Le chantier


 

 

Sa femme restait silencieuse, les deux mains serrées sur le haut du volant, gardant les yeux fixés sur la route ouverte par les phares, il la sentait un peu tendue mais elle ne lui parlait pas, c’était parfait ainsi, il n’avait pas envie de parler. Il avait de moins en moins envie de lui parler, ni de parler, tout simplement. Il était trop tôt. Serré par la ceinture et coincé dans le siège comme dans une paume un peu trop ferme, son corps chauffait lentement, laborieusement ses articulations s’extrayaient de la torpeur du sommeil et ce passage lui demandait une attention sans faille. Chaque jour, depuis son retour de l’hôpital, il devait consacrer à ce moment un effort terrible de concentration. Il avait appris à marcher à ses propres côtés, à la fois partenaire de son corps et observateur distant dans cette traversée du recouvrement matinal, prudent et vigilant à ne pas se laisser engloutir dans les dizaines de contusions des muscles dont les tiraillements étaient encore perceptibles, dans les grincements des os brisés pas encore parfaitement suturés. Un effort terrible. En fait, depuis l’accident, depuis le temps interminable de la rémission, celui de toute la convalescence, tout lui demandait constamment un effort terrible. Il passait son temps à se concentrer pour écouter les zones si nombreuses restées sensibles, trop sensibles pour se laisser simplement oublier, et à essayer de les faire taire.

Sa femme avait voulu l’accompagner jusqu’à l’aéroport et conduire, pourquoi pas ? C’était la première fois qu’elle lui offrait son soutien.

L’accident l’avait changée elle aussi, certainement, même si cela n’apparaissait que dans quelques détails. Comme cette proposition inattendue de le conduire à l’aéroport. Il laissait de temps à autre son statut de survivant le libérer de quelques-unes de ses astreintes. Il n’aimait pas quand elle conduisait, il se sentait la plupart du temps tendu et mal protégé mais il faisait encore nuit et ils allaient à l’aéroport, il devait se préparer pour affronter le vol et se reprendre, exactement, se reprendre, c’était le terme parfait, il avait depuis sa sortie appris à se reprendre, pièce par pièce, morceau par morceau, à donner à chacun de ses mouvements une concentration aussi débarrassée des grésils que possible, dans un tête à tête presque parfaitement silencieux avec son propre corps. Il devait se reprendre et se redresser, il avait été si longtemps allongé au fond surtout, par la force des choses qui l’avaient cloué si brutalement au sol. Malgré ce travail intense et omniprésent de récupération, par fatigue, par découragement s’imposant comme une sorte de liquide poisseux tout autour de sa volonté, il était cependant souvent tenu de lâcher sur certains points.

Sa femme le conduisait à l’aéroport, il se préparait à embarquer une nouvelle fois pour West Palm Beach, à louer un véhicule, à rouler jusqu’à Port St Lucie, à trouver un hôtel et puis à devoir, ceci et puis cela, s’organiser, organiser, régler, régler des affaires, des quantités d’affaires à régler, des travaux à entreprendre, des matérieux à se procurer pour les travaux, la maison, les démarches, c’était lourd avant, déjà, et c’est en partie ce qui l’excitait, mais aujourd’hui, sous ses paupières fermées sur la route obscure où les phares et le bruit régulier du moteur étaient les seules traces de vie alentour, les souvenirs de sa maîtrise de ce cumul d’actions successives pour entretenir ce projet floridien s’étaient mués en une sorte de défi. Il allait peut-être se montrer incapable maintenant de tout organiser, de mobiliser une énergie suffisante pour abattre les unes après les autres toutes ces tâches, quelque chose s’était peut-être définitivement perdu aussi dans les mois d’effacement, maintenant englouti dans l’oubli de ses propres implications, qui semblaient si aisées avant, si naturelles, il pouvait bien se libérer du trajet, ce qui lui restait à accomplir était assez encombrant.

Tout, depuis l’accident, était encombrant, son corps d’abord, dans cette sorte de toundra qu’étaient maintenant devenues ses pensées, son corps lui-même toujours trop lent et maladroit, et ce que son corps était tenu d’affronter, un déluge de tâches pourtant simple mais dans la succession desquelles il nageait à contre-courant, comme avalant des litres d’eau, jusqu’à se sentir au bord de la suffocation parfois, sans pouvoir le dire à personne.

Il allait remettre les pieds dans cette maison qu’il avait quittée il y a plusieurs années, cette petite maison dans un quartier calme de Port Saint Lucie, pas un quartier protégé, un quartier de gens comme lui, aux mêmes revenus, aux mêmes loisirs, aux mêmes rêves et qui avait représenté l’acmé de sa réussite sociale,  lui avait enfin permis d’intégrer la foule jusqu’alors mythique des snow birds, de se sentir enfin installé au bord supérieur de la middle class, enfin advenu, parvenu, à force de labeur et de stratégies, de ruses, de volonté, à transformer sa vie en celle d’un propriétaire sérieux, un rêve, un rêve qui s’était vite transformé en un véritable cauchemar et où il allait maintenant tenter de remettre les pendules de son ascension sociale à l’heure. Il ne se souvenait plus comment elle appelait ça en français, des emmerdements, oui, ou des vies de la merde, oui quelque chose comme ça.

Donc, régler ces affaires, accepter, plus encore, aller chercher les responsabilités quoi qu’il en coûte en tentant de les gérer comme avant. Gérer, voilà, gérer ses projets, le sens de l’organisation, le mordant de l’action, l’investissement, les marques palpables du succès comme il le connaissait, comme tous ici, dans ce pays, le reconnaissaient et de cette façon, qui était aussi la seule qu’il connaisse, en les affrontant de tenter de régler ses comptes avec cet accroc, avec ce soudain blanc interminable dans sa vie et avec leurs innombrables séquelles.

Il repartait, en cette nuit qui commençait à lâcher vers l’Est, vers New York et l’océan, indifférent aux ombres que la voiture laissait sur son passage, les yeux toujours clos afin que sa femme  pensant qu’il dormait ne lui adresse pas la parole, il repartait, la tête appuyée légèrement contre la vitre, sur le terrain de ses chers exploits immobiliers et d’autre chose encore inconnu aussi, peut-être, qu’il retrouverait une fois sur place, afin de repousser au plus loin, en reprenant le cours de sa vie,  les risques toujours flottants au-dessus de lui d’avoir fait une chute irréversible dans l’impotence, dans un handicap qui le talonnerait et sous l’empire duquel il serait tenu de se plier jusqu’à la fin de ses jours.

Plus lent, tout était devenu plus lent, plus fastidieux, penser était une activité usante, joindre les blocs de ses pensées un défi permanent, le moindre choix à faire, la moindre décision à prendre, tout comme le moindre escalier à monter étaient autant de provocations à son intégrité. Souvent, il aurait voulu abandonner tout sur place mais il ne savait plus où était cette place. Il lui fallait la redessiner en entier ou presque, à l’aide de quelques traits auxquels se raccrocher, de quelques traces d’avant. Celles de celui qu’il avait été, dont il se souvenait et avec qui il gardait maintenant en commun, plutôt qu’une continuité d’être qui aurait dû sembler évidente, uniquement quelques formules connues à partager. Celles qui avaient jusque-là fonctionné dans sa vie familiale, dans sa vie sociale. Il était maintenant porté par des modalités quotidiennes d’emploi du temps, de phrases toutes faites à caser aisément qu’il tentait de respecter et d’utiliser avec un zèle presque obsessionnel, toujours un peu en décalage avec le rythme des réponses qui étaient vraisemblablement attendues, mais qui le sauvaient en lui permettant de s’ancrer quelque part.  Ces rituels conjuratoires lui offraient une sorte de matière déjà connue et disponible dont il imaginait qu’elle était un point qu’il continuait d’avoir en commun avec ceux qu’il croisait, l’application à la lettre de ce qu’il pensait savoir de lui-même contre cette dilution mentale et cette tension physique douloureuse qui s’imposaient en permanence de front et incessamment le menaçaient. C’était l’antidote assez grossier qu’il appliquait à la perte de sa vie, la nuit, où malgré les cachets, les cauchemars emplis de tumultes, de foules qui le bousculaient et de chutes le réveillaient en sursaut et le laissaient pantelant, et le jour, quand tout son emploi du temps se trouvait serré sans un moment d’espace où aurait pu s’incruster la désagrégation, entre la rééducation, les coups de téléphone aux compagnies d’assurance et les suites matérielles des chantiers de la maison qu’il voulait à tout prix poursuivre comme les seuls actions qui puissent donner une suite cohérente à ce temps qui continuait presque sans lui.

Sa femme avait suivi pas à pas toute cette étrange épopée de l’accident, du coma provoqué de cinq semaines, à l’éveil et, si délicates à cerner, aux conséquences du trauma crânien. La peur qu’il disparaisse avait dû glisser pendant quelques temps un voile protecteur autour d’elle et de ce corps qu’elle regardait maintenant monter lentement les escaliers qui menaient à leur chambre ou s’allonger sur le canapé en silence. Elle l’avait massé, elle lui avait parlé, elle avait tout fait pour s’approcher de lui et l’aider à rester avec eux, incapable certainement de même imaginer le vide qu’il aurait pu laisser derrière lui en disparaissant.

Elle y avait déjà pensé, il y a longtemps, quand elle avait cru le perdre pour une autre lointaine, et puis tout était, comme on dit, rentré dans l’ordre, plus de peurs, plus de menaces de divorce, une sorte d’évidence quotidienne un peu épaisse balisée de rituels inamovibles, quelques accrochages auxquels elle réussissait à apporter un peu de légèreté et d’insignifiance, les deux traductions de leur état marital. De toute façon, la mort n’était pas une séparation comme les autres.

Et cette fois la mort avait frôlé de si près leur vie commune, que tout autour et en elle s’en était trouvé bouleversé, sous l’effet du choc, elle avait montré des signes inhabituels de mansuétude et d’attention et puis il était encore une fois revenu à lui, revenu à elle, cassé de partout, en plus de quarante fractures, geignant à chaque mouvement mais présent à ses côtés et elle allait l’aider à s’y tenir, elle l’emmenait vers l’aéroport , certaine que de reprendre ainsi le fil actif de leur vie leur ferait oublier à tous deux, oublier les erreurs, oublier les lâchetés, oublier ce qui s’était passé ou aurait dû se passer avant l’accident, repartir en oubliant tout de ce qui s’était passé.

L’un et l’autre à leur façon s’attachaient à ce qui avait toujours été, même si à y regarder de plus près ils ignoraient de quoi elle était faite, ils se tenaient  à une idée commune de ce qu’ils étaient supposés être ensemble, comme la seule garantie de pouvoir garder un cap. Ils se séparèrent une nouvelle fois, lui impatient de vérifier l’état de son autonomie, celui de ses compétences, heureux en fait de pouvoir achever cette longue convalescence dans cette petite maison, elle apaisée par ce retour aux anciennes liturgies, aux cultes des chantiers, des constructions, où son corps allait reprendre ses forces et le servir à nouveau docilement.

Trois heures de route à travers les Catskills, une heure d’attente à Newark avant le départ, deux heures trente de vol dans un des avions des lignes intérieures, réduits au confort minimum avec une ligne American Airline. Il avait toujours eu la sensation de devoir courir sur des braises, d’être poussé, de se pousser lui-même comme pour devoir donner plus de vitesse à sa vie, plus de tâches à abattre, plus de buts à atteindre, produire, gérer, construire, créer, sans presque jamais la question de l’usage et de l’utilité réels au moins pour lui-même de ces investissements dans le labeur et le surmenage mais sa vie maintenant n’était plus qu’une tentative de retour à cette sensation d’urgence, à ce poids bien connu des obligations tirant en permanence sur son emploi du temps, face à la crainte d’un déluge de lui-même, il s’accrochait à ce balisage bien connu, bien tenu par les pinces des agendas, n’y laissant aucun moment sans destination précise, il anticipait, à la fois dans une prophylaxie du vide et dans une sorte de pression constante, la venue des actions à suivre, leur ampleur, chacun de ses pas effectué sur le fil de ce temps uniquement dédié aux actes, l’aidant à avancer dans ce qu’il percevait maintenant comme presque inaccessible et lointain, où il s’était, il se souvenait, pourtant senti avant si complètement à son aise, maintenant devenu le magma chaotique des humains, la matière mouvante presque inaccessible de tous les autres.

Le jour était pâle lorsqu’ils pénétrèrent dans le flot continu de la circulation qui drainait des milliers de destins vers leur routine, leurs ambitions, leurs frustrations, leurs attentes, il songea que la voiture le protégeait contre l’intrusion dans sa propre vie de tous ces étrangers à qui il n’aurait plus rien eu à dire. Ils arrivèrent sur le grand parking derrière l’aéroport de Newark et se garèrent. Il avait sa valise et un grand sac où il avait rassemblé quelques outils indispensables. Sa femme alla lui chercher un chariot, les rôles décidément s’inversaient sans qu’aucun d’entre eux n’y prenne garde. En pénétrant dans la bulle close du hall de l’aéroport, il ressentit un léger vertige, il revenait ici pour la première fois depuis si longtemps et l’atrophie de sa mémoire l’obligeait à tout affronter avec l’insécurité d’une toute première expérience. Sa femme l’avait suivi, elle avait tenu à l’accompagner jusqu’aux guichets d’enregistrement et en se sentant soudain devenu si vulnérable, il lui en fût gré. Tout à coup, avec cet effet de minuscule éclat que produit un élément de vérité soudain dévoilé, il pensa que c’était la première fois qu’ils se trouvaient ici ensemble, elle et lui. Jusqu’à présent, la Floride avait été son aventure, à lui, son projet fou, sa réussite et elle était restée à la maison à chacune de ses descentes dans le sud, ou bien l’avait seulement rejoint avec les enfants pour y passer quelques jours. Il la regarda discrètement, plus attentivement que d’habitude, allant chercher un peu de reconnaissance dans de lointains espaces psychiques qu’il ne pouvait atteindre qu’au prix d’une concentration qui lui demandait un effort presque physique, il chercha à identifier la sensation que produisait sur lui sa présence. Comme sur tant de choses autour de lui, il n’était plus capable d’avoir aucun point de vue sur elle, sur son corps ou sur les traits de son visage. Il n’avait plus d’attentes non plus, plus d’envies. Depuis longtemps, depuis très longtemps, c’était certain, l’accident n’avait pas déclenché ce retrait massif de tout désir, c’était une longue histoire, usante, usée mais envers laquelle il ne voulait plus prendre aucun parti, même le sien.

Il ne savait plus comment reconnaître et comparer, nommer et séparer ses émotions, tout était, comme la sensation légèrement pâteuse qui le reliait au monde, sans nuance, confus, amorti. Il cherchait un peu à comprendre puis face à l’intensité abandonnait. Il la regarda mais il ne put la regarder autrement que comme il le faisait depuis tant d’années maintenant, comme une sorte d’excroissance si familière et sans surprise qu’elle en était devenue presque translucide et, quand elle ne lui demandait rien, complètement rassurante. C’est de cela dont il avait besoin. Au-delà de cette enfilade d’obligations, de décisions, ce qu’il cherchait avant tout c’est à retrouver la paix, une paix un peu morose certes, une paix collée à l’image en négatif de tout de ce qu’il ne ressentait plus, mais qui lui paraissait la seule valeur sûre après ces années de tension, de mensonge, d’oscillations permanentes entre des moments d’une joie intense et des effondrements subits, après tout ce temps où il avait été présent bien sûr, actif, complètement disponible et comme toujours responsable de chacun des membres de sa famille mais aussi parti, ailleurs, loin au-delà du county, loin, victime de sa passion secrète et de la vie sans issue de sa passion secrète, coincé et fébrile entre des heurts dont il ne pouvait dire mot et ses impératifs obsédants de chef de famille. Sa passion secrète qui aurait dû s’éclipser depuis longtemps, disparaître sous le poids cruel mais inamovible de la réalité, des éléments de contraintes et de choix de la réalité, qui avait survécu, réoxygénée par à-coups, remise en marche malgré tous les blocs de contradictions qui lui obstruaient le passage, malgré l’absence même de passage, et qui, peut-être, se devait maintenant de finir là, enfin immobile et muette, tout comme lui l’était resté lorsqu’il aurait pu s’agir de prendre des décisions, immobile et muet, tous deux, sa passion et lui, forcés à l’oubli et au détachement dans le goutte à goutte de la transfusion qui l’avait maintenu, bloqué de la nuque aux hanches dans son corset pneumatique, plus de trente-cinq jours dérivant sans balises aux confins de la conscience.

Il savait, avec cette nouvelle façon d’aligner ses pensées, bien droites mais très resserrées sur elles-mêmes, sans plus d’espace aucun pour les gradations ni les essors, que la gravité de cet accident était le pendant d’une autre gravité. Il savait, non, il croyait, comment aurait-il pu le savoir ? que ce soir-là, lorsqu’il était sorti dans la nuit pour aller demander à ce conducteur presque ivre mort de sortir de sa propriété et d’aller jouer ailleurs avec son quatre-quatre, il était aussi allé chercher quelque chose. Interrompre ce type et s’interrompre lui-même. Et bien sûr, maintenant qu’il était, presque par miracle, revenu par miracle vivant de cette recherche, l’idée même d’une sorte de force sous-jacente qui l’aurait poussé vers le pire, vers la rupture  l’avait elle aussi déserté.  Il savait qu’il avait dû chercher à casser quelque chose ou à retrouver quelque chose en en expulsant des parties inutiles, ou à oublier, ou à effacer ces années de tempête sous les marques de pneus qui l’avaient renversé, écrasé, broyé, avaient transformé ses côtes et ses hanches en gravats, heurté si violemment l’intérieur de son crâne que tout ce qui le reliait au monde, après l’excitation hystérique qui avait suivi la collision, s’était brusquement effacé et que maintenant la seule urgence était de remettre prudemment deux ou trois des éléments essentiels à leur place, la maison, les enfants et tout ce qu’il devait encore faire pour eux.

C’était ça uniquement qu’il savait. C’était ça ce qu’il avait donné comme direction à sa convalescence et la présence de sa femme à ses côtés l’accompagnant l’aidait à ne pas s’égarer, à se maintenir tendu vers l’essentiel, jour après jour au rythme de cette lenteur nouvelle qui le surprenait mais avec laquelle il était contraint de cohabiter.

En traversant le parking et en pénétrant dans le hall immense, ce qu’il s’attendait à sentir revenir resta en suspens quelques secondes. Quelques images passées plaquées sur les ombres et les lumières du bâtiment immense, l’hiver, sur lui son manteau court et son écharpe, derrière lui la foule guettant les arrivées, lui debout devant la barrière de protection, bien en avant pour la voir arriver de loin et qu’elle le voit aussi, fumant une cigarette pour se détendre, vibrant des pieds à la tête d’impatience, l’apercevant trainant sa valise, le visage encore fripé par les heures de vol, mal à l’aise dans ces vêtements épais qui s’imposaient dans le froid new-yorkais de janvier. Leur moment côte à côte devant le distributeur. L’aisance immédiate malgré le temps, malgré les conflits insolvables. L’aisance, la légèreté. Passé, c’était passé.

Il prit place dans la file d’attente de l’enregistrement et embrassa sa femme en lui conseillant de repartir maintenant. Le plus dur était fait, il avait pu traverser ce vide outrageusement bruyant, affronter les secousses d’une vie sociale qui lui semblait maintenant presque étrangère sans défaillir. Une fois sa valise et son sac de matériel ouvert puis enregistré, les titres de transport vérifiés il se dirigea vers la salle d’attente de son vol et s’assit lourdement sur un siège dos à l’immense baie vitrée et au trafic presque effrayant des avions. Il baissa la tête en fermant les yeux. Il était déjà à bout, un état d’épuisement devenu si familier qu’il ne se souvenait plus y avoir un jour échappé. Il comptait sur le vol pour lui apporter un répit qui lui permette de se récupérer avant la Floride. C’était ainsi maintenant, il devait sans cesse faire appel à des énergies qu’il avait à ménager, dans une constante transaction entre la fatigue et la nécessité. Quitter les cieux gris, le si long et glacial hiver de New York ne pouvait que lui être bénéfique de toute façon.

Une fois dans l’avion, il se calla dans son siège et le sommeil l’envahit quelques minutes après le décollage. Cette capacité à s’endormir n’importe quand et n’importe où lui était revenue dès que la douleur physique omniprésente s’était modérée, dormir le régénérait. De retour chez lui, il avait passé pendant les premières semaines des heures entières dans la journée plongé dans un sommeil lourd, opaque, où son corps allait chercher un baume salvateur et son cerveau le repos face au nouvel ordre incompréhensible du monde.

L’hôtesse le réveilla pour la collation puis il retomba dans une torpeur sans rêve jusqu’au moment de l’atterrissage. West Palm Beach. L’aéroport de son rêve floridien, marqué par une sorte de fidélité qu’il retrouvait avec un flot d’émotions se chevauchant, s’enroulant, se mêlant les unes aux autres à un tel point qu’il était incapable de reconnaître la moindre d’entre elles et de pouvoir se dire, je suis bouleversé, j’ai peur, je suis tendu, je suis triste, je suis nostalgique. Alors, comme à chaque fois, il repoussa délibérément ce magma de sensations physiques hors de lui et se concentra de toutes ses forces sur ce qu’il devait accomplir. Il avait fait le choix de la fiabilité inaltérable de la matière contre celui de l’alchimie précaire des émois et il savait qu’il avait eu raison.

Il avait rendez-vous le lendemain matin avec les nouveaux agents immobiliers qui devaient régler les questions les plus urgentes et s’occuper de trouver pour cette maison des locataires plus paisibles que ceux qui avaient transformé cet endroit en taudis. Il n’avait eu jusqu’alors que les photos des dégâts, il verrait demain quoi en faire. La voiture de location l’attendait. Il reprit ses marques avec une facilité qui le surprit lui-même. Plus Port Saint Lucie approchait, plus la pression qu’il ressentait presque continuellement sur son thorax s’allégeait. Il en prit conscience tout à coup, il s’était donc libéré sans l’avoir cherché. Les chocs récents, les masses de contraintes quotidiennes imposées par les suites de son accident et par un sens inconsidéré du devoir qui le pressaient à agir sans qu’il en ait conscience le comprimaient aussi comme un étau. La Floride avait toujours représenté pour lui une fugue. Laborieuse, constructive, un accomplissement social à la hauteur de ce que tout américain digne de ce nom se doit d’atteindre, une forme de vengeance aussi sur ses origines et de récompense de son travail acharné, mais c’était également un lieu indemne de ces poids multiples qu’il avait à soulever ou à tenir en équilibre quand il était dans la demeure familiale. Il aimait ce rôle de patriarche indispensable, à vrai dire il n’aurait pas su en tenir un autre, su ou pu, il l’aimait même tant que devoir le tenir à nouveau avait certainement facilité sa convalescence, les obligations avaient partiellement cautérisé les zones commotionnées. Il l’aimait au point de lui avoir sacrifié ce qui resterait, certainement, l’aventure la plus importante de sa vie, la rencontre la plus cruciale et la plus dramatique aux traces de laquelle il allait devoir se confronter en revenant dans cette maison. Il ignorait dans quelles tempêtes de souvenirs aussi vifs qu’incontrôlables allait le plonger ce retour sur la terre mère de cette histoire, il ignorait ce qu’il allait avoir à rejeter, à accepter, à écraser sous les impératifs de sa survie et des travaux de reconstruction. La maison de Shady Lane et lui, la maison de Shady Lane avec elle, sans elle, la maison de Shady Lane avec eux, leur maison avant qu’elle ne redevienne un simple bien immobilier à protéger contre la crise et plus encore contre la découverte de son infidélité et à maintenir seulement bien calée au sein des omniprésentes, impérieuses exigences domestiques.

Il avait pour lui toute la soirée et il ne souhaitait pour l’instant que se replonger dans la tiédeur de l’atmosphère, il prit le Prima Vista Boulevard, à nouveau, comme à sa descente d’avion, même si la tension de ce qu’il avait à affronter l’avait un peu différé, surpris par la majesté imposante, presque irréelle de la lumière, retrouvant à gauche et à droite de cette voie sans surprise où il avançait avec une sorte de joie condensée, les grands classiques omniprésents, Wallmart entre autres, comme un membre de la famille. Il repéra sans difficulté l’hôtel Best Western Plus et entra dans le parking presque vide. Dans l’hôtel, il s’inscrivit sur le registre, réserva une table pour le dîner. En prenant l’ascenseur, il pensa à un autre hôtel, le dernier où il ait eu l’occasion de mettre les pieds, avec elle encore, en plein après-midi quelque part près de la 42ième  rue, lorsqu’elle était venue à New York, une rue où il prenait des cours il y a longtemps, quand il se considérait encore comme un étudiant à vie, la toute dernière fois, où il l’avait laissée après lui avoir fait l’amour un peu trop vite, avoir éjaculé dans une sorte de désordre et essuyé avec une serviette éponge les traces sur les draps, il se souvient qu’elle lui avait dit que cela lui faisait du bien et qu’elle lui avait parlé d’orgasme et de mysticisme, il n’avait pas vraiment écouté, il était là mais aurait dû être ailleurs, tout allait un peu trop vite, il l’avait quittée allongée sur le lit dans cette chambre d’hôtel pour rentrer chez lui en sachant ce qui allait déferler. C’était fait. Maintenant tous savaient. Depuis, depuis.

Une fois sa valise déposée dans la chambre que sa femme avait retenue pour une semaine, il n’aurait plus pour la fin de la journée qu’à s’imprégner de ce qu’il pensait avoir abandonné là il y a si longtemps et il décida de tourner un peu dans la ville en voiture. Cameo Boulevard, St.Natalie Terrace, et bien sûr la grande allée, la carotide, Florida’s Turnpike. Il roulait, roulait mais il dut rapidement admettre en passant comme par hasard devant le bâtiment où ils allaient louer régulièrement des DVD et qui avait fermé depuis, que là où il allait le poussait non une sorte de besoin de détente mais une envie, celle de revoir tous les lieux où ils avaient été ensemble dans cette vie quotidienne la plus quotidienne possible dont ils s’étaient imposés le modèle. Comme un vrai couple, en mieux, il vaquait à ses occupations et elle l’accompagnait, le bureau de poste, le Town Hall, passer devant l’Interactive Fontaine. Il longea la station essence où il avait dû se garer d’urgence afin de réparer une crevaison. La grosse BMW gris métallisé qu’il avait achetée d’occasion pour peaufiner sa nouvelle ascension sociale. Il avait choisi ce véhicule pour l’impressionner mais les pneus des BMW 530 crèvent aussi. Elle s’était accroupie à ses côtés, très prêt de lui sur ses talons hauts, à détailler chacun de ses gestes, comme frustrée de ne pas pouvoir lui prêter main forte, et encore, tout en vissant, démontant, comme toujours ils avaient parlé, parlé. Même dans ces conditions assez inconfortables, sa présence si près, la ligne de ses cuisses et de ses mollets tendus à ses côtés l’emplissaient d’une électricité difficile à canaliser, la tension qu’elle provoquait en lui était parfois presque insupportable, il avait sans cesse envie de l'allonger et de la prendre, ici, là, partout en fait. Il passait par tous ces carrefours comme sous une douche et il sentit, de plus en plus nettement, les bienfaits qu’il osait à peine attendre de ce séjour. Quoi qu’il en soit par la suite, quelle que soit la quantité de travail à fournir pour remettre sa maison sur pied après le typhon des anciens locataires, il avait eu raison de revenir, raison de ne pas la vendre comme sa femme le lui conseillait. Il n’osait pas se le dire de cette façon mais il l’avait gardée comme une possibilité, il était là et c’était exactement ce dont il avait besoin. De liberté. Il avait une fois de plus réussi à grimer, pour sa femme et surtout pour lui-même cet appel du large, à le faire soigneusement passer par le filtre sans concession des exigences et des responsabilités mais face à la moiteur qui lui assouplissait les articulations, face à ce soleil opulent et à la pression légèrement courbée maintenant de la lumière, il aurait pu rouler des heures, détaillant chacune des maisons floridiennes presque aplaties au sol, l’herbe rare et jaunie par le manque de pluie et par la chaleur, seul, ramenant à portée de main un à un tous les lieux, toutes les activités qu’ils avaient accomplies ensemble, avec cette femme dont la silhouette avait immédiatement pris place à ses côtés dans cette voiture où elle ne monterait plus jamais. Il n’était pas encore rentré dans la maison, ne s’était pas encore garé dans l’allée, il pensait que ça allait lui tomber dessus à cette occasion seulement, mais déjà, dans l’enfilade de rues où le soir s’installait avec la volupté des  langueurs subtropicales, elle jaillissait de partout, indissociable de tous ces magasins, de ces restaurants où au bout du compte, il avait passé plus de temps avec que sans elle.

Il ne pouvait pas encore tout à fait prévoir l’impact de ces retrouvailles, les séquelles du trauma crânien avaient donné à tout une relativité un peu découragée, une neutralité qu’il jugeait thérapeutique, il ne savait pas non plus si ces lieux allaient réveiller son démon le plus cher et avec lui le constant serrement de l’infini regret avec lequel il passait sa vie depuis tant d’années. L’accident aurait dû avoir raison de tout cela, ce devait être pour lui un temps de funérailles, le temps des affaires à conduire mais là où il était conduit, quelques minutes à peine après avoir commencé sa promenade, c’était à constater que rien n’était encore fossoyé, que la vigueur de l’absence un peu comme la lumière toujours étonnante, irradiait sur tous les bâtiments dont tant avaient gardé comme les traces de leur visite. Une fois de plus, malgré lui, il s’inclina.

Il fit demi-tour et en essayant de savourer chaque minute, sachant que vraisemblablement, dès que les travaux serraient entamés il n’aurait plus le temps de revenir, il reprit la direction du Best Western Plus. Il se sentait reposé. Il était presque l’heure du dîner, il avait faim. Il revint se garer sur le parking de l’hôtel et entra dans la salle presque vide. Il passa la commande sans vraiment faire de détail, tenta de sourire au serveur qui lui présenta la carte. Le repas se déroula avec une lenteur apaisante, là, encore, face à lui il la sentait remuer, agir, s’opposer, l’exaspérer, elle l’empoignait et il se sentait à peine capable, devant l’évidence de cette réhabilitation massive de sa mémoire, de savourer convenablement ce moment de solitude.

Vers dix-neuf heures, comme à l’habitude, sa femme l’appela et l’informa des détails de la gestion domestique quotidienne. Ils parlaient beaucoup, sa femme et lui, ils avaient toujours beaucoup parlé mais s’il prenait la peine de sélectionner les sujets dont ils s’entretenaient, la gestion matérielle occupait, avec les enfants dont elle partageait la primeur, la toute première place, puis la famille élargie, puis les voisins, tout en fait de ce qui rassemble les couples et leur permet de ne pas entrevoir qu’ils n’ont plus rien à se dire. Rien ou si peu, dans cette neutralité attentive qu’il s’était toujours efforcé de maintenir afin que la paix règne dans sa famille, comme son œuvre, son absolue priorité, plus encore depuis que le chaos de ses sens et le démantèlement de son corps l’avait astreint à un impératif de conformité et de stabilité.

La rééducation, les tâches quotidiennes, la famille, les enfants, il avait même oublié qu’on pouvait parler d’autre chose. C’est également pour ça, pour ce qui restait encore actif mais rendu muet en lui par le désengagement partiel, qu’il l’avait cherchée  et c’est à ça qu’elle l’avait heurté aussi, à ces pans entier d’une autre réalité, de la nécessité d’aborder cette autre réalité, sur l’être, sur les êtres, sur les différences incompréhensibles et les aberrations des êtres, le sens à chercher qu’on le souhaite ou non et sur la vacuité, des questions qu’il n’avait pas même songé à poser, étrangères à sa culture, étrangères à ses habituelles références, un tas de domaines éloignés de sa logique et de ses centres d’intérêt, de tout ce sur quoi il avait pu se construire solidement, trop solidement peut être, un avis. Ici, face à elle dans ce restaurant, à ses côtés dans la voiture, il lui aurait détaillé chacune des mœurs de son pays, lui aurait expliqué ceci ou cela et constaté qu’elle l’écoutait avec une attention aiguë, presque gênante, qu’elle l’écoutait toujours, il aurait dit…profondément, à cause ou malgré leurs langues différentes, une attention sans faille, elle semblait boire ses paroles mais il avait découvert qu’en arrière-plan  de cette attention s’effectuait une critique incessante, elle le filtrait, filtrait ses contradictions, les soumettait à la rude épreuve de la précision et du détail et souvent, pire encore pour son amour-propre, à celle de la preuve, elle pratiquait tout cela sans y penser, sans devoir s’y appliquer, avec le niveau d’exigence de quelqu’un qui refusait de s’en laisser conter et il la sentait présente derrière chacun de ses propos, comme sur un promontoire malgré son apparent détachement, l’obligeant à contrôler parfois l’aisance verbale avec laquelle, dans la plupart des milieux, il avait réussi à s’imposer mais où il était sûr que personne ne vérifiait jamais la pertinence de son savoir ni la logique qui liait les uns aux autres ses arguments ou ses positions. Avec elle, non, ça ne fonctionnait pas aussi facilement car elle posait toujours une question, chaque fois inattendue, pour laquelle il n’avait pas eu l’occasion de préparer une réponse. Il était donc tenu, toujours un peu pris de court, d’en créer une d’autant plus péremptoire qu’elle était incertaine parce qu’il lui était inconcevable, n’est-ce-pas, de ne pas l’affirmer haut et fort l’étendue de son savoir, même si elle avait bien tenté de lui démontrer que c’était là, dans l’entre choc des réponses, des possibilités de réponses, dans leur précarité et aussi l’acceptation de leur vanité que siégeait le mouvement lui-même, que la nature des questions, de certaines questions qu’il osait à peine considérer, était justement de rester pour toujours ouvertes avec à leur bord le flou d’une absence de certitude. Mais c’était impossible. Il entendait tout ça mais il ne comprenait pas.  Il ne voyait tout simplement pas ce dont il s’agissait, alors comment faire ? Cela n’allait pas du tout avec sa vie ni avec sa façon de penser, ni avec celle du nouveau monde, le doute.  Le doute, quelle bêtise. Se remémorer ces moments de tensions continuait de l’exaspérer.

En se préparant à régler, il soupira, profondément, lentement, allant chercher malgré lui l’air jusqu’aux tréfonds de sa mémoire, un long soupir de nostalgie, la forme organique et hydrogénée de la nostalgie. Eh oui, même ça, il le regrettait comme on regrette parfois certaines des énergies propres à la jeunesse, enfin à ce qu’on en dit, un élan, elle lui donnait de l’élan, elle allumait une étincelle qui mettait le feu à une forme de besoin d’approfondissement, à une sorte de devoir de légitimité en fait, qu’il ignorait, ça se payait parfois en résistances, en conflits parfois démesurés mais elle stimulait malgré elle sa machine à penser, réduite depuis si longtemps aux repères de l’ordre ménager et condamnée depuis l’accident, sans plus de repère aucun depuis quelques mois, à ne moudre avec difficulté qu’un grain desséché et fade.

Il secoua toutes ces pensées en réglant l’addition et posa dans la coupelle avec le pourboire la sensation d’inaccompli qu’elles trainaient inévitablement, comme un feu de détresse, après elles. Inaccompli, de toute façon soyons sérieux, maintenant il l’était, il était approximatif, imprécis, insuffisant. Il alla demander la clef de sa chambre et prit l’ascenseur. Son visage dans le miroir, osseux et pâle, lui fit détourner brusquement la tête. Ne pas se voir, ne plus se voir. Il en était là avec son apparence comme avec la plupart de ses sentiments, il avait relégué tout en vrac dans les hauts-fonds des grandes immersions, loin, inaccessible, inutile. Il lui suffisait de se pousser d’heure en heure en avant, de prévoir et d’organiser. Avec obstination, avec un zèle un peu borné, il ne se retenait maintenant qu’à tous les coups de téléphone à donner, à recevoir, uniquement à cette toile de liens qui le maintenait accroché au-dessus du flot incontrôlable du temps. Pour le reste, il ne s’agissait plus que de soudaines bouffées d’un gaz sous pression, qui le projetait dans un élément sans contour, qui l’allégeait tant qu’il en perdait jusqu’à la sensation d’une durée. Et c’est de cela dont sa convalescence dépendait, de sa capacité à se maintenir dans des délais, dans un temps identifiable, matériel. Les os de sa mâchoire, maintenant légèrement, imperceptiblement déplacée malgré l’intervention de chirurgie, le bleu délavé de son regard n’étaient d’aucune aide. Dîner avec une absence, s’en laisser occuper jusque dans les moindres méandres de sa pensée et sentir soudain, comme sa propre sueur, l’odeur de son parfum. Ça n’allait pas, ça n’allait pas. Il ouvrit sa valise et posa délicatement les sweatshirts et les tee-shirts, les chaussettes et les slips à leur place dans l’armoire. Chaque chose à sa place, chaque chose à sa place. Il prit le temps nécessaire pour tout empiler, pour empiler ses idées là aussi, bien pliées. Il se déshabilla et s’allongea sur le lit sans le défaire, en passant sa main sur son sexe il hésita, cette traversée du désert si longue, si éprouvante avaient eu presque entièrement raison de sa libido. Tant mieux, elle lui avait coûté un prix bien trop élevé tout ce temps, elle l’avait enchaîné à lui-même, il ne voulait plus de ces montées brusques d’excitation qu’il devait assouvir seul, comme une sorte de bête malade, qui le laissaient épuisé, à peine soulagé, pressé d’oublier son sexe comme on oublie l’emballage d’un produit qu’on vient de consommer. Il voulait une vie plate, silencieuse et plate, où rien des passions ou des chaos du désir ne vienne créer de zones impraticables. Il avait envie de se masturber bien sûr, tout autour s’y prêtait mais s’il se masturbait maintenant, il savait parfaitement quelles images il allait devoir solliciter, quel poids d’absence, quelle morosité insérée dans chacun des détails qui s’imposaient dans ces moments-là, précis, palpables, comme si elle était partie il y a quelques heures à peine, comme si elle était là et que son sexe répondait simplement à son appel. Il allait devoir ensuite se retrouver et l’anticipation de l’effort à fournir pour reprendre le cours de la soirée l’épuisa d’avance. Il se releva, alla dans la salle de bain pour prendre un verre d’eau et avaler un Advil, qui venait comme un brave petit soldat maintenir la paix dans son pays ravagé par la guerre civile, il ouvrit les draps et s’allongea en tournant le dos à la fenêtre, ne rien regarder qui soit inutile. Il était tenu de quitter radicalement tout ce désordre des formes et des sons, des exhalaisons et des lieux fixés comme les images d’un passé épinglées sur un mur qui s’était effondré. Un mur, un mur entre eux, c’est une image que lui et elle avaient utilisée fréquemment. Il y était maintenant, plus à son pied mais sous ses éboulis et ça non plus, ce qui avait, ou non, été dit, répété sur ce qui les séparait, les avait tenus si loin l’un de l’autre, pourquoi, quand, ça n’avait plus aucune importance. Ce qui comptait uniquement, c’était ce soir de se coucher, de dormir d’un sommeil profond et de repartir demain avec une seule raison motrice, celle de sa propre maîtrise. Le reste, le reste.

Et c’est ce qui se passa. Sa nuit fût bien droite, bien inconsistante et sans rêve et il se réveilla reposé et calme, juste un peu surpris pendant quelques secondes de ne pas être dans sa chambre. Il se doucha et s’habilla vite pour descendre prendre son petit-déjeuner et être prêt pour le rendez-vous avec l’agence. Il était encore tôt mais en ouvrant la porte du restaurant, la lumière une nouvelle fois le remua d’étonnement pendant qu’il traversait le parking, il se sentit soudain dorloté et vulnérable.

Avoir fait le voyage pour adorer la lumière ?

Et pourquoi pas ?

Il était depuis quelques semaines, en fait dès qu’il l’avait pu, revenu à des rythmes de travail si épuisants que la moindre interruption ne lui laissait aucun loisir autre que de récupérer, autre chose comme rêvasser, comme regarder la lumière, comme laisser la lumière le regarder. Il devait reprendre son rythme, voilà, il le devait, dans sa pénible marche vers lui-même, dans cet effort de chaque instant pour ouvrir devant lui les grilles qui enfermaient son esprit, c’était un des composants majeurs de ce qu’il s’attribuait de virilité, le travail acharné, les projets monumentaux où il était à la fois l’ingénieur, l’architecte, le chef de chantier, le maçon, l’électricien, le manœuvre, qui le laissaient le soir incapable d’articuler un mot devant l’émission de jeux d’NBC que regardait régulièrement son épouse et devant laquelle il finissait immanquablement par s’endormir. Il voulait retrouver cet épuisement-là, cette sensation de vide qui montait lentement en effaçant chaque membre, chaque organe, jusqu’à tracer sur le fil de ses pensées un long trait blanc. Mais le nouveau chantier entrepris à Seaman Road dès qu’il avait pensé pouvoir se remettre au travail, la réfection de la salle de bain de l’étage, l’avait ramené à la réalité sans fioritures des dégâts, il se levait à l’aube, forçait, cassait, tapait, s’approvisionnait mais ce n’était pas la fatigue bienvenue de la fin de journée qui l’interrompait, celle qui s’accompagnait toujours d’une profonde satisfaction, non, c’était la multitude des douleurs qui criblaient son corps entier. Il ne pourrait plus jamais redevenir cette bête de somme intelligente capable de réaliser pratiquement n’importe quoi à partir de rien, d’une idée, d’un désir et s’il cessait de pouvoir perpétrer les rituels secrets de ses chantiers, seul maître des lieux et créateur, il n’était plus rien. Pas même son ombre. Il n’était plus que ce visage tendu d’épuisement, insupportable, qu’il reniait à chaque fois qu’il le rencontrait malgré lui dans une glace. Plus que ce corps disloqué qui n’arriverait plus jamais à trouver sa place.

Retrouver, en ce moment, la maison floridienne, celle qu’il avait, à grand renfort de stratégies bancaires, réussi à faire échapper au couperet de la crise et à la vente, c’était une autre étape, un autre angle d’approche, du moins il le souhaitait, de ses fonctionnalités invalides. Il avait signifié à l’agence immobilière précédente son incompétence à lui trouver des locataires décents par courrier recommandé, décents, c’est-à-dire à même de se haïr sans asperger le sol ni les murs de leur dépit. Il avait ensuite passé plusieurs heures à en trouver une autre avec des garanties d’efficience et entre ces deux moments, il avait dû lutter contre les pressions répétées de son épouse et de ses enfants l’enjoignant d’abandonner cette autre source de problèmes qui ne faisait que compliquer les enchevêtrements de sa convalescence. Il avait hésité, vendre ? Pesé son véritable besoin de garder sien ce lieu si lointain où il ne séjournerait plus, songé que sa vente lui permettrait de faire de sérieuses économies, une maison où l'on ne vit plus jamais, qui devait à la fois matérialiser le loisir et la réussite mais où il n'avait plus mis les pieds depuis plus de quatre années, dans la région iconique des détentes un peu décadentes du luxe et de l’oisiveté.  Le lieu symbolisant son ascension financière donc sociale, ce lieu dont il pouvait parler aux voisins moins chanceux, moins habiles, à toute cette classe de profils C qui formait la communauté de Circleville, en disant « My third house » et tout le monde opinait du chef, étonné et certainement envieux devant tant de réussite. Ce qui ne se posait jamais comme question, du moins face à lui, c’était la nature de ce qu’était le deuxième de ses maisons sur les trois, lui, bien sûr, il le savait, la deuxième c’était cette baraque en bois au fond de la cour, nommée par lui « le Cottage » qui était en travaux depuis, depuis, des années, dix ans, prête à être terminée par accès d’activité pour devenir rentable et être louée. Une maison de poupée construite de bric et de broc à qui par à-coups il s’attaquait pour lui redonner forme humaine. Mais malgré l’inabouti de ce projet, malgré l’actuel aspect de ruine de ce bâtiment minuscule,  il pouvait dire à qui voulait l’entendre, sans avoir le sentiment de mentir ou d’affabuler, qu’il avait bien en sa possession trois maisons. La troisième donc, celle dont il parlait autour de lui avec émotion, qu’il considérait comme la plus prestigieuse et dont les locataires mal éduqués allaient provoquer la dévaluation était aussi celle à qui il avait confié la fonction d’abriter cette histoire, une maison qui la vit naître, prendre forme régulièrement, visite après visite pendant deux ans puis mourir. Mourir ? Ce qui l'amenait à remettre à leur place et dans leurs formes initiales les murs, les peintures, tout ce qui avait été endommagé n'était qu'une preuve supplémentaire qu’en-deçà des contingences matérielles, financières, en-deçà de ce qu’il avait pu donner à sa famille comme arguments pour ne pas se débarrasser de cette acquisition devenue trop encombrante, la preuve, s’il en était besoin, de cet élan interrompu pour toujours, suspendu définitivement entre ciel et terre, son histoire maintenant complètement  immobile, réduite à des ressacs de souvenirs et à la sensation un peu douce-amère de la nostalgie tapissant sa gorge. Il était constitué, modelé dans chacune de ses cellules pour et par la nostalgie, la remémoration, il pouvait à sa guise solliciter cet état intermédiaire qui le libérait de la froide main du présent sans l'obliger à claquer aucune des portes de la vie qu’il avait si méticuleusement organisée et qui restaient ouvertes devant lui. Il aimait la nostalgie comme une compagne fidèle, familière de chacun des secrets de sa vie la plus complètement, la plus absolument privée, fermée hermétiquement à sa femme et à ses enfants et qu'il pouvait solliciter à loisir, le côtoiement du souvenir libéré de l’inéluctable avortement des faits. Ce qui avait été, il se le racontait maintenant avec les mêmes mots, le sollicitait à travers les mêmes images, comme un rituel arrêté une fois pour toutes et praticable sans réel effort, disponible quand il le souhaitait, empli à la demande de remuements de viscères et de serrements de larynx. Oui, il excellait dans la résurgence. Il avait également la capacité d’y ajouter ce léger saupoudrage de persécution, non, sacrifice, don de soi, sens du devoir, attache à des valeurs morales infrangibles qui le laissait toujours secrètement plaintif à l’égard des plaisirs de l’existence auxquels il se sentait en droit de prétendre mais qui le rendait aussi passablement sûr de lui, fier de ses engagements. Quoi qu’il ait pu lui arriver, qu’il ait pu dire ou faire et surtout dire et ne pas faire, quoi que cette histoire ait pu engendrer de situations souvent nauséeuses, il avait joué le jeu non d’un contrat entre eux qui n’aurait de toute façon jamais été conclu mais d’une place de perdant consentant dans l’affaire. Il avait confié dès la première heure à cet espèce de matelas vertueux de ses responsabilités  familiales et au prix qu’il se devait de payer pour les assumer le soin d’amortir toutes les questions qui auraient pu devenir brûlantes si il leur avait répondu, des questions sur la durée, sur le but, sur la fin, posées pas vraiment par lui, c’est-à-dire, posées par elle, elle passait son temps à les lui poser et il s’installait alors dans son sens du devoir, que veux-tu que je fasse ? et se tenait bien ferme au sacrifice de ses propres désirs pour les siens, assez paisiblement au fond, assez facilement. Le tri effectué dans ce qui pouvait encore solliciter son excitation, lui arracher, qui sait, une larme, ne conservait plus les traces de ce qui l’avait attaché à elle, dont il avait oublié complètement la nature, comme il avait oublié le poids et la réitération si agaçante, presque à chaque fois qu’ils se parlaient, de ses interrogations sur son devenir, sur ce qu’il attendait d’elle, sur ce qu’il était prêt à lui donner, sur la si longue période de sa propre vie qu’elle lui avait offert, tout ça, ces remue-ménages inutiles dont il ne percevait, dans ses moment de remembrance exaltée, plus du tout les inconforts, dissolus maintenant dans la réminiscence, dans les bienfaits de la réminiscence,  ce qui était disponible à sa guise mais sans plus le fardeau de sa présence avec laquelle il avait dû tant négocier, tant de points de friction, des explications qu’elle cherchait, attendait, comme autant des barricades cernant son plaisir innocent et l'obligeant à ne se tourner quand il pensait à elle, que vers le repli et la sécurité des fééries sans dommage de la mémoire.

Et vers cette maison où siégeait sa mémoire. Il avait, par une sorte d'adulation un peu fétichiste des lieux, insisté pour la restaurer et garder cette résidence à deux heures trente de vol où plus jamais il ne vivrait, où il ne vivrait d'ailleurs jamais plus rien non plus. Comme à son habitude, il avait réussi à masquer ces raisons tout à fait intimes sous la grande efficacité des arguments plus rationnels, les développements financiers auxquels sa femme cédait toujours, ayant un accès moins aisé aux choses de l'esprit, à l'argumentation que lui, même ralenti par les dommages subis par son cerveau. La transmission, la stabilité de l'immobilier, quelques-unes des justifications qui lui élargissaient les épaules et avaient fini par le convaincre lui-même une fois de plus de la validité de ses prétextes. Il avait insisté sur l'aspect dynamique de ce projet de rénovation inscrit dans le droit fil de sa convalescence, et toujours un peu surpris par la facilité, même contraint par la précarité de son crâne, avec laquelle il venait à bout de la rhétorique de l’adversaire. Comme à son habitude il avait calmé puis convaincu sa femme.

En entrant dans Rioman Drive, se sentant maintenu dans cet état d'allégresse, d'insouciance, il pensait à nouveau qu'il avait exactement fait ce qu'il devait. Pour lui. Chacune des maisons plates qui longeaient cette rue puis la Beach Avenue, puis la Camino Street renaissait sous son œil expert. Il y retrouvait au passage les défauts qu'il avait déjà identifiés lors de ses précédents séjours. C'était ainsi, l'expertise s'infligeait avant tout par le regard. Il constata que plusieurs d’entre elles qui lors du dernier séjour abritaient des familles étaient maintenant fermées, aveuglées par les panneaux à vendre, pas encore sorties de la crise qui les avaient rendues aussi inutiles que des empaquetages envahissants.

Il tira de ce constat une fierté quant à sa propre stratégie et se mit à chantonner "Lullaby in ragtime", pourquoi celle-ci, comme une ode à sa ruse  et à sa finesse en affaires.

Il se souvenait parfaitement du jour de l’effondrement de Wall Street. C’était lors d’un de ses séjours. La télévision hurlant pour prévenir le monde de sa fin imminente et lui encaissant chacune des nouvelles comme un coup de poing. Puis elle, allongée sur le lit dans la chambre, attendant que Lehman and Brothers fasse exploser la planète et leur pied-à-terre sans rien y comprendre. Elle lui avait signifié qu’ils n’avaient que du temps, peu de temps et il avait accepté de laisser faire sans s’en préoccuper…à quoi bon ? Lors du séjour qui avait suivi, deux mois plus tard, ils avaient eu à parler de ce qui leur arriverait dans le contexte de cette crise mondiale où ils étaient soudain, elle, lui et son rêve immobilier, condamnés à osciller sans compas à travers le chaos perpétré par d’autres. À quoi bon, à quoi bon cette incessante activation de la mémoire ? Elle lui avait demandé, assise en face de lui dans le patio «What do you want to do ?» et cette question l’avait immédiatement excédé. «Want?». Était-elle sotte, «Want ?» dans un pareil cyclone mondial ? Il avait arrêté de fumer depuis une semaine et trois jours et dit à la cantonade à tous ceux qui voulaient l’entendre que cela lui semblait facile, il allait venir à bout sans problème de son addiction, rien n’avait aucun effet sur ses états d’âme, ni sur ses humeurs et c’est pour cela qu’à ce moment précis, dans le patio, il l’aurait volontiers étranglée. Depuis l’accident, il ne fumait plus, donc depuis plusieurs mois maintenant mais il ne partagerait jamais cette victoire avec elle, qui pourtant l’avait accompagné, de loin derrière son écran là-bas à l’Est, à chacune de ses cinq ou six précédentes tentatives ratées, essayant de le soutenir au mieux et de lui donner quelques conseils venus droit de sa propre expérience et que bien sûr il n’écoutait pas. Ou plutôt qu’il écoutait mais qu’il n’entendait pas. Elle faisait une différence entre les deux termes, d’une façon presque obsessionnelle. Elle était la seule qu’il connaisse à proposer des nuances qu’il prenait en considération comme s’il voyait parfaitement ce qu’elle essayait de lui dire, hear, listen oui oui…mais qui dans sa propre pratique de la langue ne signifiaient pas grand-chose. Ne touchaient pas des registres auxquels il était familier, si on écoutait, on entendait. C’était plutôt simple.

Il avait rendez-vous à neuf heures, en tournant dans la Shady Lane et en arrivant immédiatement face à l’allée du 310, sa poitrine se serra. Le bosquet en cachait l’accès, cette maison n’était que l’édification bétonnée d’un secret, d’une vie secrète. Le secret avait été trahi depuis bien longtemps mais pas la vie qui l’avait accompagné, l’avait empli jusqu’à tracer des ondes derrière chaque mouvement, chaque ombre portée, chaque odeur ou presque. Il était très en avance et n’avait pas les clefs. C’était bien, cela lui laisserait le temps d’adapter ce flux d’émotions aigües et disparates qui le plièrent soudain jusqu’à son volant où il reposa le front quelques instant dans le silence du moteur éteint. Il s’entendait battre, il entendait battre en lui dans chacune de ses artères la foule trépidante de tout ce qu’il avait laissé là. Pas un centimètre carré qui soit indemne d’elle, de lui avec elle c’est-à-dire.

Il se retrouvait soudain propulsé par ricochet dans cet homme qu’il avait tant aimé être. Cette autre créature qui imperceptiblement d’abord, s’était frayé un passage aux côtés du pater familias et de ses devoirs besogneux.  Cet homme-là, il l’avait égaré depuis. Tant de temps, l’accident et tant de réalités à canaliser, il n’avait plus d’espace dans sa vie actuelle pour y glisser ce type enragé, curieux, hilare, sans cesse sur le qui-vive des érections imprévisibles que la pression quasi constante de sa seule présence dans une pièce provoquait dans son bas-ventre, ce type possessif, coléreux, qui s’autorisait des scènes de jalousie dont la violence et l’irrationalité l’étonnaient lui-même. C’était elle qui lui faisait tout ça, et elle le faisait, le défaisait, sans, peut-être, il ne saurait jamais quelle avait été sa part de manipulation de son désir, le vouloir, en étant simplement là pour lui, quelle avait été sa part de responsabilité dans cet état à la fois généreux et palpitant mais aussi beaucoup trop vif pour pouvoir jamais se caller au rythme d’une vie quotidienne. Elle le retournait, elle l’égarait dès qu’il la sentait à quelques mètres de lui, un rugissement naissait dans ses testicules et montait tout le long de ses vertèbres. Il ne pouvait que s’abandonner. Il avait aimé découvrir cette sensation de perdition et de peur et elle lui était en même temps proprement insupportable. La vie ne pouvait pas se sceller sous tant d’appétance. C’était impossible, c’était impraticable. Il se découvrait mu ainsi vers elle par un désir radical, impossible à assouvir, comme aimanté par elle, mais ce qu’il voyait de lui  à travers cette sorte de bestialité, à travers la dépendance qu’elle suscitait ne lui convenait guère. Il ne se surveillait plus, libéré quelques temps de ces règles qui l’avaient amené à toujours se distancer de ses propres émotions et à rester actif et en surplomb, pour guider correctement le vaisseau de sa famille.  Ce qu’il lâchait en lui de sa passion pour elle lui faisait peur. La même force qui l’amenait à vouloir la prendre à tous les moments du jour et de la nuit s’appliquait avec autant de démesure dans le pouvoir qu’il devait récupérer en contrepartie pour pouvoir continuer à se regarder en face, sans ne voir immédiatement que son visage ou n’importe quelle partie de son corps à sa place. Elle envahissait tout. C’était impossible, c’était impraticable. Il fallait de la monotonie et de la certitude. Il fallait la solidité des murs et non la vacuité de l’air qu’ils pouvaient contenir et qui les auraient portés au gré de leurs caprices, les aurait rapprochés et déchirés. Il fallait une vie dont on connaisse la finalité, dont on puisse envisager la maîtrise. Même cette longue période de rééducation l’amenait à cette conclusion. Rien n’était convoitable que la maîtrise. La maîtrise, la certitude de savoir où marcher, de marcher pour aller quelque part. Lorsqu’il avait lentement émergé de l’opacité peuplée de formes muettes de son coma, il avait bien sûr senti que son corps aurait besoin d’attention, d’une attention sans répit, pointilleuse, mais il s’était aussi rendu rapidement compte que parler était devenu une émission de bruits humides, sortant sans tonicité de sa gorge, il savait ce qu’il cherchait à dire, il savait à qui il voulait parler mais la suite, le lien avec une articulation qui le mette au niveau de ses concitoyens, qui lui redonne sa place était soumise à une vague déferlante de sable humide, autour de lui tous prêtaient l’oreille, tentaient de décrypter les messages confus avec le sourire de condescendance qui s’affiche face à l’impotence.  Il avait alors décidé, à l’insu de tous de se rééduquer lui-même de, comme on dit avec cette belle image, se prendre en main, avec les mains de sa volonté et de sa ténacité. Alors que tous étaient partis, qu’il s’était enfin retrouvé seul dans sa chambre, sans famille, sans médecin sans infirmière, sans femme d’entretien, enfin livré à lui-même et à ses limites, il avait enfoui sa tête sous la couverture pour éviter d’être entendu et avait commencé à répéter quelques phrases, répéter, répéter, jusqu’à ce que tout devienne clair et audible, simple et fluant comme cela l’était avant. Il avait consacré à cet effort plus de deux heures d’affilées, sans en démordre sans se lasser, sans penser que tout pouvait être remis au lendemain. Il n’y aurait pas dans cette histoire d’accident de lendemain. C’était lui qui le créait. Et c’était ainsi depuis son retour, il avait accéléré sa date de sortie pour être prêt pour la party donnée en l’honneur de la réussite à ses examens de sa fille, elle qui avait été là depuis le début, témoin de l’accident, active et présente, préoccupée, dormant à ses côtés pendant que tout son organisme s’activait sans répit pour mener à bien pour sa survie. Il avait laissé la quantité de médicaments qui ralentissaient sa pensée et le posait définitivement à côté du mouvement du monde. La maîtrise. Le seul élément réellement vital pour les débris qu’il était encore. Ce que cette maison plate avait abrité, ce qui était sorti de son garage, de son patio, ce qui avait aménagé le petit parterre devant le mur d’entrée, c’était tout autre chose, c’était sans contour et sans borne. Il s’était découvert insatiable, aliéné et impuissant à poser lui-même les jalons de cette envie de dévoration. Et ça, cette force barbare qu’elle éveillait en lui, comment, alors et a fortiori maintenant, comment aurait-il pu y survivre ?

Il eut besoin de repousser un peu le siège du conducteur, d’étendre ses jambes et de bouger lentement les hanches pour en ôter les tiraillements qui se manifestaient dès qu’il restait trop longtemps assis. Les jambes, c’était la seule partie de son corps, avec les bras, qui était restée indemne. Du haut du crâne aux hanches, il avait été transformé en quelques secondes en un précipité. Des os brisés, éparpillés et puis la si difficile reconquête de l’autonomie, pas à pas, élongation quotidienne après élongation, ondes électriques, rééducation, médication, jour après jour, peu sûr de ses propres appuis, lâché, trahi dans sa propre maison, dedans, et puis ce soir-là dehors, le soir de l’accident, trahi dans son allée même. Sa maison qui était devenue depuis seulement une quantité incroyable d’obstacles presque insurmontables. La descente ou la montée de l’escalier qui menait à la chambre occupaient à elles-seules six à sept bonnes minutes, un serrement de mâchoires constant pour contraindre la douleur et une négociation du moindre geste qui lui happait dès le réveil une telle quantité d’énergie qu’il arrivait au but épuisé, prêt uniquement à s’allonger sur le canapé et à oublier, le mieux possible, tout. Dans la chambre, il avait dû pendant plusieurs semaines se lever puis se tourner pour changer de position dans son lit. Avant, après. Chaque mouvement, chaque décision devant provoquer un mouvement était calibrée, millimétrée, en douleur, en fatigue, en stratégie pour les rendre efficaces sans en souffrir et chaque journée se divisait en déplacements avec, à la fin de matinée, une sieste de deux ou trois heures. Le sommeil était devenu plus important que la nourriture même, c’est lui qui étayait en silence cette si douloureuse et ingrate reconquête de lui-même. Et cette reconquête, maintenant que les efforts étaient enfin devenus moins astreignants et le temps un peu plus souple, il venait ici pour la parachever, pour reprendre aussi une à une les marques de son fief. La surface de l’Amérique du Nord qui lui appartenait en propre et hors de laquelle il ignorait comment il aurait pu persister à vivre. Seule cette partie immobilière, territoriale de sa vie était demeurée absolument limpide après l’accident, comme un marquage qu’il aurait lui-même pratiqué et qui aurait également été pratiqué sur lui en retour, une concordance. Le monde alentour s’était réduit, était à la fois devenu dangereux et vain. Il avait réussi à nouveau à prendre l’avion seul, et à travers ce vol, sans trop de crainte, tiré entre lui et ce monde un nouveau fil mais uniquement pour le nouer le plus rapidement possible à la douce sécurité du sentiment de propriété.

La chaleur qui l’avait accueilli comme un fils prodigue recommençait à effleurer la matière. À travers le pare-brise, elle enveloppait lentement tout son corps. Il se redressa, s’essuya le front et ouvrit la porte de la voiture. La pelouse avait été tondue sur son ordre quelques jours plus tôt mais les taillis à l’avant de la maison étaient dans un état lamentable. Il pensa à cette après-midi où ils avaient jardiné côte à côte. Il avait adoré la regarder arracher les mauvaises herbes et mettre de l’ordre dans le parterre, il avait adoré sa vigueur, son goût du travail bien mené. Mais comme si souvent lorsqu’ils étaient ensemble dans cette maison, quelque chose le retenait de se sentir simplement présent à ses côtés. Peut-être la seule idée qu’il était chez lui, que c’était son parterre. Il ne pouvait pas la laisser ainsi s’adonner librement à une activité qui au fond le concernait. Elle pouvait s’y adonner soyons clair, mais pas librement, du moins pas sans son aval et il sentait qu’elle ne le comprenait pas toujours au mieux. Là s’arrêtait les règles de leur jeu de cohabitation, il faisait son possible pour lui dire et lui redire qu’elle devait se sentir comme chez elle mais il était chez lui. Il essayait au mieux de lui faire oublier comment leurs rôles étaient distribués mais c’était lui qui payait pour sa présence, et même s’il n’y voyait aucune espèce d’inconvénient, s’il jugeait ça naturel, le poids de liberté que cette situation faisait peser dans les initiatives de chacun d’eux n’était de toute évidence pas le même pour chacun d’eux. Il pouvait toujours lui suggérer de prendre son avion de retour si elle ne se comportait pas comme il l’attendait, et une fois, il la menaça de la ramener à l’aéroport. Il ne savait plus quoi penser de cette anecdote, ça n’avait été une anecdote que parce qu’il était allé la rechercher dans le cagibi où elle était en train de préparer sa valise, en larmes, que pouvait-elle opposer à un tel bannissement, chez lui qui lui enjoignait de se sentir chez elle, quand il pouvait la remettre à n’importe quel moment dans l’avion qu’il payait aussi, non, il ne savait pas quoi penser de lui, il était allé la prendre par la main et il l’avait attiré sur le lit pour calmer la tempête. Il ne s’était pas excusé, pourquoi s’excuser puisqu’il était chez lui.  Alors il ne pensait plus rien. Il interrompait, à la fois volontairement et avec une aisance due à des années de pratique, le flux de remémoration juste au point où il allait se transformer en une question, une question sur les torts ou les raisons, sur les choses inconfortables touchant la bienséance, en fait. C’était inutile, c’était impossible, pas de morale, pas de scrupules, de courtoisie en ce qui concernait ses choix ou ses attitudes. Il leva la tête vers le ciel si illimité de ces presque Tropiques, respira lentement, c’était chaque fois comme la main qui évite de frôler la flamme, il ne pouvait pas y aller, il ne pouvait pas pénétrer dans la matière même de tous ces souvenirs, ils étaient dans une zone qu’il ne forcerait jamais, jamais pour rien au monde, celle de sa propre responsabilité dans cette histoire. Il ne pouvait pas et il ne voulait pas, il savait aussi que s’il commençait à tirer ne serait-ce qu’un seul fil de ces actions qui s’étaient succédées jour après jour, dans la réalité de leur cohabitation ou dans leurs échanges de courrier ou de messagerie, tout un tas de détails, d’oublis, de négligences, de promesses faites puis immédiatement oubliées, de flatteries, pourrait mettre au jour un sale type. Il n’était pas un sale type. Il ne l’était plus. Il était allé, assez vite après l’avoir menacée, réparer ses torts. Et ils avaient l’un comme l’autre repris le cours de cette vie comme si, repris les courses à Wallmart et repris le jardinage. Il lui avait à nouveau précisé, doucement au creux de l’oreille qu’elle n’était pas sa maîtresse, non, jamais, jamais elle ne serait sa maîtresse.  Ils avaient à attendre un peu, quelques années et ce parterre serait le sien, elle aurait son mot à dire sur ce parterre. Il avait dû lui expliquer quelques détails sur la façon de poser les bandes plastiques qui drainaient le sol et empêchaient les éboulements lors des pluies intenses de la saison cyclonique mais elle ne s’était pas tue cette fois, comme il lui arrivait par moment elle avait donné son point de vue et ça avait un effet terrible sur lui, ça l’indisposait tout en étant parfaitement compréhensible, elle avait des choses à dire n’est-ce pas, mais il ne pouvait se soumettre sans réagir à ces choses-là. Il était celui qui savait.

Il décida de faire le tour de la maison, d’aller jusqu’au bras de la Saint Lucie River qui venait se fermer juste en bas de son terrain. C’était une des raisons pour lesquelles il avait choisi cette maison-ci, après des semaines de visites, l’eau de la rivière, les alligators qui rodaient, les yeux à fleur d’eau et le calme des retraités venus réchauffer leurs articulations usées et finir leur jour sous la douceur du climat subtropical. Il avait appris que la voisine de la maison sur l’autre rive était morte il y a quelques mois d’un cancer du pancréas qui la tenait à bras le corps depuis plusieurs années. L’autre voisine à droite avait vendu. Il descendit sur le ponton. C’était un endroit fait parfaitement pour elle. Elle y venait pieds nus avec son matériel de dessin et s’installait là, au bord de l’eau pendant qu’il travaillait à l’intérieur. Il aimait la sentir proche évidemment mais ce qu’il aimait surtout c’était la qualité du silence entre eux, chacun occupé à ses affaires. Cette femme qui à elle seule dirigeait un orchestre symphonique dans chacune de ses cellules lui avait aussi paradoxalement fait découvrir que le silence pouvait avoir différentes qualités d’excroissance, différentes formes de stabilité.  Elle lui avait fait éteindre la télévision qui depuis des dizaines d’années, dans sa mémoire depuis toujours, occupait le fond sonore de toutes ses pensées ici et là-bas, comme une pompe anti-vide dont il ne remarquait plus la force aspirante mais qui avait peut-être déjà englouti des pans entiers de ses capacités réflexives. Et il avait retrouvé quelque chose d’encaissé et de fluide où s’aventurer seul, la sentant elle aussi, à l’autre bout de la maison, prise par la même texture souple et extensible de la rêverie. Il ne l’avait jamais remerciée pour ça, il aurait peut-être dû. Il était de toute façon trop tard. Il n’avait pas pu alors et ne pourrait jamais lui dire merci, ce n’était pas dans ce sens-là semblait-il qu’étaient écrites leurs règles. Ce qu’il pouvait exprimer était inscrit dans une seule direction, il donnait sans compter, de son temps, de ses multiples compétences, de son sens des obligations, occasionnellement de son argent et c’est toujours lui qu’on remerciait. Elle aurait pu là aussi bouleverser l’ordre et il ne savait pas, ne voulait pas savoir comment faire  basculer les mouvements de transmission de ces moteurs inamovibles. Seul maintenant dans ce silence, il serait certainement pris de vertige, face à lui-même dans l’accolement sans protection avec le bruit du monde. Mais ç’avait été à ce moment-là excitant, apaisant et excitant à la fois, de retrouver cette enveloppe acoustique qui avait déserté sa vie sans qu’il s’en aperçoive. Elle avait eu ce rôle-là, de réveil pour un tas d’autres choses, la peinture, la musique, la nourriture, l’élégance, elle avait développé autour de sa vie une sorte de toile sur laquelle ils avaient dessiné ensemble, elle lui guidant les doigts, des motifs qui lui étaient complètement sortis de l’esprit, des questions, des envies, des ramifications entières d’une  réalité qui étaient restées occultées et qu’elle avait soudain mis à sa disposition comme si elles avaient toujours été là sans qu’il puisse les reconnaître seul. La paix et l’excitation. Tout ce bouleversement du sens même de ses valeurs, il n’avait pas pu. C’était trop confus, trop compliqué. Il ne pouvait pas vivre dans la confusion, pas vivre dans des contradictions insolvables.

Il le pouvait encore bien moins évidemment maintenant, tenu à la verticale par le fil bien tendu de ses pensées, lentes, si lentes à se connecter l’une à l’autre, si volatiles. Faire ceci, faire cela puis faire ceci puis cela puis manger puis recommencer puis s’endormir en pensant à ce qui restera à faire. Il n’avait plus la force, plus le temps ni l’énergie d’évoquer les raisons pour agir. Être vivant et le rester maintenant c’était accomplir comme il l’avait fait jusqu’à présent sans se laisser détourner par l’argumentation, quelle qu’elle soit. Le reste n’avait pas d’importance.

Il fit le tour de la maison lentement, s’arrêta quelques minutes pour regarder la maison voisine maintenant inhabitée. Il avait assisté, il y a longtemps, à quelques séances de gymnastique aquatique que l’ancienne propriétaire de plus de quatre-vingts ans pratiquait régulièrement dans sa piscine. Il lui avait réparé un ou deux appareils ménagers afin d’entretenir de bonnes relations. Mais la Floride entière avait subi de front les contrecoups de la crise des Subprimes, surtout la Floride de la classe moyenne et ses résidences secondaires s’était vues en quelques mois désertées, mises en vente, mises à louer. Il avait réussi à éviter le cataclysme mais dans la rue, le tiers des villas étaient closes, leurs volets fermés.

Il entendit le bruit d’un moteur remontant l’allée et vint à la rencontre des deux agents, un homme et une femme, qui devaient organiser la suite de la location sur des bases plus saines. Un gentil couple, une gentille famille pour remplacer la précédente qui après tout avait peut-être elle aussi été gentille avant d’être aspirée par le gouffre de l’incompatibilité.  Il regarda la femme avancer vers lui, il regardait depuis longtemps les femmes avec comme seule mesure les traces qu’elle avait laissées sur ses sens. Ils se saluèrent et il les laissa le devancer et lui ouvrir. Il sentit aussitôt monter une légère panique comme avant un examen. Ce qui allait s’offrir à ses yeux n’était pas que l’état d’un sol et de murs mais celui de sa mémoire et pour de nombreuses raisons, il ne savait pas ce qu’elle allait lui réserver. Il n’était pas seul, il était donc partiellement protégé contre l’éventualité d’un affaissement mais il allait devoir sembler neutre, inerte devant les constats de la dégradation des lieux alors que peut-être le plafond de sa mémoire lui-même risquait de s’effondrer au milieu de son esprit. Ils entrèrent les uns après les autres et il se sentit enveloppé par l’air tamisé qui semblait filtré par la fenêtre du living. Tout était vide mais ce ne fut pas le vide qui le surprit. Les murs avaient gardé une empreinte qui se mit à battre dans son myocarde, il marcha vers le centre de la pièce, passant la main sur le bar qui la séparait en deux parties et il sentit les pulsations de la maison entière palpiter dans son aorte. Ce n’était pas dangereux, c’était en fait très agréable, comme de retrouver un vieil ami, de retrouver avec le son de sa voix et avec son odeur des pans entiers de ce qui vous constitue le plus profondément. Il se taisait, les agents se taisaient et l’observaient discrètement, il était en train de prendre possession de son passé, de lui redonner le poids de sa légitimité, il s’abandonna à un renversement qui, lui laissant promener son regard ici et là dans ce lieu qu’il connaissait si intimement, aurait pu la faire sortir de la chambre, les hanches entourées d’une serviette de bain, provoquant à chaque fois qu’elle se montrait, même seulement après une brève absence, son odeur, la trace qu’elle laissait dans l’air, sa façon de marcher aussi, enfin tout d’elle, pour son plus grand étonnement et souvent en secret, une réaction de désir immédiat. Il se détendit doucement et revint à l’évaluation des dégâts qui lui permirent de se concentrer sur autre chose que sur cet afflux massif d’images inutiles.

Le sol de la cuisine était taché d’un liquide sombre qui avait pénétré et décollé le plancher. Dans chacune des chambres et dans la grande salle de bains les murs portaient des traces auxquelles il était impossible d’attribuer une origine, de larges trainées noires, la moquette de laine crème de la chambre était devenue grise, avec par place des brûlures plus ou moins larges, les murs de la chambre des enfants eux aussi portaient les marques de projections mal définies. Débordements ? Révoltes ? Alcool ? Luttes ? Excitations des combats conjugaux ? Les agents le suivaient, consternés, d’une pièce à l’autre et il sentit monter une sorte de colère qu’il tenta de canaliser au mieux. Tant de haine ? Tant de violence dans une relation entre des individus qui avaient aussi volontairement mis au contact leurs corps ? Qu’est-ce qui pouvait avoir glissé, s’être imposé entre eux, en eux pour devoir se manifester avec une telle destructivité sur la carcasse même de ce qui les abritait ? Il comprenait les sources de cette violence, il connaissait les tensions insupportables que réveillait la qualité par essence si abrasive du couple mais il avait passé sa vie à les exclure de sa relation maritale, à les exclure de leur environnement du moins, à les séquestrer par respect pour ses enfants surtout, confinées sur l’estomac, aplaties dans le foie, jugulées si bien qu’elles avaient à peine été émises par sa voix, qu’elles étaient restées figées dans le poids des silences de plus en plus profonds entre sa femme et lui.

C’était à la fois incompréhensible et profondément choquant que d’autres, confrontés au même glissement, inéluctable glissement ? aient ainsi mis en acte la rupture, tracé l’éloignement, tout en en supportant si mal l’idée qu’il leur avait fallu pour se persuader de sa nécessité l’imprimer sur les murs. Est-ce que cela les avait soulagés ?

Il découvrit donc chacune des formes de cette déprédation théâtrale, mise en quelque sorte à la disposition du spectateur qu’il était et en la jaugeant, il commença immédiatement à évaluer la quantité de travail, le matériel et le temps dont il aurait besoin. Il fit une rapide mise au point avec les agents, insista sur la qualité de socialisation des futurs occupants, il proposa de les rencontrer une nouvelle fois à l’agence à la fin de son séjour, juste avant son départ puis les raccompagna à la porte.

Il revint seul au centre de la pièce principale et oublia tous ces signes de décomposition pour se rafraîchir à nouveau la mémoire. Il eut la sensation de l’entendre l’appeler, de s’entendre l’appeler. C’était ici qu’il l’avait contactée pour la première fois, très peu de temps après l’achat de la maison où il passait régulièrement une à deux semaines pour les travaux et les aménagements. Alors qu’il prenait un moment de pause sur son ordinateur au milieu des huit à dix heures de travail quotidien. La maison était aussi vide et son aspect aussi peu accueillant que maintenant. Il se doutait qu’un des aspects de ce séjour serait de faire place nette pour se consacrer efficacement aux travaux nécessaires, il ne pouvait pas à la fois négocier certains portages, certains mouvements comme son corps l’obligeait encore à le faire, s’investir dans la restauration et laisser son esprit vagabonder, toujours dans la même direction, spatiale et temporelle, toujours le même mouvement, faire des boucles plutôt autour d’elle. Lui avec elle, elle ici ou là dans chacune de ces pièces maintenant vides, lui alors enfin promu, par la seule présence de cette Française et par son effet étonnant sur lui, à la pointe extrême de sa virilité et en même temps écrasé sous l’ampleur empoisonnée du mensonge qui rejaillissait souvent entre eux sans qu’il l’anticipe et faisait porter à la situation qu’il avait lui-même créée le poids d’une culpabilité qui le rendait soudain nerveux. Il le lui faisait sentir par crises, avec ce zèle à la saborder qu’il ne manifestait qu’avec elle, qui lui donnait aussi la possibilité de prendre un peu de distance par rapport à la masse encombrante de son désir, le ton montait alors, chacun défendant ses positions, elle avec son anglais que la colère ou le sentiment d’injustice rendait approximatif, lui presque surpris par la violence de ses propres propos, peu certain de leur nécessité et puis il s’inclinait, il finissait toujours par s’incliner, par aller la chercher où qu’elle se cache, laissant le simple fait de sa présence mettre pour un temps à distance ses obligations et redonner à leur cohabitation toute l’intensité si étonnante qui la caractérisait, quoi qu’il en veuille.

Là, d’être le centre où se croisaient tant de tensions divergentes, ce n’était plus possible, physiquement, émotionnellement et même d’un certain point de vue moralement. Sa femme l’avait accompagné pendant ces derniers mois et il lui était redevable de ses soins. Il avait même été surpris par l’attention qu’elle lui avait accordée, par sa disponibilité, son écoute quand il la croyait tout bonnement incapable de la moindre considération à son égard. Il s’était senti, se sentait encore le besoin de la remercier même si à travers la confusion et la reconnaissance, la simple raison lui laissait parfois entrevoir que cette attitude aurait été celle attendue de toute épouse. Il était si peu habitué à tant de sollicitude que, au cœur du terrain malléable qu’il était devenu, il en avait été bouleversé. Tout, en fait avait été bouleversé, ce qu’il imaginait, ce qu’il savait, ce qu’il croyait, ce qu’il espérait, tout avait été brutalement, et peut-être irrémédiablement, mixé, broyé, parcellisé et la place de chacun, de chacune en lui avait subi le même cataclysme. Même, et cela pourtant lui semblait impensable, celle de ses enfants. C’est comme si tout s’était détaché de lui et que par un effort maintenant à exercer sans répit, c’était à lui de rattraper les pièces éparpillées, dérangées dans l’ordre qu’il leur croyait naturel, pour les rassembler et les organiser selon la hiérarchie de ses principes et surtout, puisqu’eux aussi avaient perdu leur stabilité habituelle, de les envisager selon leurs familiarités. Ce qui lui était immédiatement accessible devenait une priorité mais plus rien n’était vraiment immédiat maintenant, et les priorités elles aussi il les ignorait. Il se raccrochait heure par heure à ce qu’il se rappelait d’elles avant mais l’ensemble de la construction craquait de partout, ouvert à tous les vents sur une débâcle de ses certitudes. La maison était devenue une priorité mais il ignorait pourquoi. C’est peut-être d’ailleurs ce qu’il ne voulait surtout pas découvrir.

Mais c’était aussi un lieu de pèlerinage. Un temps pour revitaliser un pan encore chaud et mal circonscrit de son passé qui continuait à son insu à enserrer en silence tant de moments de son présent poreux. C’était un temps pour le souvenir ou pour son effacement. Mais l’essentiel ne pouvait pas être là, il venait aussi chercher l’efficacité et les preuves qu’il était tenu de se donner sans cesse à lui-même de la validité de ses performances. Il n’avait, croyait-il, jamais éprouvé de grandes émotions en étant confronté à la complexité.  Sa façon d’éradiquer rapidement les ambigüités, de traiter l’indécis c’était le binaire, la bonne franche séparation du bien et du mal, du beau et du laid, de l’intelligence et de la bêtise, dominée par un recours sans faille à des certitudes adaptables à la plupart des situations et fuyant comme une sorte de peste la pression malfaisante du contexte. Il avait, comme la plupart de ses concitoyens, besoin que tous les évènements, les bouleversements, les commotions soient le plus rapidement possible classés : garder, jeter, bien empaquetés dans des cases que tous pouvaient identifier sous les mêmes désignations et par les mêmes dénominations, et ça c’était suffisant, ça c’était efficace et c’était bien. Mais tout ce qui accompagnait sa récupération, sa renaissance, s’obstinait à sortir du cadre tout bonnement parce que le cadre avait, lui aussi lors de la collision, explosé comme ses côtes et ses hanches et que son cerveau encore enrayé peinait à lui fournir l’assurance bienveillante d’évidences, de balises qui lui auraient paru complètement fiables. Rester accroché à ce qu’il imaginait encore valoir quelque chose, donner à ces actions et à travers elles à celui qui les menaient un tant soit peu de cohérence et de poids, c’était tout ce qu’il souhaitait même si trop souvent il se retrouvait si seul face à un lui-même, toujours plus ou moins au bord du réel, toujours aux prises avec la question vertigineuse de l’origine et de son sens, que toutes ces entreprises dont il gardait en mémoire l’ancienne fonction de parfait ordonnancement,  toutes ces entreprises qui l’identifiaient aux yeux de ses proches et surtout peut-être à ses propres yeux perdaient par à-coups leur raison d’être même. Il se trouvait sans charpente, nu et piqueté par des questions sans sujets, des points d’interrogations sans objet, livré seul à son corps meurtri, à la marche si fastidieuse de ses pensées dans le brouillard ouaté du traitement qu’il continuait de devoir suivre, et à la chute peut-être inexorable des motivations et de la nature même de ses devoirs. Ça passerait, ça passerait. Il y travaillait jour après jour avec une sorte de fureur, tout redeviendrait comme avant, mieux qu’avant.

Après avoir listé tous les matériaux et les outils nécessaires, appelé un artisan afin de changer la moquette de la chambre, il décida de laisser les choses en plan pour le reste de la matinée et d’aller prendre un café afin de faire le point. Son esprit avait cessé de divaguer dans le temps cotonneux du passé. Il restait enfin face à des morceaux de matière à remettre dans le bon ordre et ça, il savait encore le faire parfaitement. Il lui restait à régler quelques détails matériels avant d’attaquer le chantier et toute son énergie se condensait, il la sentait s’appliquer à programmer les actions à venir, méticuleusement, les unes parfaitement enchaînées aux autres.

Il remonta Bay Street puis tourna dans Prima Vista Boulevard. Il roulait ici comme il l’aurait fait chez lui, en pensant à autre chose. Il goûtait à nouveau la chaleur, la lumière, cette sorte de nudité du paysage et dans ce défilé presque suave de sensations, par à-coups, les images des dégradations le ramenaient à ses raisons d’être là, au sérieux de sa présence.

Dans le Saint Lucie Boulevard, il tourna et se gara sur le parking du Berry Fresh Cafe, ce serait l’endroit idéal pour un petit en-cas. Un café, deux beignets, un jus d’orange. Il entra dans la salle où seules quelques tables étaient occupées. Les sièges violet moelleux et l’air frais seraient parfaits pour se préparer. Il s’assit et sortit son petit carnet, le serveur arriva et avec un sourire un peu terni par les signes de fatigue qui lui creusaient les joues et les yeux prit la commande. Comme à chaque rencontre, il lui signifia sa sympathie, marquant avec une ou deux boutades sa solidarité et sa familiarité. C’était comme ça, à chaque fois qu’il avait la sensation d’alléger un peu la vie d’un de ses congénères, sa place en ce monde se trouvait plus ferme et son sens du devoir satisfait.

Il avait décidé de se fournir sur place pour les outils de peinture afin d’éviter d’avoir à transporter dans l’avion un sac trop lourd. Rouleau poli demi-long, pinceau spécial glycéro, pas de problème. Il aurait à demander à un voisin de lui prêter son aspirateur pour quelques heures lorsque le ponçage serait terminé, trouver des chiffons également bien sûr. Le garage comme toute la maison avait été complètement vidé lorsqu’il avait fallu déménager, les outils qu’il avait précieusement commencé à accumuler pour se reconstruire en Floride une capacité d’autonomie avaient suivi le mouvement. Il s’était retrouvé dans l’atelier de Circleville avec des scies circulaires, des ponceuses en double, des marteaux et des tournevis à ne plus savoir qu’en faire dans un atelier qui était déjà plein à craquer de tous les outils envisageables permettant de faire face à tous les domaines techniques de la vie quotidienne. Une sorte de collection. De l’électroménager à la tondeuse à gazon, du changement de plaquettes de frein à la reconstruction d’un escalier en pin pour le parvis. Bois, métaux, tout était sous contrôle. S’il l’avait rejoint, s’ils avaient jamais mêlés leurs vies, qu’aurait-il pu faire de tout ce matériel ? Lorsqu’il allait et venait dans son atelier à regarder avec une sorte de fascination toujours renouvelée cette diversité et cette flamboyance, le fruit de toutes ces années, cette débauche de moyens d’agir efficacement sur les moindre faux-pas des appareils, il se sentait parfaitement compétent. Il savait que, quoi qu’il puisse advenir, quelle que puisse être la partie de son environnement qui le lâche, il avait sous la main l’indispensable et dans la tête le nécessaire pour le remettre sur pied.

Il regarda un moment à travers la vitre, se sentant plus tranquille qu’il ne l’avait été peut-être depuis des mois. Il percevait, à travers les sons tamisés du bar, l’activité intense mais cachée de l’arrière-cuisine se préparant à l’assaut dans quelques heures. Seul, silencieux et seul. Le rythme de ses pensées qui se heurtait maintenant si souvent à l’extérieur avait repris un tempo presque paisible, débarrassé de la tension qui l’étranglait sans même qu’il en ait conscience.

Assis là sur cette banquette, le goût du café encore frais dans sa bouche, il se sentait rejaillir, revenir, reprendre pied dans une sorte de douceur qu’il avait abandonnée il y a très longtemps. Il prit le temps d’apprécier cette étrange sensation de répit. La liste du matériel était prête, il savait qu’un travail astreignant l’attendait mais ce n’était pas, du moins là, maintenant, la pression à agir qui habituellement s’appliquait comme un étau sur son organisme tout entier, sous le poids de la fuite en avant vers ce qui devait s’accomplir par ses soins, être mené à bien par ses soins et qui le laissait toujours pantelant et fébrile, constamment sur la brèche et compulsivement insatisfait. Il faisait une pause, même avec la quantité de travaux et c’était une pause qui se prêtait à quelques réminiscences. C’était l’expérience du lieu qui l’enveloppait, elle en faisait partie inévitablement, elle et ce qu’elle lui avait apporté de sa souplesse qui avait à chaque fois laissé des marques, du moins pour quelques temps, sur sa façon d’envisager son droit à l’amnistie.

Il régla et laissa un pourboire copieux, pris de pitié soudaine pour ce type épuisé qui se maintenait vaille que vaille à la surface. Tout comme lui. Le monde entier semblait s’être rassemblé autour de cette table, avec cet apaisement soudain, montait en lui une vague de bienveillance, il avait survécu et à même maintenant de s’éloigner de la préoccupation obsédante de sa douleur, longeant les fossés et les monticules de son traumatisme crânien, fragilisé mais aussi attendri encore par le choc, il pouvait sentir à ses côtés le poids incertain de l’humain, de la condition à la fois arrogante et misérable de tous ces hommes et ces femmes qui s’agitaient là derrière lui. La table était débarrassée, la salle presque vide, il resta un long moment assis sans bouger, tentant de savourer au mieux chaque minute de ce moment qu’il se créait pour lui-même. Comme c’était étrange de découvrir en soi des inclinaisons inconnues. Comment ne pas savourer jusqu’à l’extrême, même si personne ne savait de quoi l’extrême était fait, jusqu’à la dernière des secondes qui le séparait du chantier et de la reprise de son harnais, comment ne pas se surprendre assis ainsi dans la pénombre, pris dans une porosité inattendue à l’espèce humaine. Il ferma les yeux et s’essuya la bouche avec le dos de sa main. Il s’aperçut soudain qu’il était en sueur et sentit sa gorge se serrer qui retenait l’assaut de larmes dont il ignorait la cause. Puis il se leva lentement et en poussant la porte sentit la chaleur effectuer sur ces émotions incohérentes son travail de pondération. C’était passé, c’était fini. Il revenait sur ses marques habituelles, un peu effrayé par tous ces débordements imprévisibles. C’était agréable, plonger ainsi, se laisser engloutir dans des mouvements inconnus, des plasmas qui jaillissaient d’on ne savait où. C’était surprenant mais trop incertain. S’étonner de soi, non, c’était impossible. L’accident avait suffisamment bouleversé l’ordre des choses, c’était impossible. Il ne pouvait pas se soumettre à la perspective, même ténue, de pouvoir devenir un autre.

Il monta dans la voiture et mit la climatisation en route pour l’aider à reprendre ses esprits. La seule route à suivre serait celle de Home depot. La seule. Celle de la maîtrise et de l’organisation. Celle dépourvue d’états d’âme, il n’avait pas envie de songer à l’âme en ce moment, il voulait face à lui un chemin lisse et sans sursaut. Il voulait, à tout prix, demeurer l’homme des certitudes, de la force que donnent les certitudes et le meilleur moyen pour le rester était de les ancrer dans la saine résistance des matériaux. Non, avant tout, il fallait vérifier que tout était en ordre, il sortit puis ouvrit le coffre pour contrôler les outils qu’il avait amené dans son sac de voyage, les toucher aussi peut-être. Il tira lentement la fermeture et avec l’étonnement toujours renouvelé du collectionneur, passa la main doucement sur le ciseau de briqueteur, puis sur le ciseau à froid, il les poussa pour accéder à ses tenailles, effleura ses marteaux, ses boîtes de vis, le jaune et noir de Stanley Fatmax donnait à tous ces outils un aspect luxueux, son luxe à lui, à lui seul, sa possession. Il était prêt à revenir là où il savait qu’il ne sombrerait jamais, là où quels que soient les imprévus, il aurait toujours le dernier mot. En regagnant son siège il se sentit distant, implacable. Il ne savait pas vraiment contre quoi il avait eu ainsi à lutter mais l’issue était claire, il pouvait s’engager sans perdre de temps sur le Prima Vista Boulevard.

Il prit la direction du sud, c’était pour lui comme une piste. La sueur, malgré la climatisation perlait de son front et commençait à mouiller son tee-shirt. Il n’arrivait pas à savoir si c’était ou non une sensation agréable, celle de baigner dans son propre jus. Il tourna dans le South West Bayshore Boulevard puis regagna le South West Boulevard. Il eut l’impression de retourner à sa niche lorsqu’il aperçut le parking de Home Depot, c’était comme si sa place l’attendait. Les choses commençaient à devenir sérieuses, palpables, proches, sans confusion possible.

Pourtant. Pourtant. Jusque-là même elle l’avait accompagné et lorsque la grande porte vitrée s’ouvrit pour laisser passer son caddie, c’est par cette lointaine promenade avec elle au milieu des parpaings et des rayonnages pleins de vernis ou de décapant qu’il fût soudain assailli. Il se tint les poings bien serrés sur la barre du chariot mais entre cet univers entier où il était chez lui et lui, voilà, elle était revenue. Il avança dans l’allée mais malgré la nécessité d’acheter la peinture et les pinceaux, il ne put s’arrêter face aux présentoirs du papier peint qui ouvrait le rayon. C’était là qu’ils étaient restés, lors de sa toute première visite, lorsque la maison n’était pas encore terminée, ils avaient passé un long moment à regarder, comparer, choisir, il avait choisi, c’était sa maison, il l’accueillait dans sa maison. Elle rendait ces excursions pourtant si banales aussi savoureuses que des soirées à l’opéra. Elle y mettait son faste, son exotisme. Ah, son exotisme ! Elle était si différente de tout ce qu’il avait connu jusqu’alors, si peu Américaine, si… Il continuait, poussant son caddy de solliciter malgré lui ses souvenirs, chaque rayon le poussait dans les angles de cette histoire, elle était devant, derrière, elle marchait à ses côtés et il lui expliquait. C’était son domaine, il lui expliquait, lui montrait le modèle de chaudière qu’il avait à New York, jamais rien dans son visage ne semblait révéler la moindre lassitude, alors il s’enfouissait dans ses spécialités, pour l’impressionner, lui prouver qu’elle avait affaire à un homme de hautes compétences, la séduire, l’impressionner, l’impressionner. Ses souvenirs continuaient de l’entretenir, il se laissa onduler encore un peu, arpentant chaque allée du magasin et pensant à autre chose, dédouané encore quelques temps de l’urgence et de l’efficacité par la lenteur de ses connexions neuronales, c’était assez pour se souvenir en paix.

Lorsqu’elle s’apprêtait le matin, cela lui semblait long comme les préparatifs d’une mariée pour ses noces, tout semblait avoir été prévu, conjugué avec le dessein évident de le séduire et lui croulait alors sous ce déluge de féminité, tant de soin, tant de goût pour le détail, tous ces atours, ces trucs de fille. Il voyait dans son goût pour ces signes d’appartenance le parfait pendant à ce qu’il allait chercher de lui-même dans tous ces outils et ces prouesses techniques. Il essayait qu’elle ne le surprenne pas mais la regarder de loin se préparer le laissait bouche bée comme devant les portes d’une église où se seraient célébrés des cultes secrets. Elle laissait dans son sillage des vapeurs de Guerlain qui le rendaient fou, voilà, elle le rendait fou, tout en elle le rendait fou. Elle se frayait un chemin jusque dans les replis de ses hormones, s’installait à leur croisement dans des matières qui le constituaient mais dont il n’avait jusqu’alors qu’une conscience diffuse. Elle imposait son allure, son visage, sa voix, la longueur de ses membres sur un territoire qu’il n’avait jusqu’à maintenant partagé avec personne. Elle ouvrait en grand les portes de sa vie sexuelle condamnée depuis tant de temps à la clandestinité, aliéné qu’il était au refus chronique de sa femme de le considérer comme autre chose que le père de ses enfants, condamné par la rigueur de ses principes à ne pas aller chercher ailleurs ce que sa femme lui refusait presque avec dégoût, la misère, la frustration et la misère, le ressentiment caché sous les épaisseurs de la civilité et de la maîtrise de soi, les vagues de désir qui se heurtaient sur les écrans de son ordinateur lorsque seul il s’oubliait, englouti sous des fantasmes à vif mais lointains qui le laissaient aveuglé par des images de coïts fulgurants et l’humidité de vulves distendues et sans yeux. En une seule femme, il avait devant lui tout ce qu’il pouvait imaginer. Incarnés ses lointains fantasmes, incarnées ses idées vagues sur les méandres des jeux du corps. Elle marchait à ses côtés dans Home Depot et validait en lui l’homme. Il se sentait fort, massif, un peu encombré aussi par cette figure qu’il réservait depuis si longtemps à la clandestinité des après-midis solitaires, lorsque plus rien dans la maison ne risquait de venir le surprendre et qu’il pouvait commencer à perpétrer le rituel impératif de la pornographie pour soulager la tension de tout son corps. L’excroissance, la montée de la vague tant attendue et la chute, d’où il avait appris à évacuer toute sensation un peu nauséeuse en quittant l’ordinateur et en passant immédiatement à autre chose. C’est à cette main que sa femme l’avait réduit, à cette nécessité de la faire jouer avec une maîtrise presque parfaite le rôle de toutes les caresses, de tous les effleurements, des vagins, des lèvres et des baisers dont il était privé, admonesté silencieusement de ne plus jamais espérer d’elle autre chose qu’un partenariat dans la gestion de leur entreprise commune. Il travaillait, il prévoyait et c’est ce qui était convenu. Le reste n’était pas de circonstance et ce reste était devenu lourd sur sa prostate au point de provoquer une hypertrophie qui laissait goutte à goutte perler un peu d’urine incontrôlable dans ses slips. Il avait quelque chose à venger, quelque chose à régler de cette histoire de privation sans fin, l’avoir ainsi à portée de main dans son lit ou là à ses côtés dans la voiture c’était aussi à la froideur de sa femme qu’il le destinait, à ses crises pour la persuader de le laisser enfin la toucher, à ses refus où les contours de sa bouche se plissaient en un signe d’écœurement si manifeste qu’il en arrivait à se regarder de plus en plus souvent dans la glace en se demandant quelle partie de lui il faudrait peut-être changer. Il avait tout essayé, les observations de ses cycles menstruels, les invitations à dîner en tête à tête, les bougies allumées au bord du lit, les rires, la bonne humeur un peu forcée, la colère, l’indifférence, les conseillers conjugaux, rien, rien ne faisait jamais sauter le levier lorsque la porte de leur chambre se refermait et qu’elle lui tournait le dos en repoussant le bras qu’il tendait pour l’entourer. Plus il développait de stratégies pour la convaincre plus il se sentait humilié, écrasé par ses refus, contraint de considérer à force de se l’entendre suggérer ou dire ouvertement qu’il était un obsédé sexuel, une sorte de bête humaine lubrique. Rester deux, parfois trois ans sans faire l’amour, on aurait pu en douter. Mais il encaissait ses refus comme des coups qui touchaient directement sa dignité et acculaient sa vie sexuelle au désastre des guerres perdues. Il s’était replié de plus en plus, avait lentement concentré toute cette débine d’un des éléments les plus actifs et impérieux de son existence, jusqu’à le limiter à de brusques moments d’irruption qu’il liquidait comme un nettoyage devant quelques sites pornos qu’il tenait secrets. Lorsqu’après s’être masturbé, une, deux, parfois trois fois dans la journée, il entendait sa femme garer la voiture, il était suffisamment apaisé pour pouvoir leur faire croire à tous deux que tout continuait à aller pour le mieux dans cette entreprise financière et immobilière qu’était maintenant leur vie.

Il s’aperçut que sa femme marchait maintenant à ses côtés, qu’elle avait pris la place de cette grande brune mince qu’il arborait comme un trophée aux yeux de ses compatriotes un peu étonnés. Sa femme était là, elle resterait là, jusqu’à la fin, bien sûr, il y avait trop à perdre surtout maintenant que le sol sur lequel il marchait était couvert des débris de sa propre existence. Il s’enfonça dans le rayon bois comme s’il s’engouffrait dans la bataille, oublier, oublier tout, laisser à sa mémoire défunte le pouvoir d’adoucir les réalités acides et les sentiments diffus d’incomplétude et d’échec. En sortant de son portefeuille le petit papier où il avait soigneusement noté les références il balaya les différents étages de lattes de plancher qui montaient jusqu’au plafond du hangar et étalaient tout autour les raffinements de leurs essences, leurs teintes moirées, sombres, leurs veines plus ou moins dessinées, parquet contrecollé Harmony, c’était une bon présage, longueur 118, largeur 16, 5, il avait aimé ce parquet dès la première visite, pose flottante clipsée, qui lui rendrait la vie plus facile. Tout allait devenir plus facile. Il alla chercher un employé du rayon parquets revêtement qui l’accompagna et inscrivit sur un bon les références de l’article qu’il devrait reprendre après être passé en caisse. Il avait à reprendre les commandes d’une vie qui semblait avoir été la sienne, il avait à revenir, à redevenir, il se resserrait contre les odeurs euphorisantes du bois et c’était ce qu’il avait à faire de mieux pour lui, il le sentait. S’oublier dans les lames de plancher, dans la douceur du pin, s’oublier dans les parfums des colles et des décapants.

Il continua avec les enduits, lissage, rebouchage, les éponges mousse, le diluant cellulosique.  Puis la peinture, il y était revenu enfin, l’Acrylex blanc de 19 kilos, les brosses, les rouleaux, puis quelques vis et clous à têtes plates, quelques pointes et tout devait s’agencer correctement. Il vérifia à nouveau sa liste et constata avec un soupçon de déception que c’était fait, il allait devoir payer puis partir, il avait tout ce dont il avait besoin dans le caddie, il allait pouvoir passer à la caisse. Dommage. L’odeur mêlée des différentes catégories de matériaux, la lumière de salle d’opération, l’emplacement inamovible des articles lui donnaient envie de rester, de continuer à se promener indéfiniment d’un rayon à l’autre, complétement hors de portée des choix, de leurs circonvolutions et de leur retournement, protégé des regrets. Il prit place dans la file d’attente, sourit à l’homme qui le précédait, sourit à celui qui vint à sa suite. Il y avait quelques mois, quelques semaines, c’est-à-dire avant l’accident, il aurait inévitablement engagé la conversation, il aurait questionné la caissière sur ses horaires, sur son fiancé, il l’aurait fait rire. Il se posait où qu’il aille en médiateur, en curateur, prodiguant sa mansuétude par brassées, suffisamment maître de lui, maître chez lui pour distribuer sa générosité relationnelle sans compter. Le sourire de l’accomplissement, la séduction érigée en principe irradiant sur toute sa face. C’était un rôle qui lui seyait à la perfection. Et qui accepterait aisément d’abandonner la perfection ? Il se projetait partout et en toutes circonstances comme l’homme de la situation. Quelle qu’elle soit, conseil en transactions immobilières, conseil en revêtements de sol, conseils en économies d’énergies, conseil en dynamique interactive professionnelle, familiale, conjugale, oui, même conjugale. Il était devenu au fil du temps et à force de conviction celui à qui on s’adressait. Parce que c’était une évidence, pour lui, ses compétences lui semblaient si fermes, leur maîtrise si indubitable que les autres, ses amis, les amis de ses amis avaient fini par se passer le mot, adressez-vous à lui, demandez-lui son avis, il était devenu dans le rayon de Circleville et au-delà, encore un peu à New York où il gardait quelques connaissances, celui qu’on sollicite lorsque l’on est dans l’embarras. Il s’était de multiples fois fait le défenseur de la veuve, le mari de sa voisine la plus proche s’était suicidé en s’asphyxiant avec les gaz d’échappement de sa voiture, de la maîtresse du mari de la veuve qui l’avait contacté pour trouver un peu de réconfort, du mari abandonné, le Chinois qui vivait en haut de Seaman Street l’avait pris pour confident quand sa femme l’avait quitté, d’innombrables membres de sa famille ou de la famille de sa femme, maisons en cendres, immeubles inondés, tout en lui vibrait comme une sirène sous l’effet de l’urgence, dans tout le district il officiait, il devait venir en aide à tous ces gens égarés, il le devait. Le téléphone sonnait de nombreuses fois dans la journée et il arpentait le living s’exclamant, démontrant, précisant, contredisant, toujours à même de donner à son interlocuteur la petite bouffée narcissique régénératrice avec une ou deux flatteries bien pesées, une telle emphase, une telle absence d’indétermination que la moindre parole, le moindre avis sonnait aux oreilles de l’interlocuteur en déroute comme le baume de l’essence même de la vérité. La vérité toute nue arrachée à l’expérience et à l’intelligence. Ils quittaient alors la conversation, lui grandi un peu plus dans la conviction d’être irremplaçable et plus sûr que jamais du bienfondé de son projet d’expansion philanthropique et celui ou celle qu’il avait ramené à la raison de son pouvoir de conviction, calmé et plus sûr des jours à venir. Oui, c’est ce qu’il voulait incarner, l’expérience et l’intelligence. Il le voulait si intensément, il avait construit cette forteresse d’autosatisfaction avec une telle précision qu’il avait fini par oublier l’espace, l’espace, c’est à dire entre lui et ce qu’il pensait de lui. Il ne faisait qu’un. Comment ne pas regretter, comment ne pas tenter par tous les moyens de retrouver cette sensation de rayonnement et de complétude qui l’envahissait à chaque fois que quelqu’un avait besoin de lui.

Il sortit enfin de cet antre où il se sentait comme un poisson dans l’eau. Il avait souvent utilisé cette image avec elle, les poissons, l’eau, nager, nager comme un poisson dans l’eau. Il voulait lui montrer à quel point ils étaient proches, comme ce qui les séparait n’avait que peu de consistance, six mille kilomètres d’eau et si elle tentait de lui montrer régulièrement qu’au fond de ce tout ce liquide où ils semblaient être séparés avec une telle harmonie, on pouvait voir aussi les traces d’abysses pas bien saines, que leur histoire avait aussi, même si le mot ne devait jamais être prononcé entre eux face à la brillance des sentiments, toute la trivialité des contours d’un simple adultère, il devenait sévère, elle doutait, elle ne le croyait pas, ce n’était qu’une question de temps, de minutes, d’heures, elle là-bas et lui là-bas, enfin réunis, il allait l’épouser, est-ce qu’elle comprenait ? L’épouser. Et il quitta Home Depot avec sa planche de parquet qui dépassait de son caddy comme le mas du bateau dans lequel il l’avait menée. Non, il n’avait pas menti, il ne s’était pas engagé, pas vraiment engagé, il n’avait pas trahi son engagement, il ne lui avait pas fait de promesses sur un avenir qui avait simplement continué, pour des raisons dont il ignorait tout, de n’être que ce présent bien familier où elle n’avait pas de place, sauf en ses pensées et pour lui c’était assez, pour elle, cela aurait dû lui suffire, la garantie de ses pensées.

Et ses pensées, il les garantissait. Il avait acquis avec le temps, à y regarder d’un peu plus près peut-être dans un repli stratégique effectué très tôt dans son enfance, une capacité extrêmement utile à évacuer tout élément bancal de ses pensées, il s’y exerçait un nettoyage préventif systématique, tout ce qui pouvait prêter à des polémiques internes, tout ce qui pouvait le mettre rétrospectivement face à ses propres paroles ou à certains de ses actes qu’il aurait pu devoir justifier, était effacé sans même qu’il y prenne garde. Il ne demeurait au centre de sa psyché qu’une sorte de plate-forme rigide, bien délimitée dans le temps et l’espace, où rien ne venait le mettre lui-même en scène sans son consentement. Et même s’il n’avait de cette facilité d’accès à l’amnésie qu’une conscience assez ténue, il savait que c’était une des toutes premières choses qu’il avait retrouvée après son accident, comme une des bases les plus sûres de son redressement. L’organisation des travaux faisait aussi partie de sa démarche rectificatrice.

Dans la chaleur plombée à laquelle il ne s’était pas encore habitué et qui parfois montait à sa gorge comme une main pour l’étrangler, en poussant son caddie sur le parking, il eut la sensation de trébucher, c’était fréquent, une perte d’équilibre qui l’obligeait à s’arrêter quelques secondes. Un grand blanc, bref mais vaste, dont il s’extrayait en palpant du bout des doigts quelque chose, n’importe quoi à sa portée. Il passa la main sur les lattes de parquet qu’il avait récupérées à l’atelier de découpe avec son bon, la douceur un peu austère du bois le remit à sa place et lentement il regagna la voiture.  Il chargea le matériel, attacha méticuleusement le bois dans le coffre et y accrocha un petit fanion qu’il avait prévu à cet effet. C’était devenu comme ça, il avait à négocier, sans jamais être prévenu, avec des parties inconnues de lui-même. C’en était fini de cette belle plénitude, de cette indéfectibilité et de la certitude d’avoir raison. Ce n’était dorénavant plus une affaire de raison ou de tort et donc pour lui, ce n’était plus rien, du moins plus grand-chose. Un désert logique, une terrible absence de mobiles, d’arguments avec en fond, dessiné par sa propre main sur l’horizon, les paliers largement offerts de sa volonté. Il vacillait sous l’inconnu mais il voulait, il voulait recouvrer un appui solide encore avec obstination. Cette idée même de reconquête le stimulait suffisamment pour qu’il puisse claquer la porte au nez de ces failles au bord desquelles il risquait à tout moment de déraper. Il glissait. Il voulait. Il se redressait. Il repartait. Seul aux prises avec lui-même. Il voulait se regagner, heure par heure, se retrouver à cent pour cent, mieux à cent vingt pour cent, à force de travail devenir un autre lui meilleur, plus vif, plus prévoyant, plus disponible, plus sage, plus drôle, plus honnête, plus honnête, plus honnête. Quelques temps après son retour à la maison, il avait tenté une fois, un soir, d’en parler. Après avoir passé une journée étouffante à juguler ces fuites et ces dérapages, à contourner ces vides sans protection qui transformaient chacune de ses pensées, chacune de ses actions en un jeu vidéo où son estomac seul aurait eu les commandes, il était épuisé, se sentant à peine sain et sauf sous son propre toit, leur propre toit, il avait soudain eu besoin de décrire ces épreuves à quelqu’un, à qui d’autre ? Sa femme. Il avait profité d’un moment où elle était assise à ses côtés sur le canapé, avait longuement remué dans ce dictionnaire moisi aux pages collées entre elles qu’étaient devenues ses pensées, cherchant quelques mots propres encore, quelques mots à joindre pour les lui offrir, il avait commencé à parler lentement, articulant au mieux, avec cet engagement du : tu sais, tu sais, il avait réussi à lui décrire vaguement ses craintes, cette sensation d’enfermement, un peu, il avait commencé à péniblement poser ici et là quelques mots sur le territoire prohibé où son cerveau mal en point l’entrainait, elle avait écouté, elle semblait l’écouter mais la télévision continuait à administrer sa dose d’ hypnotiques et il savait combien elle aimait se laisser hypnotiser et très vite il avait senti qu’elle n’écoutait plus, comme elle n’avait jamais écouté tout ce qui le concernait intimement, tout ce qui avait été, au fil du temps, ôté de leurs consciences comme des rejets importuns de parties trop privées, il n’y avait eu qu’une réponse atone puis rapidement elle lui avait tapoté l’avant-bras en disant que tout allait s’arranger, que tout allait pour le mieux puis elle s’était levée et elle était partie. Il l’avait suivie des yeux en ayant le désagréable impression de voir le dos d’une gardienne de prison qui allait repartir en fermant la porte derrière elle, ses gros bras courts, son dos large, presque parfaitement carré sur ses fesses plates et épaisses, elle l’enfermait avec lui-même et il ne savait pas qui il y trouverait.  Ne jamais se laisser prendre de court par les tâches matérielles. Il reprit la direction de la maison, alourdi comme les supporters d’une équipe après sa défaite, épuisé, vidé de quelque chose d’imprécis, de sphérique aussi, vidé de rêve probablement. Home Depot avait perdu une partie de sa magie, c’est-à-dire que malgré tous ses efforts, malgré sa foi imperturbable en la validité de son passé, rien n’était plus tout à fait pareil, c’était égarée aussi, peut-être pour toujours l’effet hypnotique de la Floride qui il y a longtemps flottait dans l’air dans les brises fugaces de son parfum, quand venir y faire les courses était hissé au rang d’expédition et qu’elle offrait à la lourde matité du devoir sa pétillance, son irrésistible goût pour les aventures, pour toutes les aventures dont elle l’avait promu son partenaire. Il n’était pas son partenaire, elle se trompait. Il était son homme. Il était le partenaire de sa femme.