Le rat



 
                
En tendant ses jambes l’une après l’autre, il heurta le manche de la casserole.
Le réveil surgissait chaque jour, vers quatre heures, quatre heures trente et envahissait brutalement son corps tout entier.
Il s’extrayait du sommeil en une seule secousse.
Et puis enchaînait les actions dans un ordre invariable, des mouvements parfaitement adaptés, ajustés aux flancs du bateau.
Il avait consacré depuis quelques mois tout de sa vie au sommeil puis à la succession méticuleuse des gestes dans la coque exiguë.
Il leur avait abandonné son pouvoir.
Il avait, à cette époque de sa vie, bien autre chose à penser.
Bien autre chose à penser...
Il tâtonna au pied de sa couchette, dans l’obscurité sa main trouva la prise de la lampe de chantier et la brancha.
Quand la lumière se fit brutalement sur le lieu auquel il s’était confié corps et âme, tout son organisme se remit au travail.
Son esprit suivait son corps, légèrement en retrait,  il ne pouvait pas lui demander autre chose.
C’était impossible, il avait bien autre chose à penser.
Son corps portait maintenant seul le poids de leur survie commune.
Il l’organisait, la scandait, régulait et classait dans l’espace confiné et l’odeur pesante une série d’actions parfaitement ritualisées.
Et seuls cet espace confiné et, à l’intérieur, cette série de gestes immuablement limités aux contingences pouvaient, c’était absolument certain, lui faire du bien.
Immobilisé le long du quai, bien à sa place dans le port de plaisance, seul son bateau lui faisait du bien.
Ses bords si rapprochés, contre lesquels parfois il heurtait malgré son expérience le haut de son crâne ou ses genoux, l’encadraient.
Son bateau l’enveloppait, il donnait à son corps ses limites et c’est exactement de cela dont il avait besoin en ce moment.
Depuis presque une semaine, la borne qui alimentait le chauffage électrique avait sauté et la nuit la température chutait à l’extérieur comme à l’intérieur.
Une chute affreuse, l’air gelait dehors, gelait presque dedans et il s’affrontait à la violence des éléments en serrant les dents.
La mâchoire contractée, il mastiquait le degré zéro.
Pas de hasard.
C’est là, c’était bien là qu’il en était, au degré zéro de sa vie, glacée depuis quelques temps.
Il s’était enfoui sous le frimas, il avait commencé une hibernation physique et mentale.
Simultanément.
Il se maintenait à la température de survie nécessaire, privé du peu de confort que lui offraient ses appareils maintenant défectueux.
Du fond de son engourdissement, il l’admettait.
Il était, lui aussi, très défectueux.
Plus rien ne fonctionnait.
Plus rien ne fonctionnait.
Il avait donc fait le choix de s’appuyer sur son corps en lui confiant la tâche d’accomplir pour eux deux le strict nécessaire.
Simplement leur survie, ça suffirait.
Jusqu’à ce que quelque chose se produise.
Et lui attendait immobile, accroupi dans le froid qui régnait à l’extérieur comme à l’intérieur de son corps entier.
Il était malgré lui tenu de mener à bien un apprentissage.
Celui de l’incompressibilité du temps.
Pour la première fois de son existence, c’était plus fort que lui.
Il devait s’incliner, se plier à un mouvement sur lequel rien n’avait d’effet.
Ni l’impatience, ni le dégoût.
Depuis plusieurs semaines, seules les semaines avaient encore de la matière.
Et lui était devenu cette matière même.
Cet état absolument nouveau, il avait essayé de l’identifier, de lui chercher, dans le tissu épais de ses expériences antérieures une trame, un bord.
Il aurait pu penser à de l’attente.
Mais non.
Parce que ce qu’il y avait au bout de ce temps, ce n’était rien.
Rien ne devait plus se produire.
Et c’est cela qu’il attendait.
Ce sur quoi il avait à condenser ses forces se logerait sans doute beaucoup plus tard dans une sorte de creux.
Mais là, non.
Tout débordait encore, suintait, coulait de partout hors de lui.
Il s’écoutait fuir.
Tout glougloutait, bouillonnants, amers liquides.
Alors il s’écoutait.
Guettant le moindre signe d’un changement d’état.
Il surveillait le débit des liquides qui accompagnaient sa fusion.
Une hémorragie constante dont il ne pouvait que constater le ruissellement.
Il attendait que cela sèche.
Que le flux des heures recommence, un peu, à l’endiguer.
Cette vigilance constante, la concentration massive sur cet état totalement inconnu l’occupait à plein temps.
Lui sidérait l’âme.
Il sombrait depuis quelques semaines dans la pâte informe d’une simple succession de moments.
Il soupirait sur la lenteur infinie de ce qu’il lui restait encore à vivre jusqu’à la prochaine heure.
Il n’était plus en mesure de faire quoi que ce soit d’autre que de décompter, sans savoir jusqu’à quand, le temps.
Alors il s’était délégué.
Il avait confié à son organisme la responsabilité de les assumer tous les deux.
D’assurer seul les tâches élémentaires.
Son corps dormait pour lui.
Mangeait pour lui.
Marchait pour lui.
Depuis le début de l’hiver, dès qu’il s’extrayait de la panse fumante de son petit navire, son corps marchait pour lui.
Pendant des heures.
Et lui allait, venait dans son corps, haut et serré sur les semelles de ses chaussures.
Haut et droit.   
Porté par sa stupéfaction.
C’était le seul point qui demeurait dans son existence.
Le seul point qui le maintenait dans son existence.
Porté par de l’ahurissement presque pur, il allait et venait, s’en allait droit devant lui puis rebroussait chemin.
De plus en plus loin.
Il s’arrachait au ventre tempéré de son sommeil, plantait la tête hors de la coque de son bateau et puis en déchirant la nuit glacée, sortait pour aller quelque part.
Marcher lui donnait prise sur ce temps sans consistance, il lui marchait dessus, il avançait.
Au moins là, il avançait.
Pendant les premières minutes de cette marche quotidienne, seuls ses pieds se posaient sur le sol.
Il reprenait place en sa vie par les pieds.
Par la plante de ses pieds.
Le reste, l’ensemble, ce qui le constituait depuis bien trop longtemps redevenait transparent pendant la nuit.
L’épaisseur noire de son sommeil était encore zébrée par les quelques traces blanches survivant à son ego malade.
Mais il savait qu’elles aussi seraient bientôt vouées à l’oubli.
C’était une rude épreuve.
Se sortir de l’inconsistance.
Se sortir de la matière inconsistante qu’il était devenu.
Sans consistance mais beaucoup trop pesante.
Du poids et du vide, mêlés, sans queue ni tête et qu’il devait chaque matin envoyer en l’air, bien loin, au-delà de sa conscience pour envoyer ensuite sa conscience encore plus loin, là-bas, dans les nuées d’un avenir complètement imperceptible.
C’était une rude affaire.
Et donc, chaque matin, il entreprenait une nouvelle matérialisation par le bas.
Ses pieds lui ouvraient l’espace.
Ses pieds le rendaient en partie à la vie qui l’envahissait pendant la nuit.
Une vie biologique exclusivement.
Fade et muette.
La seule forme de sa vie qui lui restait depuis, maintenant depuis,
depuis qu’il avait.
Bref, passons, passons vite, repassons vite, marchons et effaçons.
À travers chacun de ses pas, auquel il attachait son existence entière, il sentait qu’il éliminait par le sol certaines choses.
Certaines actions,
Certains verbes.
Marcher avait pris la place de certains autres verbes d’action :
Mesurer, réfléchir, évaluer, envisager,
Comprendre.
Regretter.
Souffrir,
Beaucoup
Y penser, y penser sans arrêt.
Ses pas s’enchaînaient et enchaînaient à eux des affaires incontrôlables.
En marchant, il coinçait solidement sous ses semelles des sensations informes.
Oublier, s’échapper, supprimer, écraser, effacer.
Se vider.
Ce qu’il portait sur l’axe vertical de ses os, du sommet de son crâne à la plante de ses pieds avait la résistance et la force sans nuance d’un pilon.
En marchant, sa colonne vertébrale anticipait, comprimait au sol le moindre frémissement, tentait d’aplatir les sursauts si désagréables de l’imprévu.
Ainsi il marchait, marchait chaque jour, pendant des heures.
Du noir profond, adipeux de la nuit encore pleine à la fin de la matinée.
Il marchait et asservissait toute sa mémoire sous le joug dévitalisé de ses talons.
Non, il n’attendait pas.
Il s’interdisait d’attendre.
Il ne fallait plus que ça bouge.
Il ne fallait plus que ça aille.
Que ça vienne, que ça passe.
Il fallait que reste figé sous ses pas le temps d’avant,  qui pourtant continuait de s’imposer en l’éloignant de lui et dont il ne savait que faire.
Immobiles, les soubresauts de ce qu’il sentait encore tressaillir, de loin en loin, dans le fond tapissé de cuir et de petits cailloux de son estomac.
La lumière blanche sortit brutalement de l’ombre indulgente la substance du désordre tout autour.
Autour de lui, tout répondait sans faillir à son vibrant appel.
Une harmonie du dégât.
Le chœur des dévastations.
Tout, absolument tout, avait sauté hors du cadre.
Tout avait basculé, s’était enfoncé, avait coulé.
Il se regardait à travers l’œil las de son décor fumant.
L’effort de ranger lui était impossible.
Il ne survivrait pas à l’effet de l’effort.
Á quoi bon ?
Il n’avait jamais compris l’intérêt de ses nombreux congénères pour la place, pour les places.
La première place, oui.
La première place, il comprenait.
Mais toutes les autres et les objets qui vont avec ?
Gagner, oui.
Écraser une à une toutes les velléités d’ordonnancement où il ne serait pas en tête.
S’extraire du lot des victoires approximatives.
Mais c’était foutu.
De l’extrême pointe de ses deux poumons, il réussit à s’extraire du lot étouffant de son destin et soupira.
C’était foutu.
Il n’aurait plus aucun triomphe à faire valoir.
Aucun podium à escalader à la force de son orgueil démesuré.
Aucun but fulgurant à atteindre.
Lentement, il le sentait bien, il regagnait la substance informe des choses, il s’y enfonçait.
Se perdait avec elles dans l’abandon et dans l’oubli.
Il le sentait bien, il s’oubliait à leur côté en les oubliant là où elles étaient.
Ça n’avait plus d’importance.
Ça n’avait, de plus en plus, aucune importance.
Et ces choses si nombreuses autour de lui, ces choses de l’hygiène, de la nourriture, du sommeil, de la navigation, de l’habillement, de la lecture s’effondraient avec lui, lentement, dans le chaos.
Tout ce désordre avait fini par sécréter sa propre odeur.
L’ensemble de l’habitacle exhalait une âcreté presque suffocante qui maintenait à elle seule un restant de stabilité au sein de cette totale décomposition.
Ses vêtements, son corps lui-même s’en était imprégnés, flottant des heures durant sur la sombre odeur des négligences.
Mais ça n’avait pas d’importance.
Ses narines persistaient à rejeter toute entremise avec le monde.
Il n’y avait plus personne.
Son odeur ne gênerait plus jamais personne.
Son odeur ne le gênait pas, ce qu’il était supposé devoir sentir était ailleurs et il était bien trop pris, ailleurs.
Il chercha le briquet au fond de la poche de son jean et alluma le petit réchaud.
Depuis que le chauffage avait été coupé, il restait dans son duvet jusqu’à la fin du petit déjeuner, réchauffant son estomac en tout premier lieu.
Il sentait, geste après geste, le froid invalidant se pousser et ouvrait à moitié la cloison du cockpit lorsque la dernière goutte était bue et que le couvercle du bocal de café lyophilisé était fermé.
Les masses de l’air qui entrait et sortait alors excitaient la peau de son visage.
Excitaient la peau de ses mains qu’il frottait l’une contre l’autre pour leur redonner un peu de souplesse.
Et puis il s’habillait.
Il était cinq heures.
Á peu près.
Il était cinq heures, il sortait,  la tête tout d’abord, puis les épaules.
En perpétuant chaque jour la même mise-bas du répit sur la douleur que seul le sommeil lui offrait.
Et son bateau.
Plus ou moins.
S’il avait pu parler.
S’il avait rencontré quelqu’un à qui parler et surtout si les mots ne l’avaient pas presque totalement déserté, laissant derrière eux un amas difforme, une sorte de tas.
Il aurait dit, je suis tendu.
C’était le seul état qu’il reconnaissait.
Le seul état qu’il connaissait depuis plusieurs mois.
Depuis plus longtemps peut-être mais sa mémoire elle aussi était prise, étranglée par cet état.
Il était devenu, tout en lui était devenu une tension.
Presque uniforme, presque lisse.
Chacun des muscles de son corps s’était recroquevillé, s’étirant à la fois à partir du haut et à partir du bas, pour se regrouper au centre, en une toute petite boule.
Une toute petite boule compacte, dure.
Il avait pourtant gardé sa taille.
Rapetissé un peu peut être.
C’était à peine perceptible mais sa musculature entière s’était pourtant condensée.
Entraînant dans son effort de contraction chacun des nerfs qui, massés sous l’effort provoquaient à la surface de sa peau, derrière chacun de ses globes oculaires, le long de ses gencives comme une brûlure quasiment permanente.
Une tension.
Et une brûlure.
Dans cet escarpement de lui-même, il avait au fil des jours gagné quelques compétences étranges.
Une capacité, par exemple, toute neuve, à repérer, d’un seul coup d’œil, le moindre mouvement, même totalement furtif.
Le jour, bien sûr, mais, chose plus curieuse,  aussi la nuit.
Son œil avait au cours de son épreuve, réussi à tailler dans l’épaisseur de l’obscurité un fil aiguisé comme une lame.
Et, évidemment, la marche.
Il avait gagné un talent sans nuance pour la marche.
Son pas lourd, son pas lourd.
Va où tes pas de mènent,
Va où le vent te pousse,
Va où tes pas te mènent,
Va où te guident tes pas.
Ses pas le guidaient.
Pas à pas.
Le froid aurait pu l’immobiliser, le figer sur place.
Alors il l’avait associé au vent, à ses pas, comme un stimulant supplémentaire à la terrible force de contre-offensive qu’il avait décidé de rassembler pour
Oublier,
D’abord.
Ne plus jamais se rappeler,
De rien.
Va où le vent te pousse.
Un matin, il y avait quelques semaines, deux ou trois semaines, il s’était arrêté, très tôt, au bord du canal.
La nuit était encore pesante et plutôt terne, abattue sur la nature fatiguée.
Le vent l’avait poussé, ses pas l’avaient mené comme d’habitude vers l’eau du canal qui faiblement miroitait.
Alors il s’était approché, le plus près possible du bord.
Ses mains dans les poches, il avait baissé la tête et appelé.
D’abord plutôt bas.
Il avait prononcé son prénom.
Une fois d’abord.
Puis une deuxième fois, un peu plus fort et puis quatre, cinq fois.
Jusqu’à ce que ses viscères sortent en fumant de sa bouche.
Jusqu’à ce que le visage invoqué dans son appel efface enfin le vent, les pas, le miroitement, le canal, toutes ces foutaises.
Voir son visage.
Oh, voir à  nouveau sa belle gueule.
Sa belle gueule qu’il s’était arrachée, laissant un trou à la base de son crâne.
Un autre trou au centre de son estomac.
Et un autre, plus profond et beaucoup plus large, béant entre ses deux jambes.
Ce matin-là, il l’avait appelée pour la convier à revenir enfin l’aider à participer au rituel de sa propre mise à mort quotidienne.
À venir, une fois, juste une fois, l’aider à brûler en sa compagnie ses effigies qui jalonnaient le trajet, effectué chaque matin, poussé par le vent, guidé par ses pas. Plantées là.
Il fallait qu’elle revienne, dans l’obscurité qu’il s’était appropriée comme un effet personnel, il fallait qu’elle revienne et l’aide à célébrer son sacrifice.
Seul, il n’y arriverait pas.
Jusqu’au bûcher, ils marcheraient encore ensemble.
Elle marcherait à ses côtés comme elle l’avait fait avant pendant si longtemps et lui offrirait le support de sa prestance afin qu’il puisse encore une fois s’élever.
Se relever sous les flammes de son anéantissement et la réduire en cendre.
Il avait articulé le plus prudemment possible chacune des syllabes de son prénom afin de ne pas courir le risque de le sentir s’effriter à nouveau sous la pression incontrôlée de ses mâchoires.
Il avait laissé son prénom s’extraire puis se développer dans toute l’ampleur de son absence, au raz de l’eau.
Juste devant lui.
Mais il ne referait plus jamais une pareille chose.
Il ne la laisserait plus jamais s’échapper ainsi hors de l’enclos impénétrable de sa bouche.
Parce que ça avait été pire encore après.
Elle était sortie, il lui avait laissé de l’espace, elle avait gonflé, gonflé en s’enfuyant.
Et là non, ça n’était plus possible.
Ce volume face à lui, la matérialité de son vide.
Il était incapable de lui faire face, de ne pas se dissoudre en entier dans tout cet espace que son absence ouvrait en grand.
Qu’elle occupait devant  le vide de ses yeux qui piquaient.
Il avait failli disparaître et il aurait certainement disparu si cet appel imbécile qu’il lui avait lancé s’était réitéré.
C’était impossible.
Il lui fallait reprendre ses enjambées inutiles et marcher pour se trouver d’autres façons d’être.
Alors il avait dit une fois encore, c’est fini.
Il lui avait dit déjà, des dizaines de fois, c’est fini.
Il lui avait répété, il se l’était répété.
C’est fini, c’est fini.
Mais il lui manquait quelque chose et peut être quelque chose d’essentiel.
Il ignorait ce qui devait finir.
Il ouvrit la porte de sécurité et serrant la main sur les courroies de son sac à dos fit quelques pas sous la lumière du réverbère.
Derrière la haie longeant d’une extrémité à l’autre le port de plaisance, la ville entière était muette.
Le cercle lumineux couleur de coquille d’œuf du réverbère entourait le banc vide et la poubelle à ses côtés.
Il tourna la tête.
Là, au sol, tout autour de lui, creusant, cherchant, fouillant avec ardeur, une colonie entière de rats, au moins une vingtaine, de tailles diverses débusqués en plein cœur de leur débauche nocturne, se dispersa en quelques secondes, les queues raidies sous l’effet de la frustration.
Quelques cris faibles mais nets furent les derniers indices de la présence active de cette horde ignorée des dormeurs.
Il sourit.
Il n’avait jamais jusqu’alors réussi à les surprendre.
Il savait que la nuit était besogneuse pour eux tous, gavés jusqu’à l’écœurement par tout ce que le port offrait de victuailles en putréfaction.
Il avait déjà entrevu quelques ombres mais jamais ils ne s’étaient laissés coincer, anticipant certainement son arrivée en ayant rapidement associé sa personne à la suite de bruits en provenance de la coque du bateau.
S’enfuyant tous bien sûr, juste avant qu’il ne sorte.
Leur prolifération était impressionnante.
Que font-ils dans la journée ?
Dorment-ils ?
Restent-ils aux aguets, observant les allées et venues du peuple auquel ils succéderont dès la nuit tombée.
Ils avaient quitté la place.
Ils avaient tous déserté le cercle jaune autour de la poubelle, regagné dans le noir de leur existence secrète les trous, les creux où leurs yeux pouvaient continuer à percer les secrets des conduites humaines.
Tous.
Non.
Pas tous.
A gauche de la limite intérieure du cercle éclairé, il en restait un.
Énorme.
Assis.
Les yeux fixés sur lui.
Totalement immobile.
Il le dévisagea et s’immobilisa également.
Ils restèrent ainsi, face à face, quelques secondes.
Le pelage épais, nourri par l’hiver et les vestiges abondants de nourriture, strié par des traces de noirs et de roux.
Il le trouva beau.
Il l’était.
Un mâle somptueux.
Dans la grande sûreté de lui-même que lui conféraient sa stature, son expérience et son âge.
Un rat à point.
Au point.
Et qui le savait.
Ils restèrent donc ainsi quelques secondes face à face, immobiles.
Leurs yeux croisés, fondus.
Puis le rat décida de mettre fin à cette entrevue.
Il se retourna lentement, précédé par les vibrations de ses moustaches démesurées, laissant derrière lui traîner sa queue magistralement annelée.
Il le regarda s’en aller, blessé soudain par son indifférence.
Mais tout ce qui s’éloignait sans lui l’écorchait.
Il reprit alors lui aussi le chemin de ses occupations.
Se frottant à l’air comme à une pierre ponce.
Tout le blessait.
Il avait décidément fort à faire pour se reprendre.
D’abord avec l’entretien physique de sa personne.
Puis avec la marche.
Le froid donna immédiatement à ses pas un son sec, caractéristique du gel qui s’était abattu sur la ville et à travers lequel il était devenu capable de déterminer la température ambiante au dixième de degré prêt.
Ce matin, il devait faire moins deux.
Il ouvrit la porte battante des sanitaires, alluma, s’installa face à la glace, et ouvrit son sac pour en sortir ses accessoires de toilettes et les poser au-dessus du troisième lavabo.
Le sien.
Il y avait depuis toujours, presque toujours, dans sa vie uniquement deux choses essentielles.
La force et la faiblesse.
Chaque évènement, chaque rencontre était à inscrire sur l’échelle tendue entre ces deux pôles magnétiques.
Depuis toujours, presque toujours, il était résolument tourné vers l’un de ces deux pôles.
Il était un homme fort.
Sans ambiguïté, sans hésitation et surtout parce qu’il lui semblait que sa vie entière avait jusque-là consisté, sans qu’il ait même à  intervenir, en l’exhibition de cette force.
Aucun de ses actes n’avait eu à la démontrer.
Il lui avait depuis toujours, presque toujours, suffi de claquer des doigts.
D’écraser entre ses phalanges dans un bruit sec toutes les indéterminations.
Il était fort.
Il appartenait depuis des générations au clan des vainqueurs, des gagnants, des élites.
Cela lui suffisait.
Il appartenait à un groupe assez restreint d’individus à qui il était impensable de demander des preuves de leur suprématie.
Sa qualité propre n’était pas à confondre avec ses propres qualités.
Il n’avait pas à exhiber ses qualités.
Il était.
Suprêmement.
Une fois pour toutes.
Nul besoin de controverses, de vaines préséances.
Ses gènes et certainement autre chose lui servaient de caution, le sang qui coulait dans ses veines depuis des millénaires et qui laissa une petite trace chaude là où son rasoir dérapa, aussitôt coagulée par le froid qui raidissait et ralentissait chacun des gestes de son rasage.
Dans ce bâtiment réservé aux plaisanciers, seul son corps réchauffait l’atmosphère, embuant tous les miroirs au-dessus des lavabos.
Il se rasait à la même place chaque matin, se nettoyait méthodiquement les dents, les doigts crispés sur le manche de la brosse, crachait puis s’essuyait la bouche et le visage entier.
Chaque jour, éliminer ces poils gris et noirs était une urgence.
Rien n’était vraiment plus essentiel, sauf ça.
Il ne pouvait ouvrir la marche qu’avec ses deux joues lisses et douces.
Ses joues vierges et les muscles de ses mollets concouraient comme un appui très sûr à son projet.
Son grand projet, face au vide qui transperçait son avenir, apparu un soir dans toute sa flamboyante évidence.
Un projet de réhabilitation magistral. Qui lui était apparu, telle une révélation, fugace, essentiel, un soir.
Il avait, ce soir-là, allongé à plat ventre sur la couchette, pleuré longtemps, bien trop longtemps.
Pour dire vrai, il lui avait semblé n’avoir jamais pleuré aussi longtemps sans interruption.
Il était sorti tout entier, liquéfié, de lui-même, transformé en eau.
Ruisselant de partout.
Ses viscères contractés par l’effort accompagnant en  vagues ses lames de fond.
Épuisé, sa joue était restée un moment collée par cet excès de larmes au skaï bleu de la banquette sur laquelle il s’était effondré.
Après la dernière secousse, il avait essuyé ses narines, soufflé brusquement dans son mouchoir avec un bruit mat et c’était apparu soudain.
Le seul choix possible pour éviter la dégradation définitive lui avait sauté aux yeux sous ses paupières gonflées.
Il devait devenir beau.
Irrésistiblement beau.
Un homme de fer, irradiant, magnifique.
Attirant tous les regards autour de lui, imposant  dès son apparition de l’admiration muette et de l’envie mêlées.
Absolument tous les regards.
Il devait plaire, à tous, à toutes.
Se regagner, tout entier, en muscles et en charme fou.
Il essuya du bout de sa manche la glace embuée et scruta son reflet, immobile, ses deux pupilles dilatées par des quantités de choses.
Des quantités de perceptions inavouables qui lui coupaient le souffle de temps à autre mais n’altéraient pas pour autant la surbrillance irisée de ses deux cristallins vert mousse.
C’était ainsi, chaque matin vers cinq heures, il se retrouvait seul, face à sa beauté, gonflant simultanément son torse et son avenir.
Pleinement imbu de sa personne.
Et jusque-là, tout allait bien, très bien.
Une force étonnante, une force massive l’arrachait à sa propre contemplation pour le jeter en pâture au monde et à toutes les femmes disponibles qui y proliféraient.
C’était après, plus tard, dans la matinée, ou dans l’après-midi, le soir aussi, que ça se gâtait.
Chaque fois soudainement et sous des formes à chaque fois différentes.
Il ne pouvait, autant le dire, pas du tout s’y habituer ni développer des stratégies de contre-offensives.
Venus il ignorait d’où, les vols de représailles s’abattaient en piquet sur sa conscience et son amour propre.
Des attaques lâches, brutales, sans commisération aucune pour lui ni pour son affliction.
C’était franchement dégoûtant.
C’était dévastateur aussi.
Il s’écrasait.
Pliait sous l’offense et le mal être.
Il en aurait vomi parfois.
Il en avait vomi, une fois.
L’avant-bras appuyé contre un des arbres qui bordaient l’allée.
Il avait laissé là tout le petit déjeuner, le dîner.
Tous les repas qui s’étaient accumulés au fond de son estomac depuis qu’il ne les partageait plus avec elle.
Il ne partageait plus rien avec elle.
C’était ça.
C’était ça qu’il devait oublier ?
Qu’est-ce qu’il devait oublier ?
Ses tensions si sévères, son labeur, sa croissance, tout ce travail quotidien pour se redresser, se remettre.
Inutiles.
Il s’effondrait avec minutie, ne laissant à voir que son enveloppe grise, traversant la nuit encore lourde pour aller n’importe où.
Ça n’avait plus d’importance.
Il s’en sortait abattu.
Pire, battu, défaite vivante.
Il n’avait qu’une seule solution, décompter.
Décompter les temps de sa rémission.
Compter leur fréquence et leur durée.
Parce que depuis ces longues semaines, il avait fini par s’habituer au combat sans merci qu’étaient devenus ses jours.
Il avait aussi pris sans presque s’en apercevoir l’habitude de répertorier avec minutie les moments où ça s’arrêtait.
Il s’arrêtait alors lui aussi quelques instants, surpris de respirer, surpris de pouvoir encore respirer.
Il s’était tellement habitué à cohabiter avec elles que lorsque les diverses formes de sa souffrance s’interrompaient, il avait soudain très peur.
Peur de se trouver seul devant un vide béant dont il ne parviendrait jamais à sonder la profondeur.
C’était comme un malaise.
Un vertige, donc il s’asseyait.
Et il se disait alors, ce vide, ce vide béant dont je sonde la profondeur,
Le fond de ce vide béant, au fond, c’est ça.
C’est à ça que je dois m’habituer.
Ma vie, c’est ça.
Maintenant c’est ça.
Ma vie d’avant, ce qu’il en reste, c’est ça.
Un trou.
Elle a bien fait de partir.
J’ai eu raison de la quitter.
J’ai eu raison de partir.
Elle n’aurait pas dû me quitter.
Je la comprends.
Il la comprenait tant, elle était tant comprise par lui, tant comprise en lui, que cet éclair un peu mou de sa pensée s’achevait par une migraine d’arrachement telle qu’elle l’obligeait à rester immobile, allongé et à garder les yeux clos.
Et le déséquilibre foncier dont seules ses marches forcées le protégeaient l’aspirait de plus belle.
Il s’y engouffrait, muet à vie.
Ouvrant sur ses entrailles en feu ses yeux vert mousse inutiles.
Sa peau devenait alors une mince affaire, un tout petit rempart contre le doute total qui venait bousculer jusqu’à sa certitude même d’exister encore.
Ou d’avoir existé un jour, un seul jour depuis toutes ces années.
Où elle était encore là.
Il fallait qu’il l’enterre.
Mais ce qu’il enterrait là, c’était sa vie de garçon.
La vie bien dissolue du garçon qu’il était et qui l’avait coulée douce.
Il l’avait coulée, fait couler dans sa légère inconsistance, son temps sans passé.
Toute sa vie réduite sous ses pas à une peau de chagrin, la peau de sa voûte plantaire enflammée.
Pleurant, pleurant à sa place sur la peau qu’il avait tant aimé lui toucher, sur la peau qu’il aurait tant aimé lui faire.
Qu’elle lui avait arrachée en partant, en gardant un pan sur elle.
Il était dénudé par place et écorché vif sur l’ensemble du corps.
Ses pieds marchaient encore.
Mais même eux.
Il avait perdu pied, ses pieds aussi.
Il attendait en marchant de passer à côté d’elle, de s’en passer.
Il faisait des pieds et des mains pour que ça lui passe.
Pour reprendre possession de tout ce qu’elle avait emmené sans lui demander son point de vue.
Sans son avis.
Elle lui avait tout pris, c’est simple.
C’était sûr.
C’était sûr, c’était aussi elle qui avait pris.
Mais lorsqu’il en arrivait à ce passage-là, immanquablement le flot peu précis de ses souvenirs tournait vite son cours vers le havre de ses intimes convictions.
Celui des petites réponses simples qui ne nécessitaient pas de question.
Elle lui faisait trop mal, il ne pouvait pas penser.
Il ne pouvait que marcher.
Il traversait ses pensées en détournant la tête.
Et lorsque parfois la mémoire soudain lui revenait, par à-coups, qu’il la voyait alors debout au centre de certains souvenirs, la tête encore penchée sous le poids des offenses qui l’avaient poussée à s’enfuir, il regardait ailleurs.
Il devait l’ignorer.
La laisser passer et puis disparaître.
Il ne pouvait pas être partout à la fois.
Dans le désert de la survie.
Dans le désert de la mémoire.
Dans le désert des origines de sa perdition.
Du temps à remonter pour surmonter la violence des coups qu’il prenait à la volée.
Des coups dont il était à quelques doigts de s’avouer qu’ils étaient mérités.
À quelques doigts de s’avouer vaincu.
Alors il changeait de direction.
Et reprenait sa souffrance en amont, là où il l’avait laissée.
Puis parfois, tout aussi soudainement il s’entendait se calmer.
Il appuyait alors légèrement la paume de sa main sur son front où les percussions s’étaient tues.
Plus rien ne battait.
Il se disait ça va mieux.
Il reprenait ses droits sur son organisme.
Mais il n’était pas dupe.
C’était pour un temps.
Un temps seulement.
Oui, oui, il savait bien que tout cela était une affaire de temps, exclusivement, qu’au fond, quels que soient leurs efforts respectifs, ni son corps ni lui n’avaient à y faire.
Il n’avait rien à y voir.
Il ne pouvait rien voir, sentir seulement la raideur dans la nuque qui présidait sans faillir à la prolifération anarchique de toutes ses contradictions.
Celles auxquelles il pouvait penser.
Qu’il réussissait à évacuer en n’y pensant pas.
Celles qui le traversaient de part en part, lui laissant une déchirure presque intolérable en bas de l’abdomen, qui le laissaient parfois à haleter, incapable de plus rien faire d’autre  que d’attendre en s’appuyant de toutes ses forces sur le ventre.
Il avait la diarrhée depuis deux mois, jour pour jour.
Celles qui remontaient par bouffées, faisant transpirer son front et ses tempes.
Celles qui descendaient par saccades dans le creux de son dos.
Tout cela le lessivait.
L’achevait.
Il aurait pu s’allonger au sol, s’étendre, terrassé, embouteillé complètement par ces va-et-vient de contractions qui circulaient à toute vitesse dans chacune des parcelles de son corps.
Mais il aurait fallu qu’il s’allonge à ses pieds.
Pour lui montrer enfin, la face contre terre, qu’elle seule pouvait venir à bout de l’exode massif des parties de lui-même qui le traversaient de part en part.
Elle seule pouvait l’envelopper et freiner cette débâcle interne.
Il aurait pu tendre les bras pour anticiper sa chute.
Mais c’était impossible.
Il réalisait, soumis au vertige de tous ses organes qu’elle le canalisait, avant.
Elle mettait de l’ordre, interrompait les migrations incessantes de toute cette chair palpitante.
C’est elle qui avait les deux bras tendus pour le retenir.
C’est elle qui savait comment l’épargner.
Sa présence seule lui servait de heurtoir.
Il butait contre elle.
Il butait contre elle.
Lorsqu’il sortait des sanitaires, les joues fraîches et lisses sous le vent, il avait regagné un peu de son centre de gravité.
Repris en main le contenu presque liquide qui s’échappait de lui si souvent pendant la journée.
Le froid l’aidait peut-être.
Il pouvait s’opposer à lui, tendre tous ses muscles pour tenter de le repousser.
En marchant il le fendait, l’éventrait.
Fumant, crachant contre lui.
Et de sentir ainsi sa peau lui résister vaillamment lui redonnait un peu la force de ne penser à rien ou de penser à autre chose.
Au froid.
Le froid l’excitait.
Sa mémoire s’effritait.
Le froid le tenaillait.
Et ça lui allait, pour un temps.
De se sentir serré contre les éléments le réchauffait un peu.
Il avait froid.
Il avait tellement froid au dedans que l’effondrement des degrés lui paraissait dérisoire.
Il réussissait à s’avancer, à rassembler sa concentration autour des parcelles de son organisme qui jonchaient le sol de son long périple quotidien.
Il refaisait inlassablement le même trajet, choquant au passage du pied quelques-uns des morceaux de son corps qu’il abandonnait sur le bas-côté à chacune de ses marches.
Il y en avait un peu partout.
Des morceaux du corps avec lequel il l’avait touchée.
Et qu’elle avait touché aussi.
C’est à ça qu’il ne trouvait pas de solution, pas d’issue.
Cet organisme sain et tonique, ce bel organisme à la maintenance duquel il consacrait des soins si attentifs et réguliers, qu’il emmenait chaque matin en plein vent le dépasser, le tenir bon, le vaincre.
Qui poussait vaille que vaille hors de lui le froid, la fatigue, l’ennui.
Ce corps superbe qu’il construisait pas à pas afin de lui survivre.
Qu’il équipait d’une matière massive, dense pour l’offrir aux convoitises et aux aléas du marché de sa renaissance amoureuse.
Son corps de mâle entretenu avec obstination s’effondrait de l’intérieur.
Il pensait qu’il la quitterait aisément.
Depuis très longtemps il la quittait aisément.
Dans l’espace, c’était assez simple.
Mais à l’intérieur de son corps, il avait lentement découvert que restaient accrochés des morceaux d’elle.
Elle avait traversé sa peau, s’était tapie en dedans.
Par lamelles, par bribes, épaisses parfois, parfois presque transparentes.
Ou dures.
Des plaques brillantes dans ses poumons.
Des morceaux aux bords imprécis tissés de brun acajou tout au long de  ses artères.
Elle s’était installée en lui comme chez elle.
Il ne maîtrisait plus rien, plus rien de cette gangrène de l’intérieur.
Il s’était abandonné à elle, absolument sans s’en rendre compte.
Subrepticement pendant qu’il pensait à autre chose, elle l’avait gagné.
Et maintenant qu’elle était ailleurs, il peinait tant à se reconnaître.
Maintenant qu’il se regardait plus attentivement, tordu et défait, il voyait bien, que de dégâts, que de dégâts elle avait faits.
C’est cette découverte tellement dérangeante et tellement inattendue qui lui faisait si mal, toute cette présence impalpable qui irritait chacun de ses nerfs, chacune de ses cellules.
Tout cet usage de lui qu’elle avait laissé derrière elle, comme un ultime signe de son ancien labeur.
Maintenant que tout leur passé était devenu son présent.
Un bloc, un monceau, un tas.
Un amas de choses éparses qu’il traversait de part en part.
Des choses pointues et tranchantes qui le traversaient de part en part constamment.
Si vite parfois, si fort qu’il n’avait jamais le temps de les arrêter pour les identifier.
Il y avait plusieurs semaines, quatre, cinq, en rentrant comme chaque matin dans les toilettes, il avait trouvé quelqu’un à ses côtés.
Alors c’était parti, sorti,  en se rasant il lui avait craché au visage toute cette bile dont il ne savait plus que faire.
Il avait pris à témoin ce pauvre type qui se mettait du gel dans la paume de la main pour lisser sa coiffure.
Il l’avait pris à parti.
Lui avait demandé de lui dire sans hésiter tout ce qui lui venait à l’esprit.
Il lui avait donné à partager sa colère absolue.
Qui le dévastait des pieds à la tête.
Ça se voit ?
Il lui demandait de répondre.
Est-ce que ça se voit ?
Toute cette rage ?
Le pauvre type s’était interrompu, avait tourné en souriant le visage vers la source de cette ébullition qui l’interpellait si brutalement.
Il était prêt à en découdre.
Prêt à la découdre.
Á arracher d’un coup sec le fil de leurs jours.
Á cause d’elle.
Salope !
Salope infinie !
Il voulait lui attraper la nuque, lui fléchir l’orgueil et l’écraser en mille morceaux sur le rebord du lavabo.
Il avait regardé dans les yeux son voisin qui baissait la tête.
Et il lui avait tout dit.
Tout.
Mais en le sortant de sa bouche dans un jet de vapeur, il avait aussi senti que ça n’allait pas.
Alors il avait haussé le ton pour s’entendre mieux dire à ce brave homme l’histoire d’un autre.
Son histoire à lui ça n’était pas celle-là, celle qui s’éjectait en tonitruant dans le froid constamment humide des sanitaires.
Tout cela était faux.
Totalement faux.
Mais à cet instant, il ne savait pas encore complètement qu’il mentait, tout était si confus, il avait besoin d’aller au plus vite, de présenter ainsi massivement une vérité, même de pacotille.
L’homme la bouche ouverte l’avait compris tout à fait.
Alors ils s’étaient quittés bons amis.
Et depuis il se levait une heure plus tôt pour ne plus jamais le revoir.
Mais même seul il ne savait plus où ça finissait.
Il ne se souvenait plus de toutes les raisons, de tous les détails.
Il ne savait plus qui elle était.
Ce qui s’était passé.
Où elle était lorsqu’elle était partie.
Et si elle était partie.
Ou lui.
Il ignorait si un autre homme que lui l’avait trompé.
Il se trompait lui-même sur tout ce qui la concernait.
Et plus encore sur ce qui le concernait.
Il n’était pas à l’aise avec son passé.
Il le subissait.
C’était son passé qui le gouvernait.
Lui se contentait de marcher dessus.
Une fois remis au point, il endossa son sac et ouvrant la porte s’engouffra dans la nuit, puis pas à pas encore une fois, il commença à oublier.
Marchant et attendant que le jour lui vienne dans les yeux.
Un jour d’hiver, où les bords familiers de ce qu’il croisait devaient percer d’abord l’enveloppe argent qui les recouvrait.
Il mettait presque deux kilomètres à s’appuyer sur les contours de ce qu’il voyait.
Et alors, ça allait bien mieux.
L’indifférence absolue des choses le guérissait.
Il accéléra un peu pour atteindre cette échéance plus rapidement.
Ça n’allait pas.
Ce matin, les frottements du jour contre les appuis métalliques de l’eau, de la berge, des canards imbéciles.
Ça n’allait pas.
Il devait marcher plus vite.
Se rattraper mieux.
Ses jambes l’étranglaient.
Il ne réussissait pas à s’appuyer sur ses alliés habituels.
Tout foutait le camp.
L’eau, la berge, les canards imbéciles, ce matin, au petit matin, il s’en foutait.
Il était resté en arrière.
En-deçà des ponts qu’il avait dû couper.
Son histoire marchait loin devant lui.
Son histoire menait maintenant sa propre existence.
Il n’en avait plus la maîtrise.
Son histoire s’était libérée de tous les ordres qu’il aurait pu lui donner.
Elle était libre de tout ordre, sans commencement, sans fin.
Il respira encore, racla au fond de sa gorge les traces des hurlements qu’il aurait pu pousser et avança à fond.
De toute façon, il ne se souviendrait de rien.
Il ne voulait pas.
Surtout il ne pouvait pas se rappeler.
Elle revenait, elle partait, elle entrait et sortait sans arrêt mais pas lui.
Il ne se souvenait plus du tout de lui.
C’était mieux.
Il pouvait la regretter sans savoir pourquoi.
Son histoire et lui se balançaient loin au bout de la corde qu’il tenait pour se hisser hors de son abandon.
Pendant qu’ils pendaient ainsi, il n’avait pas à les regarder en face.
Ça pesait.
Ça pesait et c’est tout.
Il haussa les épaules.
Elles allaient toutes lui revenir.
Tomber, toutes ensembles, dans les bras de son charme presque céleste.
Il s’aiguisait.
Il taillait soigneusement ses flèches dans le bois dur de son cerveau.
Il lissait et polissait ses harpons qui devraient d’ici peu s’enfoncer au plus profond de leur chair.
C’était décidé, il allait substituer à la précise blessure de ce qui l’avait si radicalement esseulé, les contours vagues et toujours un peu brumeux des grands nombres.
Il connaissait son affaire.
Il savait comment s’y prendre.
Les femmes étaient, pour ainsi dire, toutes à lui.
Et lui à personne.
C’est ainsi qu’il avait tiré son existence jusqu’à elle, de femme en femme.
Se superposant et se décalquant à l’infini.
Et puis elle était venue, par un chemin pourtant connu, déjà creusé par toutes les allées et venues qui l’avaient précédée.
Et il s’était enfin reposé.
C’est ça, c’est ça.
Il s’épuise.
Il se lève et dès l’aube, il s’épuise.
Il marche, il mange, il dort.
Il est tellement las.
Il dort, il passe.
Tout l’immole.
Tout le tue.
C’est ça.
Elle était là et ça le reposait de lui.
Elle le protégeait contre les risques de son extinction.
Il se sentait si supprimé.
Il lui fallait des femmes.
Il fallait qu’elles reprennent le flambeau de son excitation, de sa transe.
Il avait besoin de croire qu’il avait besoin d’elles.
Elles allaient réveiller ses cellules exsangues, souffler et éparpiller les cendres froides qui emplissaient sa bouche et lui condamnaient les yeux.
Il lui fallait des femmes, il lui en fallait assez pour pouvoir les mettre une à une au creux des empreintes qu’elle avait laissées partout sur sa peau.
Elle marchait devant lui.
Ses jambes remontaient le temps.
Elle avançait devant lui et ses fesses berçaient ses mains.
Elle le devançait et plantait l’aiguille de ses talons dans son estomac.
Il n’avait rien vu, il l’avait tant suivie qu’il en avait presque oublié que c’était lui qui marchait dans la surface bienfaisante de son ombre.
Il y marchait les yeux fermés.
Mais c’était fini.
Il était seul maintenant, dans le flot de la lumière aveuglante de ce qu’il avait dû provoquer, seul au milieu de la fournaise de ses affects décapités.
Tout en lui craquait.
Tout brûlait.
Tout en lui était sec.
Et ce brasier qu’elle lui avait laissé au centre consommait à lui seul une telle énergie qu’il avait froid sans arrêt.
Il marchait ce matin.
Murmurant des mots sans queue ni tête.
Il marchait sur la tête.
Elle lui avait arraché sa queue.
Toute entière, avec les dents, la bouche, avec les mains, avec tout ce qui lui appartenait.
Et puis il s’était vidé.
Il était devenu plat.
Complètement.
Il longea l’eau jusqu’à la mer.
Il lui fallait habituellement un peu plus de deux heures et demie pour faire le trajet.
Mais si le froid lui donnait l’impression de marcher plus fermement et plus vite, il avait déjà vérifié, c’était une illusion.
Le froid le freinait.
Pendant les deux derniers kilomètres, il sentait chaque fois se dénouer en lui les fils tendus à craquer depuis le départ.
Souplement, silencieusement, le jour ras et presque vert sur les mouettes, l’air chargé s’enfilaient au cœur des cordes avec lesquelles quelques heures plus tôt, il aurait pu se pendre.
Puis elles s’enroulaient à ses pieds et la mer lui ouvrait les bras.
Il oubliait.
Il franchissait son déchaînement sans s’apercevoir de rien.
Il l’oubliait par à-coups, constatait une fois qu’elle était revenue l’occuper qu’il avait pensé à autre chose pendant quelques minutes.
La vive sollicitude des affaires nautiques le secondait imperturbablement.
Il glissait sur elle au tournant en général, prenait les devants et entrait les yeux fermés dans l’acidité bienfaisante des marées.
L’oublier se perdait quelques minutes dans l’eau.
Toute la force de concentration qu’il lui abandonnait l’épuisait.
C’était une tâche complexe et infinie.
C’était une tâche jamais achevée.
Il la reprenait à chaque instant là où il l’avait laissée, ça n’avançait pas.
Ça n’avançait pas.
Le vide en face, tranché à plat par la ligne d’horizon, le happait et apaisait un temps sa nausée.
De l’air !
De l’air !
Du vent et de l’eau.
Son eau de mer et les rouleaux des vagues, l’air, le bruit des intenses activités sous-marines qui remontaient, presque imperceptiblement à la surface.
Il l’oubliait.
Elle dégageait et dégageait en partant le va et vient de l’oxygène et de l’iode entre la mer et ses poumons.
Les embruns respiraient et tout cela lui faisait un bien fou.
Il alla lentement jusqu’à l’extrême bout de la jetée.
Il était seul.
En avançant, il contournait les flaques laissées par la marée basse.
Il grimpa sur le rocher le plus proche de l’eau et s’immobilisa.
Les mains dans les poches, les joues presque brûlantes du froid du large, il respira profondément.
Et soudain, allongée de dos sur la ligne grise de l’horizon, son ventre fermant l’entrée du port de plaisance du Havre, elle apparut.




A Philippe 2003