Depuis
presque une heure, elle tente en vain de se frayer une petite voie à travers la
masse du son.
Habituellement,
en auditrice experte, sur chaque groupe, en deux titres, elle a fait le tri.
Elle
opère sans états d’âme des coupes franches dans la pléthorique scène internationale
du rock alternatif contemporain.
Habituellement,
c’est beaucoup plus simple.
Elle
relègue illico dans les soutes de son oubli l’orgueil de la plupart de ces
groupes prévisibles au possible.
Fait
sombrer au fond de son indifférence la soupe de leurs titres et de leurs
vidéos.
Elle
part toujours d’un a priori positif puis les balises de ses tympans font le reste.
Elle
s’est fait un devoir de mettre son expertise auditive à l’entière disposition du
rock and roll.
Très
patiemment.
Une
question de principe.
Elle
prend le temps de la visite à chaque fois.
C’est
une chose que personne ne pourra lui reprocher, l’action dans l’urgence, la
hâte, la négligence.
Elle
se consacre à une écoute minutieuse, attendant le moment où elle se laissera
surprendre.
Une
question de principe.
Elle
sait immobiliser presque à la perfection l’extrémité de ses fibres nerveuses et
ne garder actifs que les capteurs de sa membrane basilaire.
Puis
elle décide.
Mais
aujourd’hui ça ne marche pas.
Aujourd’hui
ses tympans sont encore hypertendus, gonflés par autre chose que la musique.
Elle
a pourtant cliqué dans tous les sens.
Elle
a tenté, en se concentrant, de sonder les riffs pour y trouver ce son qui lui galvaniserait
l’estomac.
Rien
ne passe.
Aucun
spasme.
Le
défilé de notes s’engouffre en vrac dans sa cochlée sans l’ouvrir.
Rien.
Elle
écoute autour d’un vide.
Leurs
romances râpeuses ne s’éparpillent pas dans sa paroi abdominale.
Le
mal est fait.
Elle
est devenue sourde.
Incapable
d’effectuer une discrimination méthodique.
Incapable
de repérer, cachée au fond des scansions toutes identiques, la présence exquise
d’un back beat de basse.
Incapable
de s’accoler enfin à cette musique comme si elle l’électrocutait.
Incapable
d’aller y arracher la Stratocaster identifiable entre mille qui la ferait
sauter au plafond.
Voilà,
incapable.
Aujourd’hui
encore, ça n’est pas ordinaire.
Elle
fait une pause sur Mute Math, alternative, New Orléans, Louisiane, United
States.
Une
soixantaine de secondes qui se dissipent sans laisser de trace.
Ça ne va pas.
Ce
matin encore, rien ne génère l’excitation coutumière.
Aucune
décharge.
Elle
capitule.
Repoussant
brusquement le bord du bureau où son ordinateur continue de lui proposer de
quoi alimenter jusqu’à l’infini son addiction, elle tourne d’un seul coup les
roulettes du fauteuil et le dos à l’écran.
Puis
stoppant du pied l’élan donné à son siège, elle s’immobilise.
C’est
devenu nécessaire.
Elle
doit s’immobiliser.
Elle
a abandonné ses oreilles.
Elle
se dit que c’est certainement un renoncement définitif.
Qu’il
n’y a pas de quoi pleurer.
Et
elle se met aussitôt à pleurer.
Elle
pleure et pleure, ça semble une nouvelle fois ne jamais devoir s’arrêter.
Decrescendo,
les spasmes s’espacent puis disparaissent.
Elle
se redresse, ses mains enveloppées comme dans des moufles coupées quittent ses
tempes, elle bouge légèrement les extrémités de ses doigts qui dépassent et ses
coudes quittent l’appui de ses genoux.
Elle
comprime son torse autour du sternum, repousse en l’étirant la crispation
jusqu’à sa gorge.
Dans
le petit espace acoustique de sa chambre, elle expire en émettant une plainte
éraillée.
Pour
tout libérer.
Tout
libérer.
C’est
ce qu’elle veut.
Elle
inspire l’air qu’elle a si péniblement expulsé de sa cage thoracique puis en y
callant les reins, reprend appui sur le dossier de son siège rotatif.
Son
regard émerge de l’averse orageuse, effleure chacun des objets sur la moquette
grise.
Des
choses pesant de toute leur masse sur le sol.
Des
choses sans nom précis qui continuent d’activer les molécules de leurs
structures secrètes à des milliers de kilomètres de son cerveau.
Ses
deux yeux effectuent leur tâche, suivent les bords, la lumière fade sur les
textures.
Ils
distinguent, trient les informations, délimitent les contours.
Ils
établissent à son usage un nuancier irréprochable.
Que
leur demander d’autre ?
Mais
elle ne suit pas.
Elle
stagne quelque part au-dessus du désordre informe.
Son
cerveau est aussi devenu aveugle.
Elle
secoue la tête.
Elle
tape légèrement du talon et impulse à son fauteuil le mouvement suffisant pour
qu’il la ramène aux seules affaires sérieuses.
Elle
saisit au passage la souris qui doit la rapatrier sur les terres vénérées des
catharsis.
Puis
elle attaque à nouveau.
Si
elle pouvait seulement d’un doigt effleurer sa paume gauche, elle longerait sa
ligne de vie pour la soulager un peu.
Autre tentative.
Joe, lead guitar de Mashlin, rock,
indie, Winter Spring, Florida, United States.
Affligeant.
Elle
va retrouver la foi.
Enfin
atteindre la transe quotidienne.
Elle
va décoller et accomplir la danse rituelle.
La
complète fusion qui la précipite régulièrement contre les murs de sa chambre
peu ventilée.
Elle
va se réchauffer aux accords binaires.
Se
lever, enfin prendre à pleines mains le manche de sa basse fictive et les
cheveux décollés par le volume du retour, opérer sur tout son système nerveux
central la plus radicale décontamination.
Elle
passe sans reprendre son souffle au-dessus de quatre groupes de Portland,
United States, qui ne résistent pas à son absence.
Puis
elle s’interrompt quelques secondes sur Nightmare of you, indie, New York,
United States.
Ils
l’avaient choisi, ce nom, pour elle, certainement pour elle. si
loin d’eux et qui cherche à tâtons, au fond du noir de sa disparition, quelques
partenaires compréhensifs.
Mais
leur aimable attention survole sa tête encombrée.
Ils
ne comprendront jamais.
Brandon
Reilly, vocals, pauvre chanteur, quelle tristesse, s’exhibant, la voix à moitié
nue.
Elle
ne reconnaît rien aujourd’hui.
Elle
s’en étonne une nouvelle fois.
Perdue
en terre étrangère.
Surprise
de ne pouvoir rencontrer quelqu’un, alors qu’il lui faut se rendre à
l’évidence.
C’est
elle qui n’est plus là.
Elle
est encore là-bas.
Elle
est restée attachée là-bas depuis trois jours.
Quoi
qu’elle fasse, s’asseoir, se pencher, se coucher sur le ventre, sur le dos,
elle sent à son cou se resserrer le collier qui l’étrangle et la tient liée à
l’entrée de la salle de concert.
À
ce collier pendent toutes ses pensées.
Décomposées,
livrées à de brusques revirements d’humeur, secouées par les ondes qui s’évacuent
de son cerveau givré.
Son
cerveau resté bloqué au milieu de la tempête depuis trois jours.
Accroché
comme elle à la barricade métallique où elle était appuyée ce soir-là.
Elle
passe les doigts dans ses cheveux où elle laisse proliférer les nœuds qui
sortent de son crâne.
Depuis
ce soir-là.
Depuis
ce soir-là, elle ne s’est pas lavée une seule fois, elle ne s’est pas peignée
ni n’a brossé ses dents.
Son
corps ne mérite rien.
Il
n’a plus comme tâche que le portage de son poids exorbitant.
Elle
lâche d’un seul coup la ruralité ennuyeuse de The Thrills, folk, indie, Dublin,
Ireland.
Sa
souris interrompt les cliquetis de leurs banjos.
Et
puis elle se lève.
Pour
la minute de recueillement.
Le
portable est sur le lit.
Il
y est depuis trois jours.
Elle
espère, en le fixant à chaque fois qu’elle se prépare à sortir de sa chambre,
que son regard le fera fondre.
Qu’avec
lui disparaîtra tout le reste.
Non,
rien ne disparaît.
Alors
elle revient vers lui, va chercher dans la liste des messages enregistrés celui
qui va, un jour, c'est sûr, vraiment la faire décéder.
Et
elle l’écoute.
Elle
l’écoute en s’enfonçant dans les ténèbres de sa convalescence difficile, happée
par la voix qui s’extrait de ce plat petit appareil froid.
Elle
a écouté cette suite de mots plus d’une centaine de fois depuis le soir qui a interrompu
le temps.
Une
bonne centaine de fois.
Mais
rien ne les a usés, ni fait s’effacer.
Rien
n’a aidé à reprendre le temps à l’envers.
Ils
restent à vif, ouverts en grand sur ce qu’elle a ouvert en grand lorsqu’il lui
avait laissé entendre ça :
C’est
moi, je t’attends ce soir.
À
la première écoute, elle avait failli se dilater intégralement sous la
soufflerie de son timbre magnifique.
Chacun
des phonèmes qui composaient cette courte formule avait pris, en quelques
dixièmes de secondes, une forme étrange, enflée jusqu’à l’éclatement par une
joie monstrueuse.
Il
était là.
Il
était là.
Il
lui était revenu.
Il
lui parlerait.
Il
allait redevenir son appui.
Elle
avait besoin de lui pour poser son dos.
Elle
avait eu raison, n’est-ce-pas, de lui abandonner sa peur de jeune femelle
inexperte.
Elle
avait eu raison de le choisir, lui et personne d’autre, pour l’accompagner lors
de sa marche dans la forêt inquiète des grandes pertes.
Il
voulait qu’elle soit là.
À
chaque nouvelle écoute, elle oscille au gré de la suite de l’histoire, au gré
des faits qui lui font chercher quelques indices, de plus en plus loin dans le
profond mystère de sa voix.
Mais
rien ne s’y trouve, rien qui puisse mettre à nu les fils électrifiés de la
trahison.
Assurer derrière elle, une fois pour toute, la fermeture de tous ces petits couloirs qu’elle a
suivis pour aller jusqu’à lui.
Elle
appuie pour la cinquième fois depuis qu’elle est réveillée sur la touche du
répondeur et elle entend encore :
C’est
moi, je t’attends ce soir.
Elle
attend qu’il ne l’attende plus, que les mots qu’il a lâchés dans le vide de son
mensonge disparaissent.
Qu’il
les reprenne.
Qu’ils
n’aient jamais été dits.
Que
là, en écoutant ce matin pour la sixième fois, il lui explique enfin.
Elle
repose le portable à sa place, enveloppé dans la brume de sa raison
profondément éraflée.
Et
elle va dans la cuisine.
Depuis
trois jours, elle n’a mangé que des yaourts aux fruits.
Et
jeté les fruits dans la poubelle pour ne surtout pas devoir s’affronter à
quelque chose de dur.
Elle
ramène les pots vides dans sa chambre et les pose côte à côte sur la table de
nuit.
Un
petit buisson de temps écoulé, douze pots vides qui s’alignent comme des
heures.
Elle
ouvre le robinet du bout des doigts et se penche pour boire mais elle préfère
commencer par pleurer.
De
l’eau.
Toute
cette eau, toute cette eau.
Puis
elle se dirige vers les toilettes.
Depuis
trois jours elle préfère garder tout ce qui est ferme en elle.
Tout
ce paquet si volumineux à porter.
Elle
ne veut plus se vider depuis trois jours.
Elle
s’assoit, pose les coudes sur ses cuisses et le front bas se rassemble sur
l’urine chaude qui glisse puis sur la contraction des sphincters qui se mettent sans éclat à manoeuvrer seuls sans elle.
Que
ça rentre ou sorte, quelle importance ?
Il
s’agit de faire disparaître le jus de ses pensées, de tout faire disparaître en
appuyant maladroitement sur la chasse d’eau.
Le
plus difficile, le plus difficile, en s’essuyant, c’est de comprendre comment
peuvent se séparer ainsi les paroles et les actes, de remonter son slip et son
jean, comment il est possible de creuser, comme ça un tel espace entre les
paroles et les actes, appuyer sur le bouton, quand se déchire ce qui lie les
paroles et les actes et l’eau, toute cette eau qui spirale et s’engloutit dans
le vide entre les paroles et les actes.
Elle
reste sous l’effet de la magnétique captation pour le trou, béant, entre les
paroles et les actes.
Elle
se redresse, prenant appui sur le mur pour s’assurer de n’être pas happée tout entière.
C’est
bien là, dans ce creux, qu’elle se perd, à regarder les trombes nerveuses
nettoyant la place indifféremment, l’emportant avec les déchets organiques.
Les
dernières traces de toutes les trahisons, évacuées avec la sienne dans la
mémoire morte des fèces.
Tout
s’efface.
Elle
s’efface avec tout le reste malgré la sollicitude pointilleuse de la famille,
au milieu de laquelle, depuis l’événement, elle a l’impression d’être assise.
Mères,
tantes, sœurs.
Maman
debout à son chevet qui lui passe la main sur le front pour la consoler.
Tout
s’efface dit maman.
Qui
s’approche si près et adhère tant qu’elle est obligée de se hisser sur la pointe des pieds
pour continuer d’apercevoir sa peine, loin, par-dessus son épaule.
Maman
qui pousse devant elle des soupirs de consternation.
Son
haleine glacée se condense sur les vitres.
La
buée qu’elle y dépose empêche de voir qui passe sous les fenêtres.
C’est
mieux ainsi.
Personne
ne passe.
Personne
ne traverse le cordon sanitaire que Maman a bouclé autour de son chagrin.
Au
centre duquel elle a répandu par jets les vertus désinfectantes de son savoir.
Elle
lui dit, protectrice et indisposée.
Tout
s’efface.
Et
l’eau s’engouffre, entraînant la masse maigre des matières.
L’eau
s’évacue et dilue le fardeau de toute cette partie malodorante de sa personne.
Elle
regarde, l’une après l’autre, les femmes rompues depuis si longtemps.
Elles
hochent la tête.
Qui
savent que c’est une affaire de temps.
Qui
savent qu’elle accorde à tout cela beaucoup trop d’importance.
Qui
savent que c’est une affaire de patience.
Tout
s’efface.
Elle
attend donc.
Mais
ça ne s’efface pas.
Pas
pour elle, qui est encore déchirée au présent dans tous les angles de sa personne si
mal échafaudée.
Elle
remonte avec peine sa fermeture éclair, empêtrée dans les pansements qui gênent
les mouvements de ses mains.
Elle
n’a pas le recul, elle n’a pas la distance.
Pas
assez d’air.
Elle
s’écoute trop et ce qu’elle entend, c’est un bourdonnement incessant, elle ne
le sait pas encore mais elle colle son oreille externe à la porte fermée de sa
première désillusion.
Elle
n’en sait rien.
Elle
sait seulement qu’elle ne respire pas bien.
Pas
assez d’air.
Ses
poumons sont repliés sur les mots qu’il lui avait dits.
Elle
inhale à travers son cortex qui maintenant la tiraille.
Ses
mots qui avaient ouvert une voie royale, une allée aux bords de laquelle
s’étaient dressés en haie d’honneur sa confiance et son abandon.
Qu’elle
avait ouverts en elle pour qu’il s’y pose.
Les
mots de son phrasé magistral, explosé maintenant sous la diffraction de
l’intérieur bien trop lisse de son crâne.
Elle
n’avait encore aucune des callosités, aucune des bosses nécessaires à redresser
la trajectoire déviée de l’onde sonore de ses mots.
Ils
étaient entrés en elle, tous, sans rencontrer le moindre obstacle.
Elle
les avait absorbés, engloutis.
Ils
rebondissent maintenant en se heurtant contre sa cage thoracique et se vident
plusieurs fois par jour hors de sa gorge par à-coups nasillards.
Elle
ne connait rien du rythme des pertes et de l’assurance de leur fin.
Elle
ne sait rien de leur disparition presque totale.
Elle
n’a pas encore acquis le tempo de la désolation.
Une
fois disparues les couleurs jaunâtres de sa honte, elle reprend la direction de
son lit, la tête légèrement inclinée pour garder l’équilibre.
Elle
sent un peu sous ses pas osciller les inquiétudes qu’elle a déclenchées.
Les
questions incessantes et le silence qui leur succède lui font un bandeau serré
autour du front, qu’elle abaisse parfois d’un geste brusque sur ses yeux.
Lorsqu’au
matin tous partent vers leurs activités, ils ne l’emmènent pas avec eux,
dehors.
Par
contre ils emportent avec leur vitalité épuisante les bruits dont elle détourne
son attention juste après qu’ils ont fermé la porte, l’abandonnant au mutisme
de son amour défunt.
Depuis
trois jours, tous les chemins du monde ne peuvent la mener que dans la matrice
capitonnée de sa chambre.
Elle
reste là, adhésive et vigilante, presque, jusqu’au soir.
Presque
attentive à ne rien déplacer en elle de ce qui est déjà cassé.
Figée
sous les éclats tranchants de sa perplexité.
Elle
s’efforce d’assurer la garde contre tout ce silence qui menace à chaque instant
d’extinction les murmures déjà pratiquement inaudibles de son avenir si
prometteur.
Elle
n’a à sa disposition, pour assurer sa survie, que quelques gestes
conjuratoires.
La
complexité de la situation appelle des mesures d’urgence.
Elle
s’enfonce les deux écouteurs de son mp3 dans les pavillons et bascule sur son
lit.
La
distribution aléatoire des titres l’éclaire un peu sur son destin.
Elle
ferme les yeux et appuyant sur « on » sursaute presque en identifiant
la batterie de « Dirty on purpose », indie, rock, Brooklyn, New York.
C’est
un signe.
Ils
savent, eux aussi, c’est certain.
Ils
savent qu’elle compte dorénavant s’oublier méthodiquement, oublier le corps et
son hygiène.
Elle
ponctue d’un rot le message de Joe Jurewicz, sûre du soutien inconditionnel
qu’il lui manifeste.
Tenue
en la circonstance au sacrifice de son esprit critique, elle avale comme une
potion amère le refrain de « no radio » pour obtenir un peu
d’informations sur son cas.
Les
paupières closes sur toutes les lumières du jour, celui-ci et tous ceux à
venir, elle s’enferme à double tour dans l’espace hermétiquement clos de tous
ces titres écrits pour elle.
Son
MP3 lui distribue une suite presque ininterrompue de messages limpides.
Au
passage, « My Weakness », “A place to bury strangers”, rock, other,
New York, lui permet d’espérer un renfort en l’aidant à s’élever un court
instant de quelques centimètres au-dessus de son matelas.
Suivant
le rythme soutenu de ses doigts du pied gauche, elle entreprend de s’accrocher
à cette planche de salut.
Mais
elle retombe presque aussitôt dans le marasme de leur musique affreuse.
Elle
sent sous la chute son dos se déchirer un peu, en bas, entre ses dernières
lombaires et le volume massif de ses fesses.
C’est
là que ça reste.
Le
point de frottement du parquet qui avait échauffé son âme volatile et ses
reins.
Lorsqu’il
avait allongé son corps en elle.
Elle
prend comme un choc en plein front « The Bullycats », rock, indie, London, lorsque la voix de Steve Petty
lui renvoie sans pitié, en plein visage, « Dead looking girl ».
Comme
ils voient juste, malgré le son si vétuste de leur guitariste, comme ils voient
juste.
Elle
les remercie chaleureusement, autant que le lui permettent les congères qui
restent coincés dans sa trachée.
Elle
l’aurait suivi n’importe où alors.
C’était
l’heure pour elle.
Elle
marchait dans ses pas, irradiée par le choix qu’il avait fait.
Il
lui avait promis de s’occuper d’elle.
De
s’occuper bien d’elle.
S’occuper
oui, elle comprenait.
Elle
n’avait pas compris sur le coup ce que pouvait signifier s’occuper bien d’elle
mais elle avait eu l’intuition que c’était exactement ce dont elle avait
besoin.
Elle
lâche à quelques mètres un soupir qui s’emmêle et disparait dans les aigus
sixties de « The Seeds », rock, psychedelic, California, s’associant par un cri d’alarme,
« Pushing too hard on me », à ses revendications.
Mais
leurs vocals sont dénués de tout.
Et
tout l’ennuie.
En
soulevant légèrement la gaze qui la recouvre, elle regarde attentivement
l’entaille qui sépare d’un trait presque noir la paume de sa main gauche du
reste de son corps.
D’abord,
jamais elle n’aurait pensé, jamais elle n’aurait voulu penser qu’il pourrait
s’occuper d’elle.
Lui,
si dédaigneusement perché sur les hauteurs de sa classe naturelle.
Jamais
lui et elle.
Elle
n’osait pas se considérer comme affiliée au même monde.
Coincée
entre la porte de la maison et la grille du lycée, elle ne regardait rien,
n’allait nulle part.
Elle
n’entendait venant de ses congénères aucun appel, dans le soir qui tombait sur
elle, lorsqu’elle reprenait son vélo à pleines jambes et regagnait seule les
chords scales de ses musiciens favorits.
Elle
n’avait pas à penser.
Ni
à elle.
Ni
à quelqu’un d’autre.
Elle
s’attachait à leurs ailes d’acier et s’envolait.
Tendue
jusqu’aux sommets de sa disponibilité.
Elle
n’aurait jamais pu imaginer, rêver, envisager.
Elle
n’aurait jamais voulu.
Il
n’occupait alors aucune place en elle.
Ils
ne partageaient pas le même espace.
Il
passait plusieurs fois par jour à ses côtés, hissé au bout des bras roucoulants
des plus belles demoiselles de terminale.
Elle
ne le regardait pas.
Il
passait debout sur ses sommets inaccessibles et il ne la voyait pas.
Il
était le dieu excitant du désir des vraies filles.
Son
désir à elle, elle n’en avait pas.
Surtout
pas pour l’allure scandaleuse d’un garçon de son envergure.
Elle
le maintenait, sans même y penser, hors de sa portée.
Loin,
dans un monde sombre et félin, dangereux, où elle aurait risqué, peut-être, la dévoration.
C’était
beaucoup plus sûr de s’adonner à sa seule ferveur, maintenue par les étais de
rythmes booléens impeccables.
Son
attrait pour eux était sans borne, son envie de les posséder pouvait s’exprimer
sous toutes les coutures.
Sous
toutes les formes d’un appel continu, viscéral adressé à leurs doigts
changeants, multiples, aux caresses de leurs mains manipulatrices d’accords.
Jusqu’à
présent, c’est ainsi que se négociaient les adoubements entre elle et les
hommes de sa vie.
Par
la consistance que prenait en elle leur musique, qu’elle écoutait jusqu’à
l’extase comme le seul point d’accès au mystère de la virilité.
Les
cordes de leurs guitares l’ entouraient en le protégeant de l’ombre qu’elle
aurait pu jeter sur eux.
Qu’ils
auraient pu jeter sur elle.
Les
seuls attouchements passaient directement de leur milieu aérien d’origine au
liquide de son oreille interne.
Rien
ne la consumait que la passion sans limite pour ses expériences acoustiques.
Leur
musique suffisait à l’emplir toute.
C’est
ce qu’elle pensait.
Jusqu’à
maintenant, jusqu’à présent.
Mais
il avait démenti tout ce qu’elle savait de son présent.
Son
corps sans son aucun, nu et silencieux, restait allongé là, entre elle et
l’univers impraticable de l’espèce masculine.
Elle
pousse un petit cri.
Depuis
ce matin, la distribution aléatoire la ménage.
Les
séries se sont déployées sans vertige sur un grand nombre de morceaux.
Mais
tout à coup, là, elle se sent défaillir.
Elle
enfouit le front dans les creux du matelas tiède que l’abondance de leur public
suédois offre à « Incubus », rock, alternative, California, United
States.
Elle
est lentement absorbée par la montée du murmure, se gomme dans la foule
grouillante d’attente et d’extases à venir.
Un
baume qui vient s’étaler sur ses plaies.
Elle
va pouvoir se replacer elle aussi, soutenue par toute la force des poignets de
Brandon Loyd qui remplaceront les siens.
Mais
l’adorable son de la P.R.S de Mike Einziger la réduit soudain à zéro.
En
glissant au sol, elle attrape dans sa chute l’oreiller qu’elle serre de toutes
ses forces et émet quelques sons imprécis qui, comme sa personne tout entière,
se dissolvent.
« I wish you were
here! »
Elle
colle sa joue contre la moquette rugueuse et attend que le refrain effectue son
trajet à rebours jusqu’à l’extrémité de son désappointement.
À
la fin du morceau elle a envie d’applaudir à tout rompre.
Tout,
l’amertume et le sortilège.
Elle
renoue autour de sa main droite le bandage qui a légèrement glissé.
Elle
le noue très serré pour bloquer le va et vient insensé de ce premier homme dans
ses pensées.
Mais
il se traîne beaucoup trop dans le goût de fer forgé que ses baisers laissent
encore dans sa bouche.
Elle
n’a pas le temps.
Il
faut faire vite, plus vite et plus fort à l’envers.
Elle
cherche à s’éteindre le plus rapidement possible.
Il
lui faut quelque chose d’autre.
Quelque
chose de fort, qui lui calcinera les entrailles.
Une
dose d’assainissement radical.
Jusqu’à
l’effacement complet.
C’est
une question de survie.
Pas
d’autres solutions.
Il
lui faut changer.
C’est
ça qu’il n’avait pas pu supporter.
C’est
elle tout entière.
Il
faut qu’elle réussisse, qu’elle se découpe.
Qu’elle
se sépare des parties inutiles de son corps embrouillé.
Elle
va replier sous elle les multiples excroissances de sa personnalité confuse.
Un
désordre.
Une
inorganisation grossière qui dépasse de partout.
Elle
est sur le fil.
La
ligne très étroite qui sépare les flux des énergies contraires qui la
tenaillent du matin au soir.
C’est
ça.
Ce
qu’il avait détesté, c’est ça.
Il
avait tout vu.
Tous
ses efforts pour se compresser.
Il
les avait bien vus.
Se
soustraire aux regards occupe presque en entier le volume de son existence.
Seule
la nuit profonde qui embarque avec elle tous les yeux flambants lui laisse
quelque répit.
Lorsqu’elle
dort, la plupart du temps tout va mieux.
Mais
parce qu’elle dort, elle ne s’en souvient pas.
Elle
s’appuie contre le bord de son lit et arrache les écouteurs.
Ça
ne va pas.
C’est
ça qu’il n’a pas supporté, tous ces déplacements inutiles.
Toutes
ces circonvolutions qui parcourent comme des ondes ses épaules trop larges, son
ventre trop mou, ses fesses trop lourdes, son cou trop épais.
Ce
mouvement incessant qu’elle exhibe dans ce monceau de chair.
Ce
qu’il faut enfin qu’elle réussisse à obtenir de tous ces gestes inopportuns
c’est qu’ils cessent complètement.
Elle
se fait trop entendre.
Elle
se fait trop voir.
Malgré
tous les soins qu’elle apporte à sa disparition, elle demeure beaucoup trop visible.
Il
s’est assis sur les genoux de Maman et ils l’ont regardée ensemble.
Maman
était là, derrière lui.
Ils
l’avaient regardée à tour de rôle, et puis ensemble.
Maman
l’observe.
Elle
ne sent de Maman que son regard.
Partie
loin ou présente à quelques mètres, les mains de ses yeux l’enlacent
constamment mais elle imagine pour se défaire que seul son propre poids
l’emprisonne ainsi.
Maman
est simplement désolée.
Embarrassée
de sa fille comme d’un fardeau plein de remous.
Son
contrôle expert remet sans cesse en place ce tissu d’erreurs qui dépasse d’elle.
Maman
veut qu’elle se tienne.
Qu’elle
se range, qu’elle se classe.
Qu’elle
administre ce chaos imbécile qui s’enfuit d’elle à tout moment.
C’est
aussi à cause de cela qu’il était parti, qu’il l’avait abandonnée sans même y
penser.
Ils
avaient raison tous deux.
Et
elle avait eu raison, il fallait bien commencer quelque part.
D’abord
une partie de son corps à faire disparaître, à scier de l’arbre auquel elle
était attachée.
Pour
la momifier.
Elle
essuie un peu son nez avec la bande blanche qui lui montre depuis trois jours
que son expérience était bien sur le point d’aboutir.
C’est
peut-être l’enfance.
C’est
peut-être ça, l’enfance.
Une
nécessité continue de reprendre ce qu’on veut donner pour le modifier.
Le
momifier.
Un
éternel décalage.
Une
constante inadéquation.
Une
réponse toujours inadaptée à reformuler sans cesse.
Une
erreur en quelque sorte.
Elle
a tout essayé.
Tenté
de se condenser le mieux possible.
Elle
sait que les regards abrasifs qui la poncent de partout lui évitent le
débordement.
Elle
les seconde de son mieux.
Jusqu’à
s’oublier tout entière dans la sollicitude incessante qui l’étire, la redresse,
encercle tous ses points, trace ses lignes, décroise ses genoux et pousse ses
coudes, brosse ses dents, nettoie ses oreilles, frictionne le dos de ses mains
et coupe à ras ses ongles.
Immobilise
d’un seul regard tous les soubresauts, les tressautements.
Contrôle
jusqu’aux battements de son cœur.
Son
système nerveux presque entier a fini par céder sous le poids des injonctions
bienfaisantes.
Ainsi,
son dos droit faisant face, elle anticipe constamment le hoquet à combattre, le
soupir à ravaler.
Il
y a depuis longtemps entre Maman et elle un certain nombre d’acquis.
Un
regard, un pli à la commissure des lèvres, une légère oscillation du menton
provoquent leur décharge rééducative et immédiatement son corps officie.
Seul.
Ni
l’une, ni bien sûr l’autre n’en a conscience.
Chacune
a imprégné son propre espace de leur vigilance commune et toutes deux partagent
équitablement la même activité de gardiennage.
Elle
s’est propagée dans leurs organes qui correspondent clandestinement.
Seuls
parfois ses membres surgissent dans un désordre exaspérant de cette éradication
quotidienne.
Son
corps explose par saccade, se coupe en ouvrant la porte, à l’improviste il
couvre d’érythème ses parties cachées, se foule une cheville en s’asseyant à
table.
Malgré
toute son attention, Maman peine à circonscrire ces manifestations.
Elle
ne parvient pas à l’examiner assez constamment, assez suffisamment, pour
pouvoir anticiper ces dégradations soudaines qui surgissent toujours
inopinément.
Maman
échoue parfois et devra peut-être se résigner à ne jamais pouvoir soumettre sa
fille finie enfin à l’approbation du monde.
Propre,
nette, améliorée.
Elle
doit s’améliorer.
Il
faut qu’elle change.
Même
si elle peine à contrôler ce qui devra changer, elle le sait bien.
Maintenant
elle le sait.
Son
échec récent l’a éclairée abondamment sur ce point.
Elle
ne va pas.
Elle
baisse le front et regarde son reflet au loin qui s’est détaché sur la
moquette.
Là
où elle a posé la tête.
Celle
qu’il lui avait tenue, doucement, si doucement qu’elle en avait fermé les
paupières et laissé cette surprenante idée de s’abandonner envelopper ses
épaules comme un châle.
Le
regard qu’il avait posé sur elle, sa convoitise, avaient allumé quelque chose,
une légère strie sur la glace de la limpidité.
Elle
avait aimé ce défaut, ses membres contractés s’étaient détendus et avaient
encerclés cette petite trace d’obscurité pour la protéger.
Il
allait l’aider à protéger une partie d’elle-même.
Il
allait l’aider à redescendre, à interrompre quelques heures cette escalade vers
les nuées brillantes, vers la clarté totale, vers la lumière d’une perfection
dont la nécessité et l’inévitabilité l’aveuglaient presque.
Mais
ça n’a pas marché.
Elle
doit sortir de l’ombre.
Il
ne lui reste rien d’ autre que
s’abandonner en pleine lueur.
Elle
doit continuer à arrêter de se ressembler sans arrêt.
Il
l’a condamnée à n’être définitivement que cette masse mouvante de travers
incurables.
Elle
décide, les joues un peu rouges, d’adonner sa peine discordante aux hurlements
agonistiques du Hardcore.
Elle
doit abandonner ses préjugés.
Il
faut avancer.
Accélérer
les modifications qui l’éjecteront hors de sa consternation.
Elle
presse sur l’avance rapide, dérapant sur toutes ces mélopées trop suaves pour
la violence inouïe de son malheur présent.
Elle
se fraye un chemin vers un des seuls titres mis à sa disposition au fond de la
cave humide de sa mémoire auditive.
Déchirant
brutalement le voile qui recouvre les cordes vocales hypertrophiées de Jayson,
elle tente de plonger d’un coup dans « The handshake murder » metal,
hardcore, progressive, Arkansas, United States.
Il
faut bien commencer par quelque chose.
Il
faut avancer.
Elle
le sent, ça peut peut-être aller beaucoup plus vite ainsi, elle pourra lever un
peu mieux les pieds, l’un après l’autre, chaussée de ces accords saturés.
Elle
doit reprendre la marche.
Ramasser
chacun des morceaux de son corps et les soumettre à nouveau au joug des tensions
orthopédiques.
Elle
doit avancer pour être tout autre chose.
Elle
lève le visage vers la clarté.
Il
lui faut se reprendre et quitter ce minuscule espace caché pour continuer à
s’oublier à découvert.
Parce
que ce qu’elle a trouvé là, dans l’obscurité de cette jungle, ce sont des mots
sans fond et des mirages tapissés d’arrière-pensées.
Elle
doit de nouveau se tracer un chemin vers les sommets écrasés par l’éclat sans
merci de l’aboutissement.
Mais
tout le trajet à effectuer pour devenir quelqu’un d’autre la laisse sur le
carreau d’une fatigue plus cruelle encore que l’épuisement provoqué par l’incompréhensible
de cet abandon.
Elle
est tendue à craquer entre la réduction de son corps aux quelques millimètres
cube de chair qu’elle lui a cédés sans hésiter et une rage dont la brûlure
recouvre par accès, en quelques secondes, l’ensemble de sa peau.
Ça n’est pas juste !
Les
beuglements de leur chanteur raté montrent leurs limites et lui sortent assez
vite par les oreilles.
Il
lui faut quelque chose de juste.
La
rencontre d’un musicien précis.
De
l’intelligence aussi.
Elle
éteint quelques secondes ses divers appareils pour se concentrer sur son choix.
Et
ce vide soudain lui inspire la nécessité de l’effacement.
Qui
sera suivi, il le faudra bien, par celle de l’oubli.
Elle
ferme un à un les pores de la peau qu’il a touché.
Referme
sur elle-même son enveloppe déchirée.
Elle
fait, pour travailler à ce repli méthodique, le choix d’une musique méthodique.
Voilà,
c’est simple
Elle
fourrage à toute allure dans les airs élimés, cherchant celui qui doit lui
apporter l’amnésie facile et surtout en vitesse.
Et
elle retrouve alors, enfermé dans le placard de son passé récent, le lapin
héroïnomane de Monotekktoni, indie, experimental, electronica, Berlin, Germany.
Posant
sa joue contre la fourrure délavée, elle sent rapidement s’abstraire sa
douleur.
La
ligne de basse si rude de « Chemical » fait plier son mal sous l’effet
de ses analgésiques puissants.
Elle
le sent, elle redescend la pente, confortablement installée dans le
synthétiseur raffiné de la berlinoise aux yeux verts.
Leur
brillance éclaire une à une les traces maussades de sa première déconvenue de
femme.
Elle
entend siffler ce mot.
Une
révélation, une terrible prémonition.
Cet
échec, cette débâcle lamentable de sa confiance, qui pourrait lui certifier que
ce n’était pas ça, l’amour vrai ?
Maman
sera là pour la rassurer, elle s’y connaît un peu, elle connaît les astuces
pour se glisser à l’abri sous les grands empennages des hommes.
Elle
la protégera bien, comme elle l’a toujours fait.
Comme
elle l’a si bien fait depuis trois jours.
Elle
sursaute en entendant le bruit de la clef dans la serrure de ses souvenirs.
Il
lui avait dit je t’attends ce soir.
Et
ce soir, c’était ce soir.
Il
fallait qu’elle le rejoigne, c’était une nécessité absolue.
Sa
vie en dépendait.
Sa
peau pleine de cette vie qui dépendait de la réponse de Maman.
Maman
devait ouvrir un peu ses bras si protecteurs et laisser sa fille s’arracher à
son seul avenir prometteur.
Maman
était restée intraitable presque tout le temps mais juste pour un soir, elle
devait sentir qu’il fallait donner un peu de souplesse à son ordonnancement
impeccable.
Il
était environ dix-huit heures trente, Maman s’activait à ses besognes consciencieuses,
penchée sous le poids de toutes ses responsabilités et elle la regardait.
Avant
d’attaquer, elle avait regardé longuement son dos courbé.
Elle
savait, bien sûr, qu’on ne pouvait pas gagner contre un dos pareil mais dans un
instant le dos de Maman devrait fléchir.
Elle
s’était préparée au pire, la sollicitude si parfaite de Maman.
Maman
ne pourrait pas comprendre.
Mais
elle devrait entendre et fléchir sous son effort gigantesque.
Qui
en se préparant au pire avait aussi, un à un, préparé les arguments sur la
liste de son urgence secrète.
Elle
mena la lutte d’arrache-pied.
Elle
sortit tout son attirail pour remporter cette victoire sur la vigilance sans
borne de Maman.
Maman
devait, juste pour ce soir, oublier les alcools, les drogues.
Elle
devait oublier les proxénètes et les kidnappeurs.
Maman
devait l’oublier, détourner son regard pendant quelques minutes et penser à
autre chose.
Maman
ne connaissait pas « Kill the Young » ?
« Kill the young », anglais, un
groupe de Manchester.
Son
dos toujours offert à la besogne, Maman écoutait-elle ?
Elle
lui présenta même, par souci de perfection, chacun des membres du groupe.
Elle
présenta à Maman Tom Gorman et son frère, Olly, son autre frère Dylan, elle lui
donna leur âge, Olly, le même âge qu’elle, Maman.
Elle
lui parla de leur amour commun pour Manchester United, leur club de foot.
Elle
cita très scrupuleusement leurs goûts musicaux, The Smith, The Cure, Maman
devait bien connaître.
Elle
donna le prix des places.
Précisa
dans quelle partie de la salle elle resterait.
Nomma
une à une ses meilleures copines qui resteraient dans cette partie de la salle,
à ses côtés pendant toute la soirée.
Elle
fit ensuite valoir son droit au repos après un trimestre où elle avait tout de
même réussi une plutôt belle échappée.
Elle
fit valoir son besoin de détente après le cumul de toutes ces soirées
solitaires et studieuses, égayées seulement, de ci de là, par quelques ondes
hertziennes.
Ce
que, bien sûr, elle n’aurait jamais pu dire c’est ceci : Il l’attendait,
elle, et elle allait s’il le fallait, marcher sur Maman plutôt que de décevoir
cette attente.
Elle
fut splendide, elle se battit, opiniâtre et tenace jusqu’à la dernière seconde.
Lorsque
Maman lui refusa l’autorisation de sortir, ce soir-là, c’était pour la
protéger.
Elle
ne veut pas, Maman, qu’elle rencontre l’univers ténébreux des risques.
Maman
sait prévenir les mauvaises surprises.
Maman
connait le grand intérêt que portait sa fille à cette musique.
Mais
Maman préfère que cet intérêt s’exprime dans le volume limité de la chambre où
sa fille peut faire presque tout ce qu’il lui plaît.
Maman
l’aide à savoir ce qui lui plaît.
Elle
est en devenir, chaque jour elle devient de mieux en mieux sous la tutelle
pleine d’amour de Maman.
Mais
ce soir, pour mieux devenir, elle ne sortira pas.
Elle
ne peut pas aller ainsi, un soir de semaine, assister à un concert.
Maman
sait pour sa fille.
Sa
fille, allongée depuis presque trois jours et trois nuits, de plus en plus
longue et vide sur ce lit, exsangue et si bien gardée.
Allongée
pour toujours sur son lit, se mordant la lèvre inférieure.
Le
dos de maman lui bouche le paysage.
Il
n’y a plus de paysage.
Juste
des oreilles et c’est trop.
Elle
s’arrache les écouteurs avec leurs irritants demi-cercles inscrits à l’entrée
de ses conduits auditifs.
Elle
glisse du lit et avançant sur les genoux pour rester concentrée, elle
entreprend une nouvelle recherche dans les emblèmes de sa déchéance.
Les
vinyles, impeccablement rangés suivant l’ordre de ses penchants, élevés comme des reliques, au-dessus de son
mal de vivre infini.
Elle
embrasse la photo du visage pâle de leur pochette et choisit sans frémir le
titre emblématique de sa chute, « Origin of illness ».
Dans
sa plaidoirie ardente, elle n’avait pas dit à Maman qu’elle adorait leur four
pieces band.
Il
ne fallait jamais décrire à Maman des zones de plaisir qui lui soient étrangères.
Il
ne fallait pas sortir sans Maman du territoire où s’épanchait sans frein sa
magistrale indulgence.
Pendant
qu’elle effectuait son rangement méthodique, Maman ne pouvait pas s’apercevoir
que sa fille rugissait.
Elle
baissa la voix, inspira et lança son dernier appel, que Maman écoute bien,
c’était ici, à deux pas, elle serait de retour vers minuit.
Elles
pouvaient s’accorder sur cette limite classique de la liberté des jeunes
filles, Maman savait bien que beaucoup d’autres étaient passées par là.
Maman
ne céda sur rien.
Elle
continua de la tenir bien serrée tout contre elle.
De
plus en plus blottie contre elle.
Pour
s’éloigner, elle tourna à toute vitesse à l’intérieur d’elle- même.
Ce
fut en vain.
Maman
ne céderait pas ce soir.
Penchés
sur son lit, « Kill the young » lui administre une dose double de
« Fragile », un titre prévu spécialement pour rendre sa langueur
irrévocable.
Elle
laisse le venin agir jusqu’à la dernière goutte.
Dans
le silence de sa dernière heure, elle attend.
Puis
en souhaitant le terme de cette vie et des autres ensuite, elle pleure à
nouveau, moins fort mais plus longtemps.
Des
larmes insignifiantes de début d’après-midi.
D’authentiques
larmes de tristesse, plutôt clairsemées et peu bruyantes.
Personne
ne l’entend.
Il
allait l’attendre, elle qui avait tout lâché pour lui, ses craintes, l’odeur de
son oreiller.
Maman
devait à son tour lâcher quelque chose.
Maman
devait, à titre absolument exceptionnel, lui lâcher le corps qu’elle bloquait
si fort contre elle.
Ce
soir-là, en petite chèvre désespérée, elle avait combattu jusqu’à la dernière
seconde.
Mais
la diligence de Maman fut la plus forte.
Pas
de sortie.
Pas
de concert.
Plus
l’affreuse nécessité de révéler devant son bel amour, si libre de lui-même, la
laisse qui la tenait attachée au pied de Maman.
Pas
de sortie.
Pas
de concert.
Ce
qui la dévasta alors fut aussi radical et sans nuance qu’un incendie.
Elle
retourna contre elle le brasier où elle aurait tant voulu voir Maman
disparaître.
Et
ce fut elle qui disparut complètement dans sa chambre où elle marcha sur des
cercles de feu un long moment.
Elle
marcha.
S’enfonçant
de plus en plus profondément au cœur de la forêt calcinée d’un anéantissement
qui l’effaçait de toute part.
Cherchant
une issue pour elle et pour ses sentiments si sérieux.
Mais
rien ne s’ouvrait.
Elle
ne pouvait pas sortir.
Elle
ne pouvait pas s’en sortir toute seule.
Alors
elle avait baissé les bras.
Elle
avait ensuite serré le poing sur son portable en composant le numéro qui allait
la faire mourir.
Elle
avait laissé sur son répondeur :
Ça m’est impossible de venir ce soir,
à demain au lycée, je t’embrasse.
Quand
le « Ç » sortit de la bouche de sa messagerie,
il lui coupa au passage la langue en deux sur toute sa longueur.
Et
à son tour la deuxième lettre déposa quelques gouttes d’acide sur la plaie
grande ouverte.
La
plaie souveraine qu’était Maman.
Elle,
en entendant la voix aimante la convoquer pour dîner, sursauta.
Maman
pouvait la surprendre à n’importe quel moment, jusque dans ses pensées les plus
reculées.
Elle
tamponna rapidement la plaie souveraine qu’était Maman.
Qui
réitéra son appel pressant.
Auquel
elle répondit d’abord en éteignant tout.
Lumière,
musique.
S’octroyant
dans le noir subit sa minute de silence.
Pour
réfléchir, vraiment.
Trouver
en soixante secondes une solution à Maman.
Retrouver
le sourire pour affronter le sourire de Maman.
Mais
ce fut trop bref.
Elle
n’avait pas l’habitude de manier les explosifs de la révolte.
Lorsqu’elle
se décida à rejoindre la table familiale, rien n’était encore fixé dans son
esprit.
Ce
fut un peu plus tard, en longeant le couloir qui menait à la salle à manger que
son choix se révéla clairement.
Non,
ce soir, ça n’allait pas, pour cette fois, ça n’allait pas du tout.
Il
fallait écraser Maman.
L’amener
à se laisser diminuer.
Elle
entra dans la salle en ouvrant la porte sur un désir homicide.
Elle
avait pris une décision capitale.
Elle
irait quand même.
Maman
devait se pousser.
Elle
n’avait pas compris qu’elle avait besoin de place.
Maman
avait depuis quelques jours, installé à ses côtés, un garçon qu’elle devait
rejoindre dans une heure et demie.
Ce
garçon-là, c’était lui qui avait touché son corps.
Il
était le seul avec Maman.
Alors
elle irait le retrouver.
Maman
retrouverait sa place plus tard, elle pouvait tout lui promettre mais il lui
fallait céder d’abord.
Laisser
à sa fille un peu d’espace pour qu’elle puisse y mettre quelqu’un d’autre que
Maman.
Une
chose s’était produite.
La
venue en elle d’un garçon qui avait posé son regard sur elle et qu’elle avait
observé, malgré elle, germer lentement.
Un
si beau et si grand garçon qui avait accepté d’attraper à pleine main sa
matière en développement et sa tête en morceaux.
Alors,
à n’importe quel prix, elle sortirait, elle partirait.
Elle
irait le retrouver.
Un
garçon qui l’attendait il y a quelques minutes encore, avant que Maman vienne
effacer encore une fois toute la vie dehors.
Elle
était donc allée dîner, suivie de très près par la discrète présence offensive
de ses projets de sédition.
Au
passage, elle avait repris ses esprits en les rafraîchissant dans l’eau glacée
qu’elle avait fait couler abondamment dans les paumes de ses mains, jointes
quelques secondes, pour que ça marche.
Qu’elle
marche dans la nuit et que sa fuite la jette dans les bras de l’objet si
désirable de son délit.
Tendue
jusqu’au craquement mais aussi sereine, elle obéit tout à fait pendant la durée
interminable de ce dernier repas d’enfance.
Ce
soir, elle devait se faire oublier complètement.
Faire
oublier à tous, réunis autour de la table, jusqu’à son nom, jusqu’à son corps
entier qui restait derrière elle, debout sur la pointe extrême de ses deux
pieds, prêt à sortir.
Assise
au fond de ses yeux obstinément baissés pour n’attirer sur elle aucune
attention, elle sentait le temps passer à l’envers.
Son
attention crispée la maintenait hors du circuit fermé des échanges.
Il
ne fallait pas que quelqu’un ce soir lui adresse la parole, elle ne pourrait
rien répondre.
Elle
refusait de répondre d’elle ce soir.
Elle
ne pouvait pas tout faire à la fois.
Toutes
les paroles qui se croisaient, au-dessus des gestes soutenant la noce
alimentaire, semblaient tourner sur elles-mêmes au-dessus de sa tête en
ralentissant avant d’être enfin captées par leurs destinataires.
À
chaque réponse, le soulagement de n’avoir pas été prise à parti lui faisait
exhaler un tel soupir que l’espace entre son assiette et sa bouche s’emplissait
de condensations.
En
équilibre sur le fil des phrases et des minutes qui s’écoulaient, les unes sur
les autres avec une telle pesanteur, malgré toute sa concentration, elle se
sentait glisser tout entière dans un trouble croissant.
Mais
c’était sûr, à chaque seconde, à chaque syllabe, elle s’échappait aussi tout
entière un peu plus.
Le
moment du fromage.
Elle
remerciait silencieusement tous les esprits qui soutenaient son avenir d’avoir
permis qu’elle s’absente presque complètement sans que personne ne le remarque.
Elle
hochait la tête de temps en temps pour montrer à tous qu’elle était encore là.
Ça devait suffire.
Mais
non.
Maman
la rappela à une saine participation en lui réclamant quelque chose.
Elle
hocha la tête.
Et
partit dans la cuisine.
Arrivée
devant le réfrigérateur, elle dut pourtant s’incliner.
Elle
demanda à Maman à travers le mur qui les séparait, de lui rappeler ce qu’elle
devait lui ramener.
Maman
émit son rire cristallin dont chacun des minuscules éclats pénétra dans la tête
en l’air de sa fille.
Elle
revint à table presque embrasée de confusion en se rasseyant à sa place.
Maman
trouva qu’elle était un peu plus rouge que de coutume.
Elle
se replongea dans son assiette pour y ajuster les tempos contraires de son
impatience enragée et de la crédibilité de sa décontraction.
C’était
pour elle un effort épuisant.
Elle
devait conjuguer sa propre surveillance à l’observation assidue du moindre
signe d’une attention anormalement spéculatrice de Maman.
Elle
était très serrée.
Dans
les bouchées qu’il ne fallait pas faire traîner.
Dans
les bouchées qu’il fallait mâcher.
Elle
ne se souvient plus du tout de ce que Maman avait préparé ce soir-là.
Il
n’y avait rien à manger ce soir-là, juste quelque chose à avaler.
De
toute façon, c’est décidé maintenant, elle ne s’assoira plus jamais à la même
table que les gens de sa famille.
Elle
mangera rarement.
Seule,
loin au fond de la cuisine.
Elle
mangera debout, à toute vitesse.
Uniquement
parce qu’il le faut.
Pour
que, plus jamais, personne ne puisse la regarder ni ne vienne lui adresser la
parole.
Elle
s’offre les services quasi bénévoles de « She Wants Revenge » other,
San Fernando Valley, United States.
À travers le timbre saturnal de Justin Warfild, juste à
côté de son désespoir encore tout neuf, elle croit reconnaître, l’espace de
quelques secondes, une perception plus ferme dont elle ne peut identifier le
but.
Ni
l’origine.
Une
sorte de fugace solidité, qu’elle a déjà ressentie au moment précis où elle a
haché de toutes ses forces ce qui lui restait de vie.
Sur
laquelle elle s’est assise comme sur une marche, en se jurant qu’elle ne
partagerait plus jamais rien avec personne.
Ce
socle inconnu, c’est maintenant la seule matière solide de sa vie.
C’est
venu d’une façon somme toute évidente.
C’est
devenu une sorte de nécessité qui, dorénavant, lui fermera tout accès à
l’extérieur d’elle-même.
Depuis
qu’elle est si brutalement tombée malade d’amour.
Depuis
le soir où elle a basculé dans la substance poisseuse de l’imposture.
Et
qu’elle l’a lavée avec sa honte immense en brandissant vers le ciel ses deux
poings couverts de sang.
Juste
après, elle était rentrée chez elle.
C’était
trop flou, trop incertain, elle n’y avait plus trouvé sa place,
alors lentement, elle était rentrée en elle.
Et
depuis elle n’a plus réussi à partager de parole, à partager de temps, à
partager de repas.
Elle
n’a plus réussi à savoir comment partager quoi que ce soit avec quiconque.
Bien
sûr ça ne se voit pas tout à fait.
Maman
continue de croire qu’elle a simplement perdu l’appétit.
Maman
veut bien lui laisser le temps de se reprendre en gardant sous sa tutelle cette
fugue imbécile et le désastre qui lui a fait suite.
Maman
prépare à sa fille le plateau d’une convalescente.
C’est
en la nourrissant que Maman veut la guérir.
Mais
elle ne veut pas que Maman la soigne, elle veut rester malade de toute cette
vérité.
Elle
veut rester toute sa vie accrochée aux fils électrifiés de sa déconvenue.
Maman
s’assoit près du plateau et l’exhorte à s’alimenter.
Si
elle refuse trop longtemps de manger, c’est Maman qui tombera malade.
Pour
la convaincre, elle émet une plainte lisse qui pénètre jusque dans les plus
lointaines des cellules qui constituent sa fille.
Maman
sait comment moduler la persuasion.
Mais
elle connaît parfaitement les effets tenseurs de ces ressorts, elle les attend
et les contourne.
Pour
accélérer le retour à la norme, Maman pourrait manger à sa place et qu’ainsi le
retour à la logique et à la guérison soit respecté plus rapidement.
On
a assez perdu de temps.
Elle
repartirait avec le plateau.
L’estomac
de Maman serait à moitié plein et le contenu de tout le reste autour à
moitié vide.
C’est
ainsi avec Maman, une affaire de rythmes binaires.
Une
affaire inondée d’une clarté presque totale.
Des
scansions sans zones d’ombre, de corps à calmer, à nettoyer, à remplir et à
vider.
Maman
lui enjoint de manger et sous l’effet contraignant de ses propos, elle se
contracte jusqu’à ne plus être présente que dans les parois hyperactives de son
tube digestif.
Autour,
Maman ne voit pas bien, c’est fluide et sans grande consistance, dilué dans le
flot sans fin de son éminente inquiétude.
Mais
il n’y a pas le choix.
Elle
ne peut plus n’être qu’une des sécrétions de Maman.
Depuis
qu’elle est rentrée chez elle en pleine nuit, les deux poignets grands ouverts
sur la réalité, il faut qu’elle reprenne consistance pendant que sa peau
cicatrise.
Elle
doit se coaguler seule.
Elle
n’a pas besoin d’être nourrie.
Elle
ne veut rien d’autre qu’attendre que le temps lui passe sur le corps.
Donc,
elle ne mange plus.
Elle
ne dort presque plus non plus.
Le
buste redressé, une moitié d’elle reste assise dans l’obscurité, les paupières
fermées sur la lenteur des minutes qui s’écoulent beaucoup moins vite pendant
la nuit.
Elle
tape doucement contre le mur son crâne au fond duquel résonnent, jusque très
tard, les galops saccadés des escadrons électrifiés qui la protègent.
Puis
durant quelques heures, le cachet d’hypnotique la fait enfin basculer sans
conscience, comme du plomb fondu dans les bras de Maman qui attend, diligente,
que sa fille sombre dans le coma pour revenir l’envelopper de plus belle dans
les draps de sa présence ardente.
Elle
ne rêve plus non plus.
Lorsque
le dessert fut servi, le temps sembla, dans un crissement brutal, se bloquer
tout à fait.
Elle
s’en sortit presque indemne, un peu commotionnée sous le choc de l’indépendance
à venir.
Frôlée
de si près par le surgissement de sa disponibilité alors que la table n’était
pas encore débarrassée.
Elle
jeta un coup d’œil rapide à la couleur du ciel.
C’était
fait.
La
nuit arrivait pour elle.
La
nuit allait l’aider dans sa périlleuse entreprise.
Elle
effacerait ses pas derrière elle, effacerait les traces de sa crainte jusqu’à
leur complète dilution.
La
nuit l’accompagnerait vers le moment le plus resplendissant de sa vie.
Elle
participa, la tête un peu trop haute, aux activités communes de remise en
ordre, réfrénant les excès de zèle qui faisaient par instant trembler
légèrement ses mains ou la poussaient en lui donnant de violentes claques dans
le dos.
Elle
soufflait, elle hochait la tête.
Elle
se bridait afin de remettre sur la bonne voie, le plus discrètement possible,
les gestes dépareillés que sa contraction jetait en tous sens.
Le
moment n'était pas encore venu, il fallait attendre.
Elle
évita le regard de Maman pendant le reste de la soirée, échangea quelques
propos insignifiants avec les autres membres de la famille.
Assise
les jambes bien serrées l’une contre l’autre dans un des fauteuils profonds du
salon, elle trépignait.
Et
puis, sans que rien ne se soit écroulé, sans qu’aucun des piliers qui soutenaient
la maison ne se soit lézardé, il fut l’heure.
Lorsqu’elle
ouvrit la porte de sa chambre, elle se sentit soudainement enveloppée d’une
brume très fraîche.
Elle
n’alluma pas la lumière.
Du
noir presque total émergèrent petit à petit les contours des objets attentifs
et silencieux qui l’attendaient.
Mais
il lui restait sur le dos un point d’incertitude majeur.
Maman
passait lui dire bonne nuit.
A
n’importe quelle heure.
Elle
s’assit sur le lit pour réfléchir à une parade efficace contre ce dernier détail
paralysant.
Elle
s’était assise sur le lit.
Elle
avait réfléchi.
Pouvoir
repenser ainsi à l’enchaînement, lors de cette soirée, d’actes si précis
étonnait la nébuleuse un peu informe qu’elle était devenue.
Tant
de stratégie.
Tant
de contrôle de soi.
Tant
de courage aussi.
Et
tant de ruse.
Là,
maintenant, elle n’a plus de lieu pour envisager le stockage de toutes ces
qualités qui, elle en est sûre, ne lui serviront plus jamais.
De
toute façon.
La
détermination, la volonté inébranlable, la force.
La
fulgurante force qui l’avait portée.
À
n’importe quel prix.
Elle
se gratte les deux genoux en y frottant le picotement de sa peau qui travaille
sous les bandes.
Elle
est tombée.
Tombée
de haut.
D’en
haut jusqu’au sol si dur du vide imparable de toute son existence, vouée
maintenant et pour toujours, corps et âme, aux études et au rock and roll.
Et,
de son existence, elle n’en aura peut-être pas assez pour dire merci à tous les
musiciens anglo-saxons du monde.
Leur
savoir gré, à eux seuls.
Le
reste est de la foutaise.
Du
pipi, rien.
Tout
le reste.
Pour
la peine qu’ils se donnent tous, pour sa peine si lourde portée par la peine
qu’ils se donnent, elle décide de se mettre debout et de consacrer le temps
nécessaire à la recherche du morceau le plus pointu de toute sa collection.
C’est
une tâche ardue.
Il
lui faut trouver une icône.
Un
condensé rageur.
Tout
à coup elle ferme les yeux, prise au milieu de la chambre, d’un vertige
effrayant.
Une
partie dense et comprimée d’elle-même l’assomme, lancée par les cordes vocales
de Maman.
Musicienne
hors pair, oreille radicale, égaillant de ses fredonnements le rythme parfois
un peu terne de ses besognes quotidiennes.
La
mélodieuse complainte de la vie digne et stable, la vie majestueuse de Maman,
qui, malgré la stricte fermeture apparente des portes ne manque jamais de
l’atteindre.
L’air
s’emplit de la voix qui chantonne, tenant à deux mains l’aspirateur impitoyable
de leurs deux vies.
Elle
peut se laisser engloutir par cette musique sirénienne.
Elle
tourne un peu la tête et regarde flotter les débris et les épaves de ses
précédents naufrages.
Une
surface noire, zébrée d’un peu d’écume, fermée de toute part par les falaises
abruptes de sa débâcle.
Elle
a cru voir, au loin, une sorte d’embouchure, comme une lumière témoignant peut-être
d’un passage possible, loin, si loin.
Frottant
ses yeux elle cherche à interrompre quelques minutes son périple vers l’informe
et tente de réduire les acouphènes des chants empoisonnés.
Il
faut trouver l’antidote.
Le
grigri qui la prémunira contre les obscurs abysses.
Sortir,
sortir, la tête au vent.
Sortir
la tête hors de toute cette eau.
Laisser
s’assécher toute cette eau au fond de laquelle la maintient, sans même y
penser, la poigne de fée de Maman.
Sans
que personne n’y pense.
Sans
que personne n’entende, il avait fallu ce soir-là penser très fort à une
stratégie sans faiblesse.
Jamais,
jamais depuis qu’elle était née, elle n’avait dû se tenir elle-même avec tant
de fermeté.
Tout
son corps la secouait d’impatience, sursautait, s’expatriait en courant
ailleurs alors qu’il lui fallait absolument attendre.
Elle
prit une décision.
Elle
allait anticiper la dernière rencontre du jour et trouva un prétexte pour
ressortir à nouveau de sa chambre et, comme par hasard, croiser la route des
longues caravanes besogneuses de Maman.
Puis,
avec légèreté, lui dire, là, en l’embrassant sur sa joue tiède et ronde, bonne
nuit.
Elle
sombra un peu plus profondément dans la félonie et avec une jubilation presque
gazeuse, créa à mains nues un nouveau subterfuge.
Elle
se déshabilla, enfila son pyjama.
Elle
sortit, marchant d’un pas beaucoup trop léger et partit à la recherche de
Maman.
Elles
s’embrassèrent.
Elle
regagna sa chambre, troublée par l’aisance avec laquelle, depuis quelques
heures, s’imposait ce jeu de la trahison.
Elle
eut une pensée pour ses victimes, ajusta sa conscience morale à leur
inconséquente confiance et élabora deux préceptes nouveaux à partir de cette
toute nouvelle expérience.
Le
premier bousculait bien sûr ses naïves doctrines : mentir était simple.
C’est
après le mensonge que tout devenait compliqué.
C’était
le second précepte qui ne prendrait effet que beaucoup plus tard.
Là,
en remettant en silence sa capuche tout en écoutant les bruits de la maisonnée
par tous les pores de sa peau, elle ne le savait pas encore.
Elle
sursaute.
Elle
a cru entendre quelqu’un entrer.
Même
si c’est assez improbable, elle se méfie beaucoup de leur disponibilité pour
elle ces dernières heures.
Ils
se sont tous mis, les uns derrière les autres et derrière la bannière de Maman
sur les rangs des services innombrables qu’ils souhaitent maintenant lui
rendre.
Et
revenir plus tôt pour s’occuper de sa détresse en réparation peut faire partie
de leur projet.
Elle
écoute avide, sortant un peu la tête de l’aquarium dans lequel elle tourne en
les laissant tous penser sans elle au lendemain.
Non,
c’est une erreur.
Il
n’y a personne, c’est à dire, il n’y a qu’elle.
Le
silence qui l’enveloppe soudainement et emplit la pièce se resserre et la
ceinture si fort qu’elle doit envisager d’en sortir au plus vite.
Elle
sort de sa collection un classique.
Un
des quelques rares, un des privilégiés, qui provoquent en elle les mêmes
montées d’adrénaline quelles que soient les conditions extérieures.
Le
premier album de « Grizzly Bears ».
C’est
exactement ce qu’il lui faut pour partir en reconnaissance.
Elle
enfonce les deux écouteurs au plus profond de ses conduits auditifs et envisage
un nouveau détour par la salle de bain.
En
traversant le couloir elle passe la main sur le mur lisse.
Elle
a besoin de se voir.
Elle
ouvre la porte et leurs trompettes levées vers le plafond lui font une haie
d’honneur jusqu’à la glace qui lui semble immense.
La
voix suintante et douce d’Edward Droste s’étale sur chacune des brosses à dents
et le carrelage blanc se fendille sous l’effet de leurs bombardements.
Elle
détache la boucle de sa ceinture en contractant les morceaux épars des doigts
qui lui restent.
Le
bouton de son jean s’ouvre sans qu’elle ait besoin d’y toucher.
Elle
enlève d’un seul geste son tee-shirt.
Au
passage, sa manche gauche lui arrache le souvenir des plaies qui se referment
sous les bandes, son soutien-gorge tombe sur le sol.
Sous
les flots presque bleus de la lumière allogène, elle avance.
Elle
est assise sur le dos d’un éléphant royal, toute petite en haut sous le dais de
brocard et d’émeraude brodé par « Campfire », ses poignets enveloppés
poussent le miroir et elle s’installe quelques minutes face à eux, tip ti li
tip, tientonredresseleszep, tip ti li tip, la trompe de l’éléphant ramasse au
sol les orchidées et les jettent en direction du ciel, tientoiredressplus, tip
ti lip, qui retombent sur ses épaules voûtées, ses seins, face à leur destin, balancent
au rythme des brassées de fleurs et des cris de la foule qui les acclament, elle
les prend dans ses deux mains bandées, les soulève et quelques pétales en
tombent, tip ti lap tip redresstondos just don’t ask, en effleurant sa peau
trop blanche, ses yeux quittent cette poitrine fleurie vautrée sur le tapis
rouge de son succès et se lèvent.
Face
au grand miroir presque étincelant, à cette vitrine du zèle ménager qui empêche
même la buée de se condenser, elle ferme les paupières.
Lorsqu’elle
les rouvre, il n’y a personne.
Elle
retient brusquement son regard avant qu’il ne tombe dans le vide.
L’éléphant
la dépose au sol maintenant jonché de capsules de bière et de mouchoirs en
papier et elle doit s’écarter pour ne pas se faire écraser par son indifférence
solennelle.
Elle
tourne la tête.
Rien
ne peut être mis plus fort.
Ni
la musique, ni le sommeil, ni l’éclairage mauve des lampes au- dessus de son
absence.
Elle
sent un courant d’air frais remonter entre ses seins et entend la porte
claquer.
Elle
sursaute, ramasse son soutien-gorge et le serre contre elle.
Elle
reste adossée au mur de cette découverte implacable que Maman va faire dans
quelques secondes.
Rien,
aucun appel, aucun des signes habituels qui provoquent immédiatement de part et
d’autre de ses reins la tension de la rectification.
Personne.
Encore.
Elle
bat aux vents de ses allées et venues, sans cesse alarmée, alertée.
Debout
et hirsute sous le qui-vive incessant dont les bruits secs la font sursauter de
plus en plus fort.
De
plus en plus souvent.
Elle
s’est pris les deux mains dans une porte qui est restée grande ouverte.
Une
porte ouverte tout le temps, nuit et jour, qui ne donne sur rien, ne sépare
rien.
Ne
protége rien non plus.
Elle
arrache les écouteurs et ouvre le robinet.
Sa
peau la démange.
Elle
joint ses mains en creux sous le filet d’eau qui imprègne les bandages.
Elle
baisse le visage et le laisse presque tomber dans cette petite mare molle et
tiède qui sent le dakin et l’amidon.
Les
couches de gaze et les pansements qui protègent les plaies se déroulent
bientôt, se déliant et libérant progressivement les poignets et leurs petits
chantiers de fouilles.
Avec
le bout des lèvres elle achève de tirer les bandes humides et ses mains un peu
gonflées et trop roses apparaissent.
Ses
mains la regardent puis referment le robinet.
C’est
fini.
Elle
n’a pas trouvé ce qu’elle cherche.
Reprendre
l’errance qui la pousse ainsi de pièce en pièce à la recherche de quelques
indices d’elle-même éparpillés dans l’espace domestique.
Elle
est condamnée pour toujours à n’être qu’à l’intérieur.
À
n’avancer dans l’insécurité que bordée par les corridors et les murs de cet
endroit usé par ses va-et-vient.
Maman
a la clef.
La
maison et elle reprennent leur silencieuse marche vers nulle part.
Presque
épuisée, elle regagne sa chambre.
Elle
sort de leur tiroir les bandages neufs, les pansements, tout le matériel de sa
reconstruction et entreprend de nettoyer une fois de plus la place.
En
la cachant.
Elle
se consacre à l’observation de ses entailles bleues, pourpres, douces et
gonflées comme le bord des tulipes.
Un
long moment de silence, étonnée de les voir se métamorphoser d’heure en heure
sans aucune intervention extérieure.
Parfaitement
libres.
Autonomes.
Elle
entreprend le nettoyage.
Elle
entreprend l’enveloppement.
Elle
entreprend de s’occuper avec méthode de cette partie d’elle- même.
Uniquement.
Pour
le reste, il lui suffit de l’oublier, ça n’a pas d’importance.
Ça
n’a pas d’existence.
Lorsque
son équilibre instable se leste à nouveau du poids de ses deux mains, elle
regarde une à une les pochettes de sa collection de vinyles.
Non,
rien ne la tente.
Tournant
une nouvelle fois le dos à ce qu’elle connait du monde, elle active son
ordinateur si patient et s’enfouit dans l’espace.
Un
nouvel amour acoustique, un nouveau départ, une vibration immédiate.
Qui
sait ?
Il
allait pour elle réparer toutes les lassitudes.
Remettre
ses oreilles et son cœur à neuf.
Il
y avait eu un très grand moment.
Lorsqu’elle
avait choisi de passer par la fenêtre.
Il
n’y avait aucune autre solution.
Malgré
l’absence de risque objectif, elle avait frémi d’appréhension.
Que
c’était fort et ténébreux.
Comme
elle vivait intensément.
Sortir
par la porte aurait été une promenade.
Sortir
par la fenêtre était une fuite authentique.
L’absence
complète de vent qui accueillit ses pieds lorsqu’elle les posa sur le parterre
durci par l’hiver lui promit un retour sans encombre.
La
fenêtre pourrait rester entrouverte.
Elle
remercia une fois de plus tous les éléments, les montagnes, les plaines, les
forêts, les fleurs, les nuages, les sources.
Elle
prit tout ce qui s’était mobilisé pour elle à bras le corps et l’embrassa sur
la bouche de leur solidarité discrète.
Car
il aurait pu pleuvoir.
Car
il aurait pu neiger.
Car
il aurait pu faire jour jusqu’au lendemain.
Non,
la nuit était plate et sans à-coup et elle s’y enfonça tête la première,
allégée de son propre poids dès que la grille basse du jardin fut franchie,
presque trop aisément, en levant le genou à hauteur de la poitrine.
Elle
sentit l’excitation lui électrocuter les mâchoires et se mordit plutôt fort
pour ne pas éclater de rire.
C’était
bien.
C’était
vraiment bien.
Tout
était nouveau.
Tout
était étrange.
Ce
voyage-là n’avait aucun point commun avec ceux qu’elle effectuait chaque jour
et dont elle ne connaissait que les causes.
Elle
allait et venait jusqu’alors dans sa ville poussée par une succession de
raisons.
Le
jour. Le lycée. Les cours de soutien en mathématiques. Les cours de soutien en
anglais. Le samedi après-midi, relâche. Et puis le samedi soir et le dimanche
et le retour du jour, du lycée.
La
nuit de cette grande épopée avait fait imploser au creux de sa retenue légendaire
tous les angles et les lignes.
Elle
s’avançait à pas vif sur le territoire méconnu des choses.
Jusqu’alors,
à part dans le vase très clos de sa chambre, elle n’avait jamais eu affaire
directement aux choses.
Maman
et la vie qu’elle avait construite autour d’elle les éloignaient.
L’éloignait
le plus loin possible de l’idée même d’une liaison envisageable avec les
matières de l’extérieur.
Ce
soir, cette nuit-là, lorsqu’elle avait décidé de rejoindre son amour, la
stupéfiante promiscuité des choses lui avait presque fait oublier son but.
Cette
succession de couches, d’enveloppes, s’ouvrant sans fin.
C’était
ça, dehors.
L’extérieur
la pénétrait sans discontinuer, comme une longue secousse.
Tout
s’ouvrait sur elle et en elle.
Tout
se dévoilait à elle.
En
marchant dans l’obscurité et les nappes froides des lumières électriques,
toutes ces rues pourtant si connues se mettaient à neuf par générosité.
Pour
elle seule et pour ses yeux grands ouverts, sa ville ne lésinait pas, elle
faisait peau neuve.
C’était
bien.
C’était
vraiment bien.
Elle
le répéta ensuite, à chaque fois que, sous son regard délié, s’offrait la fière
allure d’un porche ou d’une vitrine ou d’une entrée d’immeuble ou d’un panneau
de publicité.
Elle
découvrait ces existences qui se découvraient à elle.
Elle
découvrit le bruit aussi.
Plus
fluide, étiré dans les lumières des phares, il la surprit tant qu’elle dut
s’arrêter quelques secondes pour se consacrer minutieusement à son
appropriation.
Puis
elle repartit en chantonnant pour elle et pour toutes les filles qui, ce soir,
avaient quitté leur domicile sans autorisation.
Pour
accompagner sa marche forcée vers l’air, elle jugea bon de se faire assister
par la fraîcheur soigneuse de « Coffee song » et de leur si délicieux
« Put a name on it », dont elle connaissait l’impossible refrain par
cœur.
Bousculant
entre ses dents la succession des phonèmes
itslikeafreeseframeifIcanputanameonit, jusqu’à devoir lancer à terre l’excès de
salive francophone qui la gênait pour maintenir le rythme.
Tout
allait si bien.
Tout
était pur et doux.
Pendant
une minute, pendant quelques minutes, elle oublia les raisons de sa présence
ici.
La
ville allongée sous elle lui signifiait par une suite ininterrompue de signes
sa totale disponibilité.
Tout
vibrait.
Tout
s’exposait.
Les
immeubles s’inclinaient sur son passage, leurs yeux clos.
Elle
avait chaud.
Ce
soir, la nuit était chaude.
A
l’angle de la rue St. Michel, son amour l’attendrait bientôt.
Il
lui reprit ses esprits, un peu dissipés sous les effets imprévus de toute son
aventure.
Elle
traversa et lança l’une après l’autre ses jambes le long du boulevard dont
l’extrémité la jetterait dans les bras de la foule qui devait piétiner depuis
plusieurs heures devant l’entrée de la salle de concert.
Il
aurait fallu qu’alors elle s’assoie.
Qu’elle
stoppe net les battements de son cœur entre les deux parties duquel elle était
en train d’avancer et tourne le dos à la pagaille.
Il
aurait fallu qu’elle fasse une pause.
Qu’elle
pivote pour reprendre sa route à l’envers et retourne observer le sommeil plein
d’innocence où s’était plongée Maman depuis son départ.
Maman
qui reposait dans toute son ingénuité.
Maman
endormie dans son ignorance de cette vie nocturne si excitante.
Pour
laquelle elle paierait maintenant de sa vie à venir, sans un doute.
Mais
c’était trop tard.
Elle
aurait dû douter plus tôt.
Prendre
la peine d’écouter plus attentivement ses organes.
Leurs
rythmes discordants lui auraient fait comprendre qu’il fallait mieux s’arrêter
là, à mi-chemin.
Elle
aurait dû savoir qu’il ne lui était pas nécessaire d’aller plus loin.
Il
lui suffisait de rester là, de poser une petite pierre blanche juste à
l’intersection de sa fuite initiatique et de son attache ancienne.
Parce
qu’avant d’atteindre cette croisée des chemins, elle n’avait pas eu de temps
pour ses pensées, pour celles qu’elle destinait à ce garçon qu’elle aimait tant
et pour qui elle pensait avoir gazéifié ainsi les lourdes contingences
existentielles.
Elle
était restée trop longtemps allongée à cette intersection, à quelques mètres du
sol, écartant les bras afin que la pesanteur humide la maintienne suspendue et
volatile aux côtés des choses.
Si
elle avait consacré à la croisée de ces chemins plus d’attention, elle ne
serait pas allée plus loin.
Elle
se serait seulement assise plus profondément à cette place, dans l’interstice.
Pour
sentir comment l’air sortait par bouffées compactes d’elle et de sa décision.
Elle
allait, dans quelques heures, devenir une personne.
Mais
dans ces courants violents qui la traversaient de part et part, elle aurait dû
sentir que quelque chose manquait.
Elle
aurait dû sentir l’absence de ce qu’elle croyait un peu plus tôt être le ressort
de sa vie même.
Pas
la moindre expiration, pas le moindre souffle alors lui confiant cette suite de
mots :
C’est
moi, je t’attends ce soir.
Rien
de lui, à ce moment-là, ne résonnait au creux de sa cage thoracique fraîchement
entrouverte.
Mais
elle n’écouta pas.
Elle
s’obstina à croire, en fermant toutes les issues qui pouvaient la conduire à
l’intérieur d’elle-même que la salle de concert était bel et bien le lieu de
son désir intense.
Et
que c’était ce désir, tendu et sans nuance qui bandait sa colonne vertébrale
comme un arc.
Elle
sentait ce désir si fort, si actif, enveloppant son corps avec une telle
vigueur, qu’elle ne pouvait pas le conserver ainsi à l’intérieur d’elle.
Elle
devait l’offrir, le vouer à l’adoration sans borne d’une idole.
Ce
fut certainement sa méprise.
Ce
fut le brouhaha de son amour pour lui qui effectua le choix de la direction à
prendre.
Elle
interrompit sa danse fusionnelle, elle se mit debout sur la nuit plate et
repartit.
Elle
ne se relèvera pas de son erreur.
Ce
qu’il faudrait maintenant, c’est décider de lui couper les deux jambes.
Afin
que plus jamais elles ne la sollicitent pour l’emmener n’importe où.
Ses
jambes.
Une
telle blancheur, une telle maigreur.
Qu’elles
soient à l’origine de tous les troubles qui suivirent n’est pas surprenant.
Maman
devait savoir qu’elles portaient, de la hanche aux chevilles, en elles, les
germes de toutes les frondes, de toutes les félonies présentes et à venir.
Passant
devant les miroirs, les vitrines, elle leur lançait un œil sans aménité,
condamnant avec Maman, dans un chœur sans équivoque, leur mesquinerie légèrement
arquées.
Elle
les dévisageait parfois jusqu’à les perdre.
Les
confiant alors à Maman, définitivement, afin qu’elle les redresse.
Maman
suivait consciencieusement ses jambes partout et Maman soupirait.
Tes
jambes, tes jambes.
Une
seule fois, elle avait demandé à Maman :
Quoi,
mes jambes ?
Mais
cette sédition se musela immédiatement sous le bâillon outre-mer des yeux levés
au ciel de Maman.
Elle
avait donc définitivement souscrit à la gravité sans espoir de la situation.
Elle
s’était ralliée à la cause et avait entonné le refrain de leur hymne
fédérateur.
Mes
jambes, mes jambes.
Elle
marchait donc sur elles depuis très longtemps dans l’attente d’une catastrophe
qui ne manquerait pas de se produire.
Et
c’est peut-être ça qui n’avait pas marché ce soir-là, ses jambes.
Qu’elle
aurait bien mieux fait d’abandonner ou de glisser sous les draps à côté du
sommeil bienfaiteur de Maman.
Ses
jambes ne lui serviraient plus désormais.
Il
lui fallait simplement rester.
Coincée
pour toujours entre les paumes jointes de Maman qui priait obstinément pour son
salut.
Serrée
entre ses deux mains, maintenue verticale par la force de tout ce que Maman
devait racheter constamment.
Elle
ferma à moitié les paupières.
Elle
n’aurait plus à bouger.
Ne
gardant qu’un peu d’espace autour d’elle, juste ce qui lui était nécessaire
pour mouvoir ses deux poignets.
Ta
tentative ridicule.
Elle
passe à nouveau lentement les coussinets de ses deux majeurs sur les bandes
sèches qui enveloppent sa tentative ridicule.
Sortant
en salve de la bouche de Maman, la série de « T » de la « tentative »
avait martelé ses trois temps sur le petit tambour creux de son vague à l’âme
et opéré avec précision trois incisions supplémentaires dans son cœur mou.
Elle
avait battu de l’aile encore quelques minutes puis s’était inclinée en glissant
sur les compresses huileuses des voyelles prisonnières du
« ridicule » dont Maman badigeonna ses blessures encore chaudes.
Puis
elle s’était enfoncée tout à fait dans les plis des pansements lorsque suivit
« ton entêtement ».
Elle
ne résistera plus.
C’est
décidé.
Elle
fourrage sans délicatesse dans ses trésors et s’offre en un dernier signe de
représailles le chant de guerre le plus dévastateur qu’elle peut trouver.
« Archie
Bronson Outfit » aligne ses lance-missiles gorgés de tous leurs
projectiles et les met à sa disposition.
Elle
commence en leur compagnie à frapper d’un pas ferme le sol pour piétiner les
détonants « T » de Maman.
Sa
chambre s’emplit d’armes.
Dans
l’odeur de soufre de sa haine muette, elle balance par-dessus les bords de son
existence les « ton attitude atroce », les « attenter à tes
jours », les « as-tu terminé ? ».
Elle
n’a pas terminé, elle n’aura jamais terminé de régler un à un les comptes
écrasants de ses comptes à rendre.
Elle
frappe et frappe le sol.
Et
chacun des coups qu’elle y porte, accompagné par les sons d’aluminium et de
chlore de ses chouchous, la démonte sérieusement.
Voilà,
voilà ce qu’elle est.
Entêtée
traitreusement. Totalement tétanisée. Tourmentée par la torture. Trucidée par
tactique.
Elle
lève les bras, tendant ses mains aussi loin que possible vers le plafond bas de
sa révolte.
Le
périmètre clos de la chambre se transforme en arène fumante sous la violence de
leur chant funèbre.
Elle
se place en son centre.
Déesse
muselée qui leur enjoignit en secret de se regrouper autour d’elle afin de
l’escorter vers la rédemption.
La
voix de Sam the Cardinal tombe comme un éboulement le long de sa pente
dépressive et produit, en se heurtant au sol, l’effet explosible attendu.
Elle
entre en belligérance.
Allant
chercher sous les gravats de sa disparition le filet d’air suffisant.
Le
chemin qu’elle peut se frayer dans cet amoncellement de débris, le chemin
qu’elle creusera et qui la ramènera à terre.
Et
sur cette terre, elle frappe du pied.
Sa
tête oscille sous les secousses répétées que répercutent les chocs de plus en
plus violents de ses talons sur le plancher.
Tout
son corps capture au passage les essences vibrantes de sa musique systolique.
Sous
lesquelles elle courba la tête en arrivant devant la salle où la foule sombre était
trop dense, la confusion des formes trop inintelligible pour qu’elle puisse
encore y pressentir la moindre trace d’un danger pour elle-même.
Elle
avait consacré les derniers mètres avant la multitude à placer en haut de sa
tête quelques pensées lumineuses pour encadrer leur rencontre.
Des
saccades d’étonnement.
Des
tressaillements de sensations célestes.
Elle
commença par se frayer une voie d’accès à son amour en perforant les gens, les
uns après les autres.
Elle
réussit à rejoindre la barrière à qui fut confiée le rôle si important de
l’entremise.
Où
elle s’appuya pour faire face à son destin.
Malgré
l’épaisseur de chair humaine et de ferveur, elle en était certaine.
Rien
ne la ferait manquer son amour.
Il
lui apparaîtrait dans l’éclat très vif dont son regard impatient de l’entourait.
Chacune
des images, chacune des pensées où il allait et venait s’éclairait des
photophores de sa pupille, elle avait placé ses yeux aux angles du désir qui
alimentait la flamme.
Le
corps de ce garçon avait imprimé ses contours sur sa rétine brûlante et elle
l’attendait.
Se
hissant sur la pointe des pieds de temps à autre.
Ravie
sur ses orteils par la qualité inconnue de ce moment où elle aurait pu encore
une fois s’oublier, c’est à dire oublier les raisons de sa présence ici.
Tout
entière aux prises avec la matière précieuse de son attente.
Tout
entière consacrée à la consommation de ce temps parfait dont elle égrenait
chaque minute avec toute la minutie dont elle était capable.
C’était
bien, cette attente, c’était vraiment bien.
Elle
scrutait dans chacun des visages qui passait à sa portée la promiscuité, la
proximité, l’étrange spécificité qui devraient extraire de l’informe le visage
chéri.
Elle
croisa quelques connaissances, échangea à travers la fumée âcre augurant des
grandes vibrations, un mot ou deux sur le groupe.
L’excitation
qui traversait l’air de part en part montait en elle par bouffées, chauffait en
les frottant les uns contre les autres les voix stridentes des petites femmes encore
vertes et les rires boursouflés d’acné des garçons.
Par
bouffées se répandaient sur eux les premières notes qui trépignaient et
déchiraient l’espace, donnaient à chacun un avant-goût de l’appel au crime.
Elle
s’immobilisa en battant de l’extrémité de ses pataugas la mesure de l’extase
qui allait venir.
Il
allait venir.
Ils
allaient partager le banquet divin, la substantifique moelle du rock de
Manchester.
Les
portes au fond du sas d’accès délimité par les palissades s’ouvrirent et tout à
coup le courant se fit plus tendu, les rires plus aigus et le rare silence qui
restait se stria sur toute sa longueur.
La
cérémonie se déroulait, s’extrayant des entrejambes en glissant sous les jupes
des filles, se faufilant à travers les fermetures éclair des jeans.
Chacun
devenait l’objet de son propre culte.
C’était
aspirant.
C’était
une aspiration massive de l’intérieur vers l’extérieur.
Vers
la scène où les petits frères aiguisaient les cordes de leurs voix et de leurs
guitares avant le sacrifice.
Chaque
note d’essai appelait, emportait, tirait et mêlait les prêtres aux pommettes roses
et la masse à vif de leurs fidèles.
Elle
était une de leurs fidèles.
Il
n’y avait aucun doute.
Le
mouvement s’intensifia, sa tête un peu tendue au-dessus de la rangée informe,
elle monta plus haut encore sur la foule pour l’apercevoir enfin.
Et
voilà, elle l’aperçut.
Irradiant,
souriant, penché vers un autre corps, les deux bras enlaçant la nuque de cet
autre corps.
Absorbé,
capté, aboli par cet autre corps.
Le
plafond ineffable s’effondra.
D’un
coup.
Il
emporta sous les éboulis de la défaite la multitude entière qui fondit avec les
limites de sa conscience.
Elle
se sentit partir.
Elle
aurait dû partir.
Aller
n’importe où.
Elle
prit une décision.
Elle
se quitta prêt de la barrière et s’en alla, pressée de part et d’autre de son
absence, brassée au creux de la cohue où les dos mêlés de son amour l’avaient
précédée.
Tourner
les pieds.
Se
retourner les sangs.
Sens
dessus dessous, la tête vers le bas.
Elle
fut tirée hors de sa consternation par le mouvement épais qui s’avançait d’une
seule poussée jusqu’à la scène.
Elle
aurait dû céder la place, s’avouer pour ce soir étrangère à la commémoration.
Laisser
la déchirure de son amour se mêler à la poussière sous les pas sans rancune de
ce public tumultueux.
Tourner
les pieds.
Faire
quelques pas vers la solitude et puis vomir.
Voilà,
en une seule fois, toute la déconvenue brûlante.
De
la violation.
De
la trahison.
De
la légèreté.
Du
plaisir arraché à coup de poing au fond des créatures vivantes.
Elle
posa ses mains sur son ventre, soulevant le tissu rugueux de son anorak, elle
enfonça ses doigts dans la peau, le plus profondément possible.
Sourit
à ses voisins et s’enfonça lentement à côté d’elle dans leur présence si
certaine.
Ils
la portèrent.
Ils
l’ignorèrent.
Seuls
témoins, avançant par à-coups, capables de contrôler son propre poids.
Elle
sourit encore, à droite, à gauche et puis s’absenta.
Progressivement,
morceau par morceau.
La
lumière rouge lui donna le premier choc.
Concert.
Les
applaudissements formèrent autour de sa tête une couronne d’épines.
Les
sifflements lui passaient les uns après les autres à travers le sternum,
enflaient puis explosaient le long de chacune de ses vertèbres.
Offerte
et vacante pour toutes les lapidations.
Abandonnée
maintenant absolument par le rock, par Manchester, par le public.
Abandonnée
par la foule, tendue vers l’extase à la perfection, la cernant de sa
sollicitude décomposante.
Et
lorsque le premier morceau s’acheva, elle s’abandonna.
Absolument.
Le
vide que le départ définitif de leur musique si dentelée avait laissé en elle
ne se remplit de rien.
Le
chemin de la sortie s’ouvrit sous ses pas, le torse pris par l’avant, serré par
l’arrière, elle franchit la dernière barrière sans qu’à aucun moment elle ait
eu la sensation d’avoir calé contre les corps poudreux de la foule autre chose
que des os.
Puis
elle se retrouva enfin seule, au milieu d’un espace où les nuques, les fesses,
les bras levés si haut tout à l’heure s’étaient désagrégés sans bruit.
Tous
ces organes et ces membres qui l’avaient apportée jusque-là la laissaient,
oubliée sur les dalles froides de l’esplanade.
La
fête est finie.
La
nuit où elle avançait imposait son silence et lui sondait les viscères en les éclairant
sans retenue à chaque passage des phares.
Les
véhicules qui la traversaient, loin, allaient tous quelque part.
Elle
arrivait encore à mesurer la quantité restante de sa présence à l’aveuglement
soudain qui la projetait dans leur lumière rase.
Puis
peu à peu elle s’ignora tout à fait.
Elle
s’arrêta.
Tout
en elle s’interrompit et elle reprit la route à genoux, conduite à la
perfection par une volonté dont elle ignorait l’origine.
Lorsque
le pont lui tendit l’arrondi de ses bras pour qu’elle s’y appuie, une sorte de
décision avait été prise pour elle.
Peut-être
là, en avançant, peut-être plus tôt.
Un
scellement.
Et
elle franchit les quelques mètres qui la séparaient du lieu de son extinction
en étant guidée par un choix sans fissure.
Un
choix net, indiscutable, fait quelques semaines plus tôt par quelqu’un d’autre
pour elle.
Ils
avaient d’abord longés les quais, elle continuant d’agencer, les uns à côté des
autres, les mots qu’elle lui tendait pour qu’il se tienne à elle.
Et
lui continuait d’agencer leurs corps, calant sa marche en biais et son épaule
en creux dans son dos.
Qui
avait grandi, soudainement.
Ce
qu’elle avait senti sur ce premier trajet, c’est un confort, un réconfort
aussi, même sans clairement entrevoir ce dont il pouvait la guérir.
Ce
qu’elle avait senti immédiatement c’était les effets des divers points de
suture qu’il avait posé sur les bords de sa psyché.
Plus
un soudain délestage de son corps plutôt lourd.
Le
soulagement fût immédiat.
Elle
accéléra son pas et le rythme de ses paroles, étonnée par la quantité des sensations
qui se précipitaient ainsi, aux limites de sa bouche.
Quelque
chose se passait.
C’était
ainsi.
Sans
qu’elle en ait clairement conscience, elle n’était d’habitude jamais corps et
âme dans le mouvement.
Nulle
part, ni avec qui que ce soit.
Elle
avait à rester dehors, vigilante afin d’éviter l’absorption.
Elle
ne disparaissait jamais dans ceux qui l’entouraient, elle bougeait légèrement
les épaules, se décalait de quelques centimètres et évitait chaque fois de
justesse d’être aspirée par l’œsophage bavard des groupes.
Des
gens.
La
bouche ouverte de sa famille réunie.
La
bouche ouverte de ses amis réunis.
La
bouche ouverte de toutes les alliances, de toutes les affiliations.
Le
front et le menton tendus, sans même y prendre garde elle se taisait.
A
quelques centimètres de son visage, elle avait mis en place un dispositif
d’exil.
Laissant
son corps entre les mains trop fiévreuses des alliances mais gardant hors
d’atteinte de tout mouvement imprévu, de toute proximité intrusive ce dont elle
sentait confusément le ciment prendre dans les replis encore si imprécis de son
intimité en gestation.
Mais
elle avait choisi ce garçon-là.
Ou
il l’avait choisie.
Et
là, non.
Là
c’était autre chose.
Elle
se découvrait à marcher à ses côtés, avide de lui délivrer ses confidences
qu’elle lui offrit comme un présent de bienvenue.
Avec
une aisance qui la laissa perplexe sur ce qu’elle croyait connaître d’elle.
Avant.
Elle
sentait mot à mot se déchirer la retenue de sa pensée, sortir d’elle au grand
galop des flots d’idées qu’elle lui offrait par brassées.
Qui
passaient ainsi d’elle à lui et s’enroulaient autour des bras qu’il lui
tendait.
C’était
une sensation nouvelle, cette aisance qui lui donnait un peu le vertige, la
poussait vers l’avant en la menaçant de rester brutalement suspendue dans le
vide entre eux mais qui ne se déliait pourtant pas.
Elle
était proprement pressée par tout ce qu’elle avait encore à lui dire.
Elle
reconnaissait à peine l’étrange son de sa propre voix la projetant par vagues
successives jusqu’au mur de ses oreilles qui lui livraient un passage.
Spécialement
pour elle et c’est cette aisance, cette pensée quasi liquide qu’il semblait
avaler, qui lui fit franchir d’un pas alerte l’espace protégé qui l’amena directement
à sa bouche.
Elle
se lève et franchit l’espace qui l’amène directement au réfrigérateur.
C’était
moins bien.
C’était
plus froid.
Elle
sort du bac à légumes un morceau d’emmenthal que Maman protégeait de sa
sécheresse en l’enveloppant dans un film plastique.
Elle
referme la porte et s’assoit en s’accroupissant dos au ronflement métallique
qui lui permet de constater que certains objets sont aussi en vie.
Elle
mord à même la chair, contournant avec application les trous.
Depuis
qu’elle est revenue de ce soir-là, il est apparu un symptôme étrange, il lui
suffit de mettre en mouvement sa bouche, avec n’importe quelle substance à
l’intérieur pour que ses yeux se ferment aussitôt, que la sensation d’une
douceur fulgurante la tire brutalement hors d’elle et la projette le long du
fleuve.
Dos
au parapet.
Face
à lui.
Serrée
contre lui.
Depuis
son retour à la maison, c’est ainsi.
Alors
elle évite le mieux possible l’absorption de nourriture.
C’est
d’abord une affaire de bouche.
Pour
les mots et pour le contact étonnant de ses lèvres aussi.
Elle
passe la langue sur la partie la plus charnue de sa lèvre supérieure et comme
si quelqu’un d’autre voulait la remettre en place, elle la mord d’un coup si
violent qu’elle en sursaute.
Puis
enfouissant le front au creux de ses genoux repliés, à nouveau, le dos contre
la vie secrète du réfrigérateur qui la soutient, elle sent toute la méchanceté
du monde remonter le long de son sternum par décharges.
Lui
écrasant le sternum, lui dilatant le sternum.
Inhalant
et rejetant pour elle seule tout l’air alentour.
Gonflant
de l’oxygène qui se raréfie chacune des larmes dont elle suit le cheminement,
comme les traces d’une brûlure, de ses viscères à la peau de ses joues.
Tout
à coup, la révélation de son état lui saute à l’intérieur des paupières.
Elle
est devenue, corps et bien, une espèce de sanglot.
Hachuré,
sec.
Muet
bien sûr et qui lui rétrécit la peau en lui assignant la place étroite et
râpeuse d’une enveloppe étroite et râpeuse autour de son sternum.
Puisque
c’est là que tout s’est passé.
Là
qu’elle y est passée.
Par
là que ça passe.
Là
aussi, peut-être que ça passerait.
Lorsqu’il
l’avait serrée contre le parapet, elle avait dû s’arc-bouter le long de la
bordure de granite, ses poignets s’étaient enfoncés de quelques dixièmes de
millimètres dans l’angle aigu de cette pierre pleine de sous-entendus et
d’aspérités.
Et
puis elle avait oublié.
Parce
qu’à son tour, son corps s’était enfoncé de quelques dixièmes de millimètres
dans cet espace inconnu qui l’attirait vers lui.
L’échauffement
provoqué par la pierre ingrate s’était gelé à l’intérieur de sa main sous le
trouble grandissant qui l’accompagnait vers son passage à l’âge de femme.
Elle
n’avait allumé qu’une seule veilleuse au fond de son cerveau.
Le
reste s’était éteint, abandonné à l’afflux obscurcissant de toutes les
perceptions neuves qui se bousculaient en tous sens sous sa peau.
Mais
elle ne se laissa pas conduire aisément hors d’elle, là, sous les mains de cette
créature étrange, malgré l’odeur qui assignait sans pitié son cerveau reptilien
à l’attente de lui.
Elle
s’aménagea en deux parties distinctes.
Une
minuscule réservée à l’analyse et à l’observation.
L’autre,
tirée aux quatre épingles de son corps tout entier, avide, affamée.
Une
bouche ouverte.
C’est
impossible.
À
la traîne, derrière la parade syncopée des secousses larmoyantes monte, d’un
coup, une onde compacte de malveillance.
Un
coup de pied tendu qui dérape du ventre jusqu’à la langue, s’agglutine à la
salive qu’elle lance de toutes ses forces sur le mur blanc, impavide.
Blanc
et mat de son impuissance.
Le
mur silencieux pour toujours.
Un
crachat massif et venimeux, plaqué sur la surface muette de sa crédulité.
De
l’injustice, de la malhonnêteté, de la lâcheté, de la faiblesse, du calcul, de la
manipulation.
Des
petites boîtes gigognes dans lesquelles elle place sa sécrétion.
Pour
bien leur dire.
Pour
leur dire à tous.
Elle
passe lentement la main aux côtés de son erreur glissant là, sur le mur.
Elle
appuie la paume bandée sur l’écume encore tiède de sa révolte.
Profonde.
Eternelle
et profonde.
Eternelle
dans sa vie.
Depuis
toujours deux matières seulement la construisent et elle appuie sa paume bandée
sur chacune d’entre elles.
Un
chagrin sanglotant et une révolte profonde.
Un
chagrin profond et une révolte sanglotante.
C’est
comme on veut.
Ça n’a pas une grande importance.
C’est
ce qu’elle se dit à voix basse en regagnant l’enclos sécurisé de sa chambre.
Elle
se penche sur le tas informe de ses amours musicales et en laisse émerger la
seule possibilité qui puisse l’escorter sous l’arcade phosphorescente de son
insurrection.
Elle
sollicite derechef Archie Bronson et sa boîte à outil chargée d’explosifs.
Il
n’y a aucune autre solution, elle en est convaincue, deux morceaux d’infanterie
valent mieux qu’un face à face avec les ennemis implacables qui la poursuivront
encore longtemps.
Elle
choisit illico « Cherry Lips », de leur album si abouti
« Derdang Derdang ». Des lèvres au goût de sang.
Et
chacun de leurs accents si belliqueux et primitifs lui donne raison.
Sa
colère est légitime.
Sa
violence est légitime.
Elle
a les mains mortes, la nuque raide mais sous ces morceaux de corps sacrifiés
par elle à l’effort de guerre, elle garde, précieusement protégée par la
certitude de sa victoire finale, un jour, la conviction intouchable que sa
lutte est juste.
Aimer
est juste.
Même
la tête très basse.
Juste.
Même
la tête penchée vers la gauche par les médicaments et par toutes les images qui
alourdissent ses tempes.
Toujours
les mêmes, qu’elle observe, découpées avec une minutie étonnante dans le
capharnaüm plutôt grisâtre de ses souvenirs.
Les
soporifiques, les anxiolytiques, les antidépresseurs, les nuageuses molécules
qui aplatissent les courbes, aplatissent les creux ne lui laissent pour tout
paysage intérieur qu’une toile cirée tendue.
Sauf
là.
Sur
l’île minuscule, un peu décentrée, vierge au cœur des tempêtes domptées par la
poigne magistrale des pastilles.
Quelques
dixièmes de secondes qui émergent dans une lumière blanche.
Sans
ombre, son épaule, le creux de son cou, large, tiède qui exhale un parfum
d’herbe et de liqueur, l’arrondi si doux aux doigts de ses fesses.
Des
indices, des traces.
Qui
émergent par instant de la purée saturée où elle s’emmêle aux choses.
Et
pourtant, c’est de ça dont elle aurait dû absolument se débarrasser.
La
partie lumineuse qu’elle lui a confiée et qui gît maintenant dans un lieu
inconnu d’elle.
Le
concert clos, les portes des saveurs closes, les amours closes, seules encore
quelques scansions sur une toile tendue et vide, elle avait repris un chemin
pour rentrer, ou pour partir, pour quitter ce qui venait de se passer et qui
l’avait percuté, elle avait marché sans penser, sans vouloir penser mais lorsqu’elle
arriva à l’endroit même où il l’avait serrée si fort en l’embrassant, elle
appuya son front sur le granit glacé et le serra très fort en l’embrassant.
Elle
passa le bout des doigts le long de l’angle aigu du rebord et il reconnut pour
elle chacun des points minuscules, chacune des aspérités.
Comme
si là était le lieu des arrêts définitifs, le lieu familier où son temps avait
fini de s’écouler.
Le
sacrifice commença.
Appuyant
le plus fort possible ses poignets sur le bord de la pierre qui lui rendait si
parfaitement son absence, elle entreprit de s’entrouvrir.
Frottant
à gauche.
Frottant
à droite.
Engageant
de plus en plus profondément la matière sans cœur dans la chair fine et
disponible de ses deux poignets.
La
douleur se transforma rapidement en une chaleur que la pierre lui donnait pour
rien et sur laquelle se condensait la seule conscience qui lui survivait
encore.
Sa
concentration, son attention usaient sa peau dans les mouvements appliqués et
difficiles qui devaient réussir à couper son corps.
Elle
continua à frotter, à frotter jusqu’à ce que quelque chose se produise.
Sans
pensée.
Sans
mal.
Polarisée
sur la tâche qu’elle devait à tout prix mener à terme.
Et
elle y réussit.
Le
sang gicla.
D’un
coup, d’abord sur la main gauche.
Elle
s’interrompit quelques secondes, surprise par la facilité avec laquelle il
était possible de s’ouvrir ainsi jusqu’à l’intérieur.
Puis
elle se reprit et poursuivit jusqu’à sentir couler hors de chaque main par
secousses régulières, le sang qui rythmait le tempo affreux de sa détresse.
Sans
sa détresse.
Lorsque
le bas des manches de son anorak fut imprégné et qu’elle sentit enfin ses mains
la quitter, elle redressa la tête et se libéra de sa besogne.
L’esprit
lessivé jusque dans ses moindres zones d’ombre, elle avança jusqu’à la maison,
sans tituber.
A Jean-Marc , 2003