du sommeil, elle connait la férocité du temps
qui le suit, elle s’y est égarée des dizaines de fois pour se reprendre.
Encore
une belle soirée.
Qui
la laisse sur sa fin.
Effacée
de son propre temps, disparue de sa propre mémoire.
Une
soirée absolument identique où elle se retrouve absolument identique.
Une
soirée inexorablement pareille à toutes celles qui, depuis quelques années,
l’ont précédée.
Encore
une belle soirée.
Nulle
part autour d’elle le matin ne devrait exister.
Son
temps se compte à rebours.
L’attente
y est rude.
Le
lit la berce contre ses angles.
Il
reste encore quelques minutes.
Elle
les passe en avance en s’enfonçant dans la journée à venir qui devrait être
finie déjà.
Elle
va de nouveau devoir se rassembler à tour de bras, s’entourer des gilets
pare-feu des benzodiazépines et du paracétamol pour redonner du volume à ce qui
s’est encore échappé d’elle en fumée.
A
ce qu’il reste d’elle en cendres.
Une
fois de plus, la chimie sédative va la pousser sous la masse terne mais victorieuse
des déchets.
Une
fois de plus, malgré leur fort coefficient d’élasticité, les corps calleux vont
se déchirer par place, happant du vide et le recrachant dans le marécage de son
haleine épaissie.
Le
matin est un temps de grande clairvoyance.
Physiologique,
elle est, corps tendu à craquer sous les accès des excès.
Le
matin est un supplice.
La
laissant seule face à l’ampleur de la dette contractée.
Elle
est vivante, mais n’est qu’une ombre vivante au centre du tableau inachevé de sa
santé mentale.
Un
cul-de-sac épais, exploré de fond en
comble mais où tout lui semble inconnu pourtant.
Le lit la secoue mais la sauve, elle tente de s’y
frayer à tâtons une sortie plus douce vers ce qu’elle sait.
Passant
comme un cerbère allongé sur ses états d’âme, elle fait le tour de
l’organisme qui lui a survécu,
millimètre par millimètre, elle se reconstitue et tout à coup se heurte à une
sensation inhabituelle.
C’est
une zone étrangement indistincte.
C’est
ici.
Sous
l’œil.
Elle
perçoit une tension entre le sourcil gauche et le bas de la joue.
Elle
continue son rassemblement et l’ignore, trop à faire encore pour se reprendre.
Elle
maintient les paupières closes.
Elle
maintient l’immobilité de ses membres.
Elle
maintient l’inertie de l’urine dans sa vessie pleine.
Ne
pas bouger, rester ici jusqu’à la fin des temps.
C’est
assez.
Déchiffrer
une à une les traces encore perceptibles pour la reconstitution de son
intégrité.
Hasardeuse,
oui.
Elles
sont assez peu nombreuses et incertaines.
Une
sorte de cercle précis pourtant là.
C’était
peut-être avant.
Le
tiraillement qui lui fend l’oreille n’a pas place dans sa mémoire bleuie.
Il
s’agit d’abord de se retrouver, puis de s’y retrouver.
Hier
donc, quelque chose comme ce matin, du neuf, une tension anormale sous l’œil, en
plus.
Il
faudrait retrouver le fil, tirer un fil,
qui l’épuise déjà de lui résister sous l’idée de tant devoir se tendre.
Ne
pas chercher, ne plus jamais chercher.
La
douleur est agréablement soporifique.
Large
comme une paume de la paupière à la moitié de la joue.
La
main gantée d’une inconnue.
Son
immolation coutumière est presqu’atténuée par la raideur profuse immobilisant
tout le maxillaire gauche.
La
veille.
Bien.
On
ira voir.
Mais
dans le noir, dans le noir le plus noir.
Tout
effet de lumière lui glace le sang.
Fermer
les yeux avec acharnement.
Tenter
d’échapper au plus repoussant, la clarté.
Les
escaliers.
Avant ?
Après ?
Elle monte les escaliers, les courses dans le panier, le
chien haletant derrière.
C’est
encore net.
C’est
avant.
Elle
tend un peu le cou, le corps étranger occupe une partie de sa joue.
Un
pieu, une barre, enfoncée de biais entre la tempe et la fosse nasale.
Les
habitués.
Quelques
remarques hilarantes tombées comme les glaçons dans le premier pastis, puis
dans le deuxième.
Elle
n’a jamais aimé le pastis.
C’est
certainement une boisson d’homme.
Elle
le boit comme un stimulant lui permettant de suivre la course de ses compagnons
de route.
De
son compagnon de route.
Qui
trône en maître au bord d’un vide, un verre de n’importe quoi à la main.
Il
conspue par gorgées tout ce qui pourrait s’opposer à l’usage inconditionnel de
son plaisir.
Omnipotents
tous deux ils s’emmènent aux confins de
tout ce qui ne saurait être égal à eux-mêmes.
Il
lève vers son ciel le calice, le sceptre de sa grandeur.
L’homme,
icône un peu bouffie du prétoire.
Voilà
qui elle aime.
Voilà
ce qu’il aime.
L’ivresse
annihilante.
Un
précis dépeçage de toute la matrice de
ses pensées et puis se répandre, soir après soir.
Se
laisser glisser encore frétillant dans la dépouille de quelques oracles, son
libre accès à l’immuable, la vérité elle-même, frémissant d’acuité devant les
faces décomposées et blêmes de son fidèle public.
Son
compagnon gonflé d’emphase, gonflé de gammas glytamyl transpeptidase, glissant jour
après jour avec tant de sûreté vers la totale immolation, le troisième point de
suspension.
Elle
le suit.
Elle
remue derrière lui et agite avant que le rideau ne tombe une nouvelle fois quelques-uns
des préceptes de la raison.
De
ses raisons.
Elle
reste assise en bout de table, face à eux tous, imprégnée de tous les toxiques
vibrant simultanément dans leurs œsophages et tentant de garder sa place dans
la poche de résistance maintenant contaminée où elle pensait pouvoir les aider
à survivre en se servant un autre verre.
Chaude,
de plus en plus chaude, se prononçant sur tout, elle cherche à l’accompagner
fidèlement vers leur désertification.
Mais
il avance seul, pas à pas, façonnant sa mort attendue en s’enfouissant de plus
en plus profondément, hors d’atteinte de toute créature vivante pouvant
s’interposer entre lui et sa disparition.
S’éliminer
de toute surface lisible.
C’est
une mission à laquelle il s’est voué jusqu’à pouvoir s’oublier presqu’en
entier.
S’oublier,
seul dans ce puits sans fond où nulle voix autre que la sienne n’est plus
audible.
Il
travaille à y chuter avec chaque fois la même obstination.
Tomber
de lui-même, jusqu’à transformer son regard en une porte battant sur le vide.
Alors
il parle et la traverse, elle a disparu du champ de ses perceptions.
Devenue
personne.
Il
se presse, il s’exprime, ne laissant qu’à peine de pulpe.
Il
chérit l’oubli et le coma.
Mais
elle chérit son chéri.
Depuis
longtemps.
Depuis
si longtemps, elle l’accompagne fidèlement jusqu’à sa sépulture.
Elle
l’accompagne avec loyauté dans son voyage sans retour ni pardon jusqu’à leur
fosse commune.
Puis
elle se reprend et, à chaque fois, décidée à s’éloigner, à décommander ces
expéditions vers l’affaissement, prête enfin à se séparer.
Il
le faudra.
Le
front au frais sur le bord des toilettes, elle vidange, s’enfonçant l’index et
le majeur au fond de la gorge, sa nausée d’eux parce que cette fois c’était encore
une fois la dernière.
Celle
qui serait l’ultimatum de sa déchéance.
Si
claire, si claire sa perdition, elle sait.
Enfin,
c’est cela qu’elle entend siffler comme le vent de son large.
Elle
sait que ce n’est pas fait pour durer, les ravages.
Alors
elle décide.
Elle
l’abandonne à ses liturgies.
Pour
un nouveau départ.
Jusqu’au
lendemain, presqu’à blanc sur le voile tendu de l’oubli.
Traçant
sur lui ses spirales qui la réveilleront déjà morte et qu’elle passera toute sa
journée à effacer.
Encore
quelques secondes, elle allume de petits feux en réveillant sa mémoire pour la
mettre à la disposition d’hier.
Que
ce ne soit pas seulement pour la crémation, tout ce temps.
Ils
se sont pourtant tellement parlé !
Des
choses, tant de choses dites.
Peut-être
pas moins ni plus pertinentes que ce qui peut se dire ailleurs, à d’autres
moments.
Comment
savoir ?
Toutes
ces choses dites fondues.
Perdues
à tout jamais dans l’arène close de leur jeu sans règle.
Aucune
ouverture.
Dans
le district barricadé par l’ivresse rien ne peut survivre des mots explosant
comme des missiles sur l’édifice de leur entendement.
La
lumière ce n’est jamais là.
Là
règne le massacre, le don du massacre.
Mais
après le carnage des raisons que faire des corps ?
Elle
s’étire lentement et cherche.
Une
source devrait jaillir là-bas, un peu plus loin.
Une
eau limpide et fraîche dont elle entendrait l’écoulement purificateur.
Elle
est souillée, asséchée de la gorge à l’anus.
Répugnante
partout.
Ouvrir
la bouche risque de projeter autour d’elle un mortier de remords et d’amnésie.
Les
surfaces crevassées de la veille.
Et
celles de la seule mémoire restée brûlante.
Là
où elle se souvient, elle se souvient.
Parce
que c’est à ce point de la mémoire que comme toujours cela se noue et comme
toujours il faudra la ramener là, autour de son pharynx sec.
La
ténacité avec laquelle ils se sont enlisés encore pour se libérer.
Et
l’éboulement.
Serrés,
à se regarder dans les yeux et elle se souvient, elle se souvient.
Le
glissement passe encore.
Mais
la chute, elle ne s’habituera jamais.
Elle
voudrait l’ivresse universelle, celle qui promet de découvrir les abysses avec
aisance, la saoulerie mécréante et féconde,
l’esprit tranchant, enfin disséminé au vent par l’ouverture de toutes les
baies.
Elle
voudrait toucher ce qui se terre derrière, s’enterre le jour et sortirait la
nuit, ample, vaste et froid d’évidence, porté par le génie de l’alcool infini.
Elle
attend.
Elle
attend chaque fois la révélation sublime, la découverte des points ultimes,
cachés par l’épaisseur de trop de force et de mystère.
La
révélation brutale de ce qui dort.
Mais
c’est chaque fois sur la même pente qu’ils trébuchent pour finir vautrés au
sol, ensablés.
Aujourd’hui,
cependant quelque chose de sa propre expédition vers le souterrain lui échappe.
Elle a
pourtant gardé les paupières closes.
Les
deux paupières le plus hermétiquement fermées possible.
La
droite presque intacte.
La
gauche qui éveille un doute.
Quelque
chose ne se passe pas comme il faudrait.
Derrière
son œil.
Quelque chose ce matin a pris la place de son sinus gauche.
Quelque chose ce matin a pris la place de son sinus gauche.
Quelque
chose de lourd, d’épais.
Elle
plisse les deux paupières.
Elle
plisse plus fort celle de l’œil gauche.
Voilà.
Il
déborde, son œil déborde.
Il se
répand hors du globe et coule sous la peau, tout autour.
Il
déborde.
Son
œil déborde vers l’intérieur.
Elle
perçoit nettement la coulure hors de l’orbite et le contact frais de la cornée
humide.
Lentement,
elle effleure du bout des doigts la zone suspecte.
Une
chaleur inhabituelle.
Elle
appuie légèrement.
Un
gonflement douloureux.
Le
pli de la paupière semble perdu au centre d’un renflement qu’elle effleure
délicatement.
Impossible.
D’ouvrir
l’œil.
Impossible.
L’autre
pupille lui permet de vérifier qu’il n’y a pas de trace de sang sur son doigt.
Elle
pose pendant quelques secondes sa paume fraîche sur la joue.
Un
choc ?
Un
coup ?
À
quel moment ?
Avec
ou contre qui, contre quoi ?
La
nuit peut-être, la nuit vengeresse venue la sermonner et lui signifier à quel
point sa chair est faible.
Et
lui répéter qu’à nouveau elle payera le prix de son abandon.
Sa
négligence, le laisser-aller de tout ce corps réduit à devoir l’éponger.
Que
de travail !
Que
de travail pour son organisme dont chaque palpitation ne doit que l’absorber, dont
toute l’énergie ne concourt silencieusement qu’à avaler les poisons qu’elle
ingère pour lui.
Depuis
quelques mois, elle repère les premiers signes de cyanose, une légère rougeur
sur l’ensemble du visage.
Quelque
chose apparaît qu’elle ne peut plus cacher.
Elle
s’incline chaque matin devant le pouvoir de l’alcool.
Il
la devance et ensemble ils marchent vers l’évidence.
Le
moment où quoi qu’elle tente pour masquer ses vices, sa peau couperosée parlera
pour elle.
Son
visage.
Son
odeur.
Son
haleine.
Et
elle sourira.
Tout
dans son corps crie à l’infamie.
Tout
se révolte sans repos.
Elle
consacre la moitié de sa journée à mâter les séditions en distribuant au coup
par coup les stocks d’anxiolytique et d’aspirine.
Soignant
son cerveau et l’idée qu’elle s’en fait.
Tout
ce qui peut faire taire les dissidences jusqu’au soir.
L’angoisse
insupportable, la mort imminente enfin jugulées vers cinq heures.
Lorsque
la fête reprend.
Le
premier geste sacramentaire des réjouissances.
Les
joyeuses agapes.
C’était
joyeux.
Les
premières années de leur rencontre, les soirées les emmenaient ici et là, d’un
bar à l’autre.
Ils
entouraient les alcools de leur désir, de leur chaleur rayonnante et des rires
aussi.
Il
était debout, un peu plus loin, là, à quelques mètres, souverain et elle le
sentait présent en elle.
Puis
ils se retrouvaient, partant épaule contre épaule à l’aventure des nuits et
l’ivresse n’était qu’un des atouts supplémentaires de leur liaison exaltée, une
des multiples formes de leur arrogance.
Une
lampée de la liberté qui coulait dans sa gorge lorsqu’elle le dévorait des
yeux.
Il
connaissait depuis longtemps et bien mieux qu’elle tout de cette foule des
rencontres futiles et tout de la nécessité de l’alcool qui les portait pour
leur faire toucher pendant quelques heures la céleste excitation.
C’était
alors certainement plus stimulant pour elle que pour lui qui s’adonnait aux
vacuités des nuits locales depuis tant d’années.
Les
portes qu’il poussait, ovationné dès l’entrée l’introduisaient à des
échauffements insoupçonnés.
Une
légèreté de sa propre respiration.
L’ivresse
de l’ivresse et d’un souffle de désinvolture profond comme un soupir de
soulagement.
Il
l’emmenait là où le souci disparaissait dans le scintillement des tocades et
l’ambre des bières.
Ils
traînaient.
Ils
s’entretenaient.
Il
l’entraînait et en fin de soirée, entourait de sa suffisance les déséquilibres
mal dissimulés de sa claudication.
Elle
le regardait vivre, si sûr de lui et de la place qu’il s’attribuait, si massif
dans ce monde incertain et elle s’étonnait.
Elle
voulait l’être aussi, vivante, active et audacieuse, reine de ces fêtes obscures
dont il levait le voile en lui tendant un verre.
Le
chien pousse la porte de la chambre et s’assoit près du lit.
Elle
lui tend la main où il enfouit sa truffe humide.
Elle
s’en veut.
Elle
s’en veut.
Il
la suit dans cette fondrière, reste
couché dans un coin pendant toute la soirée, la tête posée sur les pattes.
Elle
croise parfois son regard et sent le poids de sa désapprobation la refroidir
quelques minutes.
C’est
sûr, il sait.
Il
sait, c’est sûr, il la cherche, les promenades quotidiennes et l’eau de la
rivière où il plonge.
Les
rencontres fraternelles, les balles, les morceaux de n’importe quoi qu’elle lui
lance.
Où
est-il ?
Elle
l’oublie.
Celle
qui surnage et s’agite dans l’espace enfumé de cette cuisine qu’il déteste, de
cet homme qu’il déteste.
Qui
est-elle ?
Le
chien lui-même la quitte, il traverse la
chambre et s’abat lourdement au sol en soupirant.
Elle
voudrait qu’il la protège.
Que
tout son pouvoir animal d’être ancré au sol la garde près de lui, elle est
partie.
Tout
son appareil frémit et se débat, il transmet en tous sens des messages altérés qui
éclatent à la surface de ses pensées comme des cloques.
Elle connait
parfaitement cet état.
C’est,
à proprement parler, un état second.
Un état qu’elle seconde, d’en bas, passive, évitant la casse pendant que tout en haut s’effectuent les opérations périlleuses de déminage.
Un état qu’elle seconde, d’en bas, passive, évitant la casse pendant que tout en haut s’effectuent les opérations périlleuses de déminage.
Elle
se redresse.
L’aller
et le venir des souvenirs et de leur effacement la basculent, leur imprécision cadence
son extraction malaisée hors du lit.
Autant
commencer par ouvrir les pieds.
Finir plus
tard par l’impossible, plus tard, ouvrir les yeux.
Non, elle ne peut ouvrir qu’un seul œil.
Elle ne peut ouvrir que l’œil droit.
Elle ne peut ouvrir que l’œil droit.
Le
gauche s’agite sous la paupière qu’elle effleure à nouveau du doigt.
Aucune
lésion sensible, aucune tuméfaction palpable.
Elle
tente encore délicatement de relever la paupière, de libérer un filet d’accès à
la lumière pour les deux pupilles.
Qu’elles
partagent honnêtement le fardeau de la nouvelle journée ambulatoire.
Pas
d’honnêteté, un fardeau sans nouveauté.
Pas de
journée, pas d’ambulance.
Sous
l’index lent à comprendre, rien.
Non,
c’est impossible.
Un
évènement s’est produit lors de cette nuit goudronnée, ou avant, pendant la
soirée qui l’a précédée.
Elle
va devoir faire un bout de chemin à l’envers.
Se reprendre
à zéro, quel épuisement.
Elle
baisse les bras, c’est impossible.
Reprendre
chacun des morceaux de cette nuit d’hier, d’aujourd’hui, dans cette cacophonie,
non, c’est impossible.
La durée
est écrasée, suintant sous la tuméfaction de son cerveau tout entier.
Le
temps d’hier est coincé entre l’os et la dure mère.
Il lui
faut en tirer les conséquences.
Elle
se lève complètement et avance à pas lents vers la salle de bain.
Et là elle
constate.
Elle voit,
sous l’arcade sourcilière, un énorme amas de peau veinée qui suit l’os nasal et
descend en s’enflant jusqu’au zygomatique.
Violet
et boursouflé plutôt vers le centre, presque brillant, bleu outre-mer à la
bordure interne, tirant sur le gris anthracite entre deux.
Perçant
çà et là, de petites écailles rubis.
De
minuscules gravillons.
Elle
reconnait leur texture en palpant avec précaution à cet endroit qui semble
enfoncé dans l’équivoque.
L’œil
en est absent.
Il
s’est passé quelque chose.
Dans
la suite ininterrompue d’élancements qui lui secoue la mémoire, une pièce de la
soirée apparaît brusquement.
Ce
n’est ni une éclaircie, ni un début.
Ce
n’est qu’un élément succinct sous son sinus gauche.
C’est
le moment où il est allé se coucher.
Elle
n’est pas allée se coucher avec lui.
Il est
allé se coucher, elle avait encore ses deux yeux.
Pause.
Elle
doit reprendre son souffle.
Penser
ainsi en arrière le temps perdu l’achève complètement.
La recherche
de ce qui enchaîne ces étapes jusqu’à cet hématome affreux l’épuise.
Elle
boit un peu d’eau et en avalant reprend ses esprits.
Voilà.
Elle
les dépose au centre, repousse les altérations vers l’extérieur avec
précaution.
Elle
se concentre pour évacuer les grincements.
Elle
se reprend point par point.
Il est
allé se coucher.
Point
par point.
Énorme
contusion l’extrayant de sa confusion, pas d’issue.
Voilà,
ce qui s’est passé.
Les
bords de l’oubli commencent à se toucher, elle se réapproprie les faits sous la
surveillance incontestée de l’hématome.
Il est
allé se coucher et elle a décidé d’aller promener le chien.
Il
était tard, trois, peut-être quatre heures du matin et il faisait nuit dehors
et dedans.
Une
nuit très épaisse à travers laquelle elle s’est frayé un chemin.
Elle
connait le trajet parfaitement dans toutes sortes de situations.
Elle
marche.
Elle
croit qu’elle marche.
Elle
lève les jambes grâce au dernier fil qui les relie toutes deux à son cortex corrompu.
Elle fonce.
Traverse,
fonce encore.
En
avant, sur le côté, elle avance d’un pas décidé qui la propulse par à-coups à
gauche et à droite.
Ça n’a
aucune importance.
L’équilibre
se maintient par la vitesse, quelques écarts la jettent ici et là mais elle se
maintient.
Le
chien dodeline, renifle, ignorant des risques qu’elle pourrait lui faire courir.
Brave
bête.
Et là,
oui, soudain elle se souvient, il y a eu un choc.
La
révélation subite de cette partie méconnue de son passé nécessite qu’elle s’assoit
pour se ressaisir.
Elle
s’assied donc.
Elle
marchait en fendant les vents contraires du trottoir.
Et
soudain, venant secouer sa mémoire et la remettre en place, il y eu un coup mat
et lourd qui l’a laissée abrutie.
Assommée.
Elle a
heurté le chien.
Son
front est tombé sur un poteau métallique.
Le
poteau est tombé contre son front.
Le
trottoir est tombé.
Son
œil est tombé sur le trottoir.
Tout
s’est enchaîné, enveloppé de ouate.
Rien
ne s’est passé.
Elle s’est
relevée et elle est repartie.
Aucune
douleur, seul un coup massif de l’avant de la tête chutant quelque part.
Contre
une partie du sol vraisemblablement, sur lequel elle a dû rester couchée
quelques secondes, ou plus.
C’est
ça, c’est bien ça qui s’est passé.
La
réminiscence épaisse du choc replace le muret en contrebas de la voie de chemin
de fer, le poteau.
C’est
là.
Après
non, après ce serait trop demander.
Elle
ne peut plus.
Le
trottoir, elle est passée sur le trottoir.
Elle passe délicatement le bout de ses doigts sur
la meurtrissure.
Elle
est soyeuse et tiède.
Elle
appuie un peu.
Après,
c’est impossible.
Elle
abandonne ses recherches.
C’est
assez.
Tant
pis, sa tête la hue.
Elle
cèdera ce matin plusieurs bonnes heures de sa vie en tribut à cette chute.
Et
demain, après-demain.
Plusieurs
bonnes heures de sa vie dissolue, dissoute dans le troisième cachet
d’Efferalgan dont les bulles en s’élevant si rapidement dans l’eau l’étourdissent.
Plusieurs
heures sans autre trace que les remous de ses synapses réduits au liquide
effervescent contre lequel elle s’appuie.
Les
heures de son existence devenue bleue, aveuglante, tombée dans le trou de sa
mémoire, immobilisée au fond du verre, face contre terre.
A Luther 2002