Le concert


          

Depuis presque une heure, elle tente en vain de se frayer une petite voie à travers la masse du son.
Habituellement, en auditrice experte, sur chaque groupe, en deux titres, elle a fait le tri.
Elle opère sans états d’âme des coupes franches dans la pléthorique scène internationale du rock alternatif contemporain.
Habituellement, c’est beaucoup plus simple.
Elle relègue illico dans les soutes de son oubli l’orgueil de la plupart de ces groupes prévisibles au possible.
Fait sombrer au fond de son indifférence la soupe de leurs titres et de leurs vidéos.
Elle part toujours d’un a priori positif puis les balises de ses tympans font le reste.
Elle s’est fait un devoir de mettre son expertise auditive à l’entière disposition du rock and roll.
Très patiemment.
Une question de principe.
Elle prend le temps de la visite à chaque fois.
C’est une chose que personne ne pourra lui reprocher, l’action dans l’urgence, la hâte, la négligence.
Elle se consacre à une écoute minutieuse, attendant le moment où elle se laissera surprendre.
Une question de principe.
Elle sait immobiliser presque à la perfection l’extrémité de ses fibres nerveuses et ne garder actifs que les capteurs de sa membrane basilaire.
Puis elle décide.
Mais aujourd’hui ça ne marche pas.
Aujourd’hui ses tympans sont encore hypertendus, gonflés par autre chose que la musique.
Elle a pourtant cliqué dans tous les sens.
Elle a tenté, en se concentrant, de sonder les riffs pour y trouver ce son qui lui galvaniserait l’estomac.
Rien ne passe.
Aucun spasme.
Le défilé de notes s’engouffre en vrac dans sa cochlée sans l’ouvrir.
Rien.
Elle écoute autour d’un vide.
Leurs romances râpeuses ne s’éparpillent pas dans sa paroi abdominale.
Le mal est fait.
Elle est devenue sourde.
Incapable d’effectuer une discrimination méthodique.
Incapable de repérer, cachée au fond des scansions toutes identiques, la présence exquise d’un back beat de basse.
Incapable de s’accoler enfin à cette musique comme si elle l’électrocutait.
Incapable d’aller y arracher la Stratocaster identifiable entre mille qui la ferait sauter au plafond.
Voilà, incapable.
Aujourd’hui encore, ça n’est pas ordinaire.
Elle fait une pause sur Mute Math, alternative, New Orléans, Louisiane, United States.
Une soixantaine de secondes qui se dissipent sans laisser de trace.
Ça ne va pas.
Ce matin encore, rien ne génère l’excitation coutumière.
Aucune décharge.
Elle capitule.
Repoussant brusquement le bord du bureau où son ordinateur continue de lui proposer de quoi alimenter jusqu’à l’infini son addiction, elle tourne d’un seul coup les roulettes du fauteuil et le dos à l’écran.
Puis stoppant du pied l’élan donné à son siège, elle s’immobilise.
C’est devenu nécessaire.
Elle doit s’immobiliser.
Elle a abandonné ses oreilles.
Elle se dit que c’est certainement un renoncement définitif.
Qu’il n’y a pas de quoi pleurer.
Et elle se met aussitôt à pleurer.
Elle pleure et pleure, ça semble une nouvelle fois ne jamais devoir s’arrêter.
Decrescendo, les spasmes s’espacent puis disparaissent.
Elle se redresse, ses mains enveloppées comme dans des moufles coupées quittent ses tempes, elle bouge légèrement les extrémités de ses doigts qui dépassent et ses coudes quittent l’appui de ses genoux.
Elle comprime son torse autour du sternum, repousse en l’étirant la crispation jusqu’à sa gorge.
Dans le petit espace acoustique de sa chambre, elle expire en émettant une plainte éraillée.
Pour tout libérer.
Tout libérer.
C’est ce qu’elle veut.
Elle inspire l’air qu’elle a si péniblement expulsé de sa cage thoracique puis en y callant les reins, reprend appui sur le dossier de son siège rotatif.
Son regard émerge de l’averse orageuse, effleure chacun des objets sur la moquette grise.
Des choses pesant de toute leur masse sur le sol.
Des choses sans nom précis qui continuent d’activer les molécules de leurs structures secrètes à des milliers de kilomètres de son cerveau.
Ses deux yeux effectuent leur tâche, suivent les bords, la lumière fade sur les textures.
Ils distinguent, trient les informations, délimitent les contours.
Ils établissent à son usage un nuancier irréprochable.
Que leur demander d’autre ?
Mais elle ne suit pas.
Elle stagne quelque part au-dessus du désordre informe.
Son cerveau est aussi devenu aveugle.
Elle secoue la tête.
Elle tape légèrement du talon et impulse à son fauteuil le mouvement suffisant pour qu’il la ramène aux seules affaires sérieuses.
Elle saisit au passage la souris qui doit la rapatrier sur les terres vénérées des catharsis.
Puis elle attaque à nouveau.
Si elle pouvait seulement d’un doigt effleurer sa paume gauche, elle longerait sa ligne de vie pour la soulager un peu.
Autre tentative.
Joe, lead guitar de Mashlin, rock, indie, Winter Spring, Florida, United States.
Affligeant.
Elle va retrouver la foi.
Enfin atteindre la transe quotidienne.
Elle va décoller et accomplir la danse rituelle.
La complète fusion qui la précipite régulièrement contre les murs de sa chambre peu ventilée.
Elle va se réchauffer aux accords binaires.
Se lever, enfin prendre à pleines mains le manche de sa basse fictive et les cheveux décollés par le volume du retour, opérer sur tout son système nerveux central la plus radicale décontamination.
Elle passe sans reprendre son souffle au-dessus de quatre groupes de Portland, United States, qui ne résistent pas à son absence.
Puis elle s’interrompt quelques secondes sur Nightmare of you, indie, New York, United States.
Ils l’avaient choisi, ce nom, pour elle, certainement pour elle. si loin d’eux et qui cherche à tâtons, au fond du noir de sa disparition, quelques partenaires compréhensifs.
Mais leur aimable attention survole sa tête encombrée.
Ils ne comprendront jamais.
Brandon Reilly, vocals, pauvre chanteur, quelle tristesse, s’exhibant, la voix à moitié nue.
Elle ne reconnaît rien aujourd’hui.
Elle s’en étonne une nouvelle fois.
Perdue en terre étrangère.
Surprise de ne pouvoir rencontrer quelqu’un, alors qu’il lui faut se rendre à l’évidence.
C’est elle qui n’est plus là.
Elle est encore là-bas.
Elle est restée attachée là-bas depuis trois jours.
Quoi qu’elle fasse, s’asseoir, se pencher, se coucher sur le ventre, sur le dos, elle sent à son cou se resserrer le collier qui l’étrangle et la tient liée à l’entrée de la salle de concert.
À ce collier pendent toutes ses pensées.
Décomposées, livrées à de brusques revirements d’humeur, secouées par les ondes qui s’évacuent de son cerveau givré.
Son cerveau resté bloqué au milieu de la tempête depuis trois jours.
Accroché comme elle à la barricade métallique où elle était appuyée ce soir-là.
Elle passe les doigts dans ses cheveux où elle laisse proliférer les nœuds qui sortent de son crâne.
Depuis ce soir-là.
Depuis ce soir-là, elle ne s’est pas lavée une seule fois, elle ne s’est pas peignée ni n’a brossé ses dents.
Son corps ne mérite rien.
Il n’a plus comme tâche que le portage de son poids exorbitant.
Elle lâche d’un seul coup la ruralité ennuyeuse de The Thrills, folk, indie, Dublin, Ireland.
Sa souris interrompt les cliquetis de leurs banjos.
Et puis elle se lève.
Pour la minute de recueillement.
Le portable est sur le lit.
Il y est depuis trois jours.
Elle espère, en le fixant à chaque fois qu’elle se prépare à sortir de sa chambre, que son regard le fera fondre.
Qu’avec lui disparaîtra tout le reste.
Non, rien ne disparaît.
Alors elle revient vers lui, va chercher dans la liste des messages enregistrés celui qui va, un jour, c'est sûr, vraiment la faire décéder.
Et elle l’écoute.
Elle l’écoute en s’enfonçant dans les ténèbres de sa convalescence difficile, happée par la voix qui s’extrait de ce plat petit appareil froid.
Elle a écouté cette suite de mots plus d’une centaine de fois depuis le soir qui a interrompu le temps.
Une bonne centaine de fois.
Mais rien ne les a usés, ni fait s’effacer.
Rien n’a aidé à reprendre le temps à l’envers.
Ils restent à vif, ouverts en grand sur ce qu’elle a ouvert en grand lorsqu’il lui avait laissé entendre ça :
C’est moi, je t’attends ce soir.
À la première écoute, elle avait failli se dilater intégralement sous la soufflerie de son timbre magnifique.
Chacun des phonèmes qui composaient cette courte formule avait pris, en quelques dixièmes de secondes, une forme étrange, enflée jusqu’à l’éclatement par une joie monstrueuse.
Il était là.
Il était là.
Il lui était revenu.
Il lui parlerait.
Il allait redevenir son appui.
Elle avait besoin de lui pour poser son dos.
Elle avait eu raison, n’est-ce-pas, de lui abandonner sa peur de jeune femelle inexperte.
Elle avait eu raison de le choisir, lui et personne d’autre, pour l’accompagner lors de sa marche dans la forêt inquiète des grandes pertes.
Il voulait qu’elle soit là.
À chaque nouvelle écoute, elle oscille au gré de la suite de l’histoire, au gré des faits qui lui font chercher quelques indices, de plus en plus loin dans le profond mystère de sa voix.
Mais rien ne s’y trouve, rien qui puisse mettre à nu les fils électrifiés de la trahison.
Assurer derrière elle, une fois pour toute, la fermeture de tous ces petits couloirs qu’elle a suivis pour aller jusqu’à lui. 
Elle appuie pour la cinquième fois depuis qu’elle est réveillée sur la touche du répondeur et elle entend encore :
C’est moi, je t’attends ce soir.
Elle attend qu’il ne l’attende plus, que les mots qu’il a lâchés dans le vide de son mensonge disparaissent.
Qu’il les reprenne.
Qu’ils n’aient jamais été dits.
Que là, en écoutant ce matin pour la sixième fois, il lui explique enfin.
Elle repose le portable à sa place, enveloppé dans la brume de sa raison profondément éraflée.
Et elle va dans la cuisine.
Depuis trois jours, elle n’a mangé que des yaourts aux fruits.
Et jeté les fruits dans la poubelle pour ne surtout pas devoir s’affronter à quelque chose de dur.
Elle ramène les pots vides dans sa chambre et les pose côte à côte sur la table de nuit.
Un petit buisson de temps écoulé, douze pots vides qui s’alignent comme des heures.
Elle ouvre le robinet du bout des doigts et se penche pour boire mais elle préfère commencer par pleurer.
De l’eau.
Toute cette eau, toute cette eau.
Puis elle se dirige vers les toilettes.
Depuis trois jours elle préfère garder tout ce qui est ferme en elle.
Tout ce paquet si volumineux à porter.
Elle ne veut plus se vider depuis trois jours.
Elle s’assoit, pose les coudes sur ses cuisses et le front bas se rassemble sur l’urine chaude qui glisse puis sur la contraction des sphincters qui se mettent sans éclat à manoeuvrer  seuls sans elle.
Que ça rentre ou sorte, quelle importance ?
Il s’agit de faire disparaître le jus de ses pensées, de tout faire disparaître en appuyant maladroitement sur la chasse d’eau.
Le plus difficile, le plus difficile, en s’essuyant, c’est de comprendre comment peuvent se séparer ainsi les paroles et les actes, de remonter son slip et son jean, comment il est possible de creuser, comme ça un tel espace entre les paroles et les actes, appuyer sur le bouton, quand se déchire ce qui lie les paroles et les actes et l’eau, toute cette eau qui spirale et s’engloutit dans le vide entre les paroles et les actes.
Elle reste sous l’effet de la magnétique captation pour le trou, béant, entre les paroles et les actes.
Elle se redresse, prenant appui sur le mur pour s’assurer de n’être pas happée tout entière.
C’est bien là, dans ce creux, qu’elle se perd, à regarder les trombes nerveuses nettoyant la place indifféremment, l’emportant avec les déchets organiques.
Les dernières traces de toutes les trahisons, évacuées avec la sienne dans la mémoire morte des fèces.
Tout s’efface.
Elle s’efface avec tout le reste malgré la sollicitude pointilleuse de la famille, au milieu de laquelle, depuis l’événement, elle a l’impression d’être assise.
Mères, tantes, sœurs.
Maman debout à son chevet qui lui passe la main sur le front pour la consoler.
Tout s’efface dit maman.
Qui s’approche si près et adhère tant qu’elle est obligée de se hisser sur la pointe des pieds pour continuer d’apercevoir sa peine, loin, par-dessus son épaule.
Maman qui pousse devant elle des soupirs de consternation.
Son haleine glacée se condense sur les vitres.
La buée qu’elle y dépose empêche de voir qui passe sous les fenêtres.
C’est mieux ainsi.
Personne ne passe.
Personne ne traverse le cordon sanitaire que Maman a bouclé autour de son chagrin.
Au centre duquel elle a répandu par jets les vertus désinfectantes de son savoir.
Elle lui dit, protectrice et indisposée.
Tout s’efface.
Et l’eau s’engouffre, entraînant la masse maigre des matières.
L’eau s’évacue et dilue le fardeau de toute cette partie malodorante de sa personne.
Elle regarde, l’une après l’autre, les femmes rompues depuis si longtemps.
Elles hochent la tête.
Qui savent que c’est une affaire de temps.
Qui savent qu’elle accorde à tout cela beaucoup trop d’importance.
Qui savent que c’est une affaire de patience.
Tout s’efface.
Elle attend donc.
Mais ça ne s’efface pas.
Pas pour elle, qui est encore déchirée au présent dans tous les angles de sa personne si mal échafaudée.
Elle remonte avec peine sa fermeture éclair, empêtrée dans les pansements qui gênent les mouvements de ses mains.
Elle n’a pas le recul, elle n’a pas la distance.
Pas assez d’air.
Elle s’écoute trop et ce qu’elle entend, c’est un bourdonnement incessant, elle ne le sait pas encore mais elle colle son oreille externe à la porte fermée de sa première désillusion.
Elle n’en sait rien.
Elle sait seulement qu’elle ne respire pas bien.
Pas assez d’air.
Ses poumons sont repliés sur les mots qu’il lui avait dits.
Elle inhale à travers son cortex qui maintenant la tiraille.
Ses mots qui avaient ouvert une voie royale, une allée aux bords de laquelle s’étaient dressés en haie d’honneur sa confiance et son abandon.
Qu’elle avait ouverts en elle pour qu’il s’y pose.
Les mots de son phrasé magistral, explosé maintenant sous la diffraction de l’intérieur bien trop lisse de son crâne.
Elle n’avait encore aucune des callosités, aucune des bosses nécessaires à redresser la trajectoire déviée de l’onde sonore de ses mots.
Ils étaient entrés en elle, tous, sans rencontrer le moindre obstacle.
Elle les avait absorbés, engloutis.
Ils rebondissent maintenant en se heurtant contre sa cage thoracique et se vident plusieurs fois par jour hors de sa gorge par à-coups nasillards.
Elle ne connait rien du rythme des pertes et de l’assurance de leur fin.
Elle ne sait rien de leur disparition presque totale.
Elle n’a pas encore acquis le tempo de la désolation.
Une fois disparues les couleurs jaunâtres de sa honte, elle reprend la direction de son lit, la tête légèrement inclinée pour garder l’équilibre.
Elle sent un peu sous ses pas osciller les inquiétudes qu’elle a déclenchées.
Les questions incessantes et le silence qui leur succède lui font un bandeau serré autour du front, qu’elle abaisse parfois d’un geste brusque sur ses yeux.
Lorsqu’au matin tous partent vers leurs activités, ils ne l’emmènent pas avec eux, dehors.
Par contre ils emportent avec leur vitalité épuisante les bruits dont elle détourne son attention juste après qu’ils ont fermé la porte, l’abandonnant au mutisme de son amour défunt.
Depuis trois jours, tous les chemins du monde ne peuvent la mener que dans la matrice capitonnée de sa chambre.
Elle reste là, adhésive et vigilante, presque, jusqu’au soir.
Presque attentive à ne rien déplacer en elle de ce qui est déjà cassé.
Figée sous les éclats tranchants de sa perplexité.
Elle s’efforce d’assurer la garde contre tout ce silence qui menace à chaque instant d’extinction les murmures déjà pratiquement inaudibles de son avenir si prometteur.
Elle n’a à sa disposition, pour assurer sa survie, que quelques gestes conjuratoires.
La complexité de la situation appelle des mesures d’urgence.
Elle s’enfonce les deux écouteurs de son mp3 dans les pavillons et bascule sur son lit.
La distribution aléatoire des titres l’éclaire un peu sur son destin.
Elle ferme les yeux et appuyant sur « on » sursaute presque en identifiant la batterie de « Dirty on purpose », indie, rock, Brooklyn, New York.
C’est un signe.
Ils savent, eux aussi, c’est certain.
Ils savent qu’elle compte dorénavant s’oublier méthodiquement, oublier le corps et son hygiène.
Elle ponctue d’un rot le message de Joe Jurewicz, sûre du soutien inconditionnel qu’il lui manifeste.
Tenue en la circonstance au sacrifice de son esprit critique, elle avale comme une potion amère le refrain de « no radio » pour obtenir un peu d’informations sur son cas.
Les paupières closes sur toutes les lumières du jour, celui-ci et tous ceux à venir, elle s’enferme à double tour dans l’espace hermétiquement clos de tous ces titres écrits pour elle.
Son MP3 lui distribue une suite presque ininterrompue de messages limpides.
Au passage, « My Weakness », “A place to bury strangers”, rock, other, New York, lui permet d’espérer un renfort en l’aidant à s’élever un court instant de quelques centimètres au-dessus de son matelas.
Suivant le rythme soutenu de ses doigts du pied gauche, elle entreprend de s’accrocher à cette planche de salut.
Mais elle retombe presque aussitôt dans le marasme de leur musique affreuse.
Elle sent sous la chute son dos se déchirer un peu, en bas, entre ses dernières lombaires et le volume massif de ses fesses.
C’est là que ça reste.
Le point de frottement du parquet qui avait échauffé son âme volatile et ses reins.
Lorsqu’il avait allongé son corps en elle.
Elle prend comme un choc en plein front « The Bullycats », rock,  indie, London, lorsque la voix de Steve Petty lui renvoie sans pitié, en plein visage, « Dead looking girl ».    
Comme ils voient juste, malgré le son si vétuste de leur guitariste, comme ils voient juste.
Elle les remercie chaleureusement, autant que le lui permettent les congères qui restent coincés dans sa trachée.
Elle l’aurait suivi n’importe où alors.
C’était l’heure pour elle.
Elle marchait dans ses pas, irradiée par le choix qu’il avait fait.
Il lui avait promis de s’occuper d’elle.
De s’occuper bien d’elle.
S’occuper oui, elle comprenait.
Elle n’avait pas compris sur le coup ce que pouvait signifier s’occuper bien d’elle mais elle avait eu l’intuition que c’était exactement ce dont elle avait besoin.
Elle lâche à quelques mètres un soupir qui s’emmêle et disparait dans les aigus sixties de « The Seeds », rock, psychedelic, California,  s’associant par un cri d’alarme, « Pushing too hard on me », à ses revendications.
Mais leurs vocals sont dénués de tout.
Et tout l’ennuie.
En soulevant légèrement la gaze qui la recouvre, elle regarde attentivement l’entaille qui sépare d’un trait presque noir la paume de sa main gauche du reste de son corps.
D’abord, jamais elle n’aurait pensé, jamais elle n’aurait voulu penser qu’il pourrait s’occuper d’elle.
Lui, si dédaigneusement perché sur les hauteurs de sa classe naturelle.
Jamais lui et elle.
Elle n’osait pas se considérer comme affiliée au même monde.
Coincée entre la porte de la maison et la grille du lycée, elle ne regardait rien, n’allait nulle part.
Elle n’entendait venant de ses congénères aucun appel, dans le soir qui tombait sur elle, lorsqu’elle reprenait son vélo à pleines jambes et regagnait seule les chords scales de ses musiciens favorits.
Elle n’avait pas à penser.
Ni à elle.
Ni à quelqu’un d’autre.
Elle s’attachait à leurs ailes d’acier et s’envolait.
Tendue jusqu’aux sommets de sa disponibilité.
Elle n’aurait jamais pu imaginer, rêver, envisager.
Elle n’aurait jamais voulu.
Il n’occupait alors aucune place en elle.
Ils ne partageaient pas le même espace.
Il passait plusieurs fois par jour à ses côtés, hissé au bout des bras roucoulants des plus belles demoiselles de terminale.
Elle ne le regardait pas.
Il passait debout sur ses sommets inaccessibles et il ne la voyait pas.
Il était le dieu excitant du désir des vraies filles.
Son désir à elle, elle n’en avait pas.
Surtout pas pour l’allure scandaleuse d’un garçon de son envergure.
Elle le maintenait, sans même y penser, hors de sa portée.
Loin, dans un monde sombre et félin, dangereux, où elle aurait  risqué, peut-être, la dévoration.
C’était beaucoup plus sûr de s’adonner à sa seule ferveur, maintenue par les étais de rythmes booléens impeccables.
Son attrait pour eux était sans borne, son envie de les posséder pouvait s’exprimer sous toutes les coutures.
Sous toutes les formes d’un appel continu, viscéral adressé à leurs doigts changeants, multiples, aux caresses de leurs mains manipulatrices d’accords.
Jusqu’à présent, c’est ainsi que se négociaient les adoubements entre elle et les hommes de sa vie.
Par la consistance que prenait en elle leur musique, qu’elle écoutait jusqu’à l’extase comme le seul point d’accès au mystère de la virilité.
Les cordes de leurs guitares l’ entouraient en le protégeant de l’ombre qu’elle aurait pu jeter sur eux.
Qu’ils auraient pu jeter sur elle.
Les seuls attouchements passaient directement de leur milieu aérien d’origine au liquide de son oreille interne.
Rien ne la consumait que la passion sans limite pour ses expériences acoustiques.
Leur musique suffisait à l’emplir toute.
C’est ce qu’elle pensait.
Jusqu’à maintenant, jusqu’à présent.
Mais il avait démenti tout ce qu’elle savait de son présent.
Son corps sans son aucun, nu et silencieux, restait allongé là, entre elle et l’univers impraticable de l’espèce masculine.
Elle pousse un petit cri.
Depuis ce matin, la distribution aléatoire la ménage.
Les séries se sont déployées sans vertige sur un grand nombre de morceaux.
Mais tout à coup, là, elle se sent défaillir.
Elle enfouit le front dans les creux du matelas tiède que l’abondance de leur public suédois offre à « Incubus », rock, alternative, California, United States.
Elle est lentement absorbée par la montée du murmure, se gomme dans la foule grouillante d’attente et d’extases à venir.
Un baume qui vient s’étaler sur ses plaies.
Elle va pouvoir se replacer elle aussi, soutenue par toute la force des poignets de Brandon Loyd qui remplaceront les siens.
Mais l’adorable son de la P.R.S de Mike Einziger la réduit soudain à zéro.
En glissant au sol, elle attrape dans sa chute l’oreiller qu’elle serre de toutes ses forces et émet quelques sons imprécis qui, comme sa personne tout entière, se dissolvent.
« I wish you were here! »
Elle colle sa joue contre la moquette rugueuse et attend que le refrain effectue son trajet à rebours jusqu’à l’extrémité de son désappointement.
À la fin du morceau elle a envie d’applaudir à tout rompre.
Tout, l’amertume et le sortilège.
Elle renoue autour de sa main droite le bandage qui a légèrement glissé.
Elle le noue très serré pour bloquer le va et vient insensé de ce premier homme dans ses pensées.
Mais il se traîne beaucoup trop dans le goût de fer forgé que ses baisers laissent encore dans sa bouche.
Elle n’a pas le temps.
Il faut faire vite, plus vite et plus fort à l’envers.
Elle cherche à s’éteindre le plus rapidement possible.
Il lui faut quelque chose d’autre.
Quelque chose de fort, qui lui calcinera les entrailles.
Une dose d’assainissement radical.
Jusqu’à l’effacement complet.
C’est une question de survie.
Pas d’autres solutions.
Il lui faut changer.
C’est ça qu’il n’avait pas pu supporter.
C’est elle tout entière.
Il faut qu’elle réussisse, qu’elle se découpe.
Qu’elle se sépare des parties inutiles de son corps embrouillé.
Elle va replier sous elle les multiples excroissances de sa personnalité confuse.
Un désordre.
Une inorganisation grossière qui dépasse de partout.
Elle est sur le fil.
La ligne très étroite qui sépare les flux des énergies contraires qui la tenaillent du matin au soir.
C’est ça.
Ce qu’il avait détesté, c’est ça.
Il avait tout vu.
Tous ses efforts pour se compresser.
Il les avait bien vus.
Se soustraire aux regards occupe presque en entier le volume de son existence.
Seule la nuit profonde qui embarque avec elle tous les yeux flambants lui laisse quelque répit.
Lorsqu’elle dort, la plupart du temps tout va mieux.
Mais parce qu’elle dort, elle ne s’en souvient pas.
Elle s’appuie contre le bord de son lit et arrache les écouteurs.
Ça ne va pas.
C’est ça qu’il n’a pas supporté, tous ces déplacements inutiles.
Toutes ces circonvolutions qui parcourent comme des ondes ses épaules trop larges, son ventre trop mou, ses fesses trop lourdes, son cou trop épais.
Ce mouvement incessant qu’elle exhibe dans ce monceau de chair.
Ce qu’il faut enfin qu’elle réussisse à obtenir de tous ces gestes inopportuns c’est qu’ils cessent complètement.
Elle se fait trop entendre.
Elle se fait trop voir.
Malgré tous les soins qu’elle apporte à sa disparition, elle demeure beaucoup trop visible.
Il s’est assis sur les genoux de Maman et ils l’ont regardée ensemble.
Maman était là, derrière lui.
Ils l’avaient regardée à tour de rôle, et puis ensemble.
Maman l’observe.
Elle ne sent de Maman que son regard.
Partie loin ou présente à quelques mètres, les mains de ses yeux l’enlacent constamment mais elle imagine pour se défaire que seul son propre poids l’emprisonne ainsi.
Maman est simplement désolée.
Embarrassée de sa fille comme d’un fardeau plein de remous.
Son contrôle expert remet sans cesse en place ce tissu d’erreurs qui dépasse d’elle.
Maman veut qu’elle se tienne.
Qu’elle se range, qu’elle se classe.
Qu’elle administre ce chaos imbécile qui s’enfuit d’elle à tout moment.
C’est aussi à cause de cela qu’il était parti, qu’il l’avait abandonnée sans même y penser.
Ils avaient raison tous deux.
Et elle avait eu raison, il fallait bien commencer quelque part.
D’abord une partie de son corps à faire disparaître, à scier de l’arbre auquel elle était attachée.
Pour la momifier.
Elle essuie un peu son nez avec la bande blanche qui lui montre depuis trois jours que son expérience était bien sur le point d’aboutir.
C’est peut-être l’enfance.
C’est peut-être ça, l’enfance.
Une nécessité continue de reprendre ce qu’on veut donner pour le modifier.
Le momifier.
Un éternel décalage.
Une constante inadéquation.
Une réponse toujours inadaptée à reformuler sans cesse.
Une erreur en quelque sorte.
Elle a tout essayé.
Tenté de se condenser le mieux possible.
Elle sait que les regards abrasifs qui la poncent de partout lui évitent le débordement.
Elle les seconde de son mieux.
Jusqu’à s’oublier tout entière dans la sollicitude incessante qui l’étire, la redresse, encercle tous ses points, trace ses lignes, décroise ses genoux et pousse ses coudes, brosse ses dents, nettoie ses oreilles, frictionne le dos de ses mains et coupe à ras ses ongles.
Immobilise d’un seul regard tous les soubresauts, les tressautements.
Contrôle jusqu’aux battements de son cœur.
Son système nerveux presque entier a fini par céder sous le poids des injonctions bienfaisantes.
Ainsi, son dos droit faisant face, elle anticipe constamment le hoquet à combattre, le soupir à ravaler.
Il y a depuis longtemps entre Maman et elle un certain nombre d’acquis.
Un regard, un pli à la commissure des lèvres, une légère oscillation du menton provoquent leur décharge rééducative et immédiatement son corps officie.
Seul.
Ni l’une, ni bien sûr l’autre n’en a conscience.
Chacune a imprégné son propre espace de leur vigilance commune et toutes deux partagent équitablement la même activité de gardiennage.
Elle s’est propagée dans leurs organes qui correspondent clandestinement.
Seuls parfois ses membres surgissent dans un désordre exaspérant de cette éradication quotidienne.
Son corps explose par saccade, se coupe en ouvrant la porte, à l’improviste il couvre d’érythème ses parties cachées, se foule une cheville en s’asseyant à table.
Malgré toute son attention, Maman peine à circonscrire ces manifestations.
Elle ne parvient pas à l’examiner assez constamment, assez suffisamment, pour pouvoir anticiper ces dégradations soudaines qui surgissent toujours inopinément.
Maman échoue parfois et devra peut-être se résigner à ne jamais pouvoir soumettre sa fille finie enfin à l’approbation du monde.
Propre, nette, améliorée.
Elle doit s’améliorer.
Il faut qu’elle change.
Même si elle peine à contrôler ce qui devra changer, elle le sait bien.
Maintenant elle le sait.
Son échec récent l’a éclairée abondamment sur ce point.
Elle ne va pas.
Elle baisse le front et regarde son reflet au loin qui s’est détaché sur la moquette.
Là où elle a posé la tête.
Celle qu’il lui avait tenue, doucement, si doucement qu’elle en avait fermé les paupières et laissé cette surprenante idée de s’abandonner envelopper ses épaules comme un châle.
Le regard qu’il avait posé sur elle, sa convoitise, avaient allumé quelque chose, une légère strie sur la glace de la limpidité.
Elle avait aimé ce défaut, ses membres contractés s’étaient détendus et avaient encerclés cette petite trace d’obscurité pour la protéger.
Il allait l’aider à protéger une partie d’elle-même.
Il allait l’aider à redescendre, à interrompre quelques heures cette escalade vers les nuées brillantes, vers la clarté totale, vers la lumière d’une perfection dont la nécessité et l’inévitabilité l’aveuglaient presque.
Mais ça n’a pas marché.
Elle doit sortir de l’ombre.
Il ne lui reste rien d’  autre que s’abandonner en pleine lueur.
Elle doit continuer à arrêter de se ressembler sans arrêt.
Il l’a condamnée à n’être définitivement que cette masse mouvante de travers incurables.
Elle décide, les joues un peu rouges, d’adonner sa peine discordante aux hurlements agonistiques du Hardcore.
Elle doit abandonner ses préjugés.
Il faut avancer.
Accélérer les modifications qui l’éjecteront hors de sa consternation.
Elle presse sur l’avance rapide, dérapant sur toutes ces mélopées trop suaves pour la violence inouïe de son malheur présent.
Elle se fraye un chemin vers un des seuls titres mis à sa disposition au fond de la cave humide de sa mémoire auditive.
Déchirant brutalement le voile qui recouvre les cordes vocales hypertrophiées de Jayson, elle tente de plonger d’un coup dans « The handshake murder » metal, hardcore, progressive, Arkansas, United States.
Il faut bien commencer par quelque chose.
Il faut avancer.
Elle le sent, ça peut peut-être aller beaucoup plus vite ainsi, elle pourra lever un peu mieux les pieds, l’un après l’autre, chaussée de ces accords saturés.
Elle doit reprendre la marche.
Ramasser chacun des morceaux de son corps et les soumettre à nouveau au joug des tensions orthopédiques.
Elle doit avancer pour être tout autre chose.
Elle lève le visage vers la clarté.
Il lui faut se reprendre et quitter ce minuscule espace caché pour continuer à s’oublier à découvert.
Parce que ce qu’elle a trouvé là, dans l’obscurité de cette jungle, ce sont des mots sans fond et des mirages tapissés d’arrière-pensées.
Elle doit de nouveau se tracer un chemin vers les sommets écrasés par l’éclat sans merci de l’aboutissement.
Mais tout le trajet à effectuer pour devenir quelqu’un d’autre la laisse sur le carreau d’une fatigue plus cruelle encore que l’épuisement provoqué par l’incompréhensible de cet abandon.
Elle est tendue à craquer entre la réduction de son corps aux quelques millimètres cube de chair qu’elle lui a cédés sans hésiter et une rage dont la brûlure recouvre par accès, en quelques secondes, l’ensemble de sa peau.
Ça n’est pas juste !
Les beuglements de leur chanteur raté montrent leurs limites et lui sortent assez vite par les oreilles.
Il lui faut quelque chose de juste.
La rencontre d’un musicien précis.
De l’intelligence aussi.
Elle éteint quelques secondes ses divers appareils pour se concentrer sur son choix.
Et ce vide soudain lui inspire la nécessité de l’effacement.
Qui sera suivi, il le faudra bien, par celle de l’oubli.
Elle ferme un à un les pores de la peau qu’il a touché.
Referme sur elle-même son enveloppe déchirée.
Elle fait, pour travailler à ce repli méthodique, le choix d’une musique méthodique.
Voilà, c’est simple
Elle fourrage à toute allure dans les airs élimés, cherchant celui qui doit lui apporter l’amnésie facile et surtout en vitesse.
Et elle retrouve alors, enfermé dans le placard de son passé récent, le lapin héroïnomane de Monotekktoni, indie, experimental, electronica, Berlin, Germany.
Posant sa joue contre la fourrure délavée, elle sent rapidement s’abstraire sa douleur.
La ligne de basse si rude de « Chemical » fait plier son mal sous l’effet de ses analgésiques puissants.
Elle le sent, elle redescend la pente, confortablement installée dans le synthétiseur raffiné de la berlinoise aux yeux verts.
Leur brillance éclaire une à une les traces maussades de sa première déconvenue de femme.
Elle entend siffler ce mot.
Une révélation, une terrible prémonition.
Cet échec, cette débâcle lamentable de sa confiance, qui pourrait lui certifier que ce n’était pas ça, l’amour vrai ?
Maman sera là pour la rassurer, elle s’y connaît un peu, elle connaît les astuces pour se glisser à l’abri sous les grands empennages des hommes.
Elle la protégera bien, comme elle l’a toujours fait.
Comme elle l’a si bien fait depuis trois jours.
Elle sursaute en entendant le bruit de la clef dans la serrure de ses souvenirs.
Il lui avait dit je t’attends ce soir.
Et ce soir, c’était ce soir.
Il fallait qu’elle le rejoigne, c’était une nécessité absolue.
Sa vie en dépendait.
Sa peau pleine de cette vie qui dépendait de la réponse de Maman.
Maman devait ouvrir un peu ses bras si protecteurs et laisser sa fille s’arracher à son seul avenir prometteur.
Maman était restée intraitable presque tout le temps mais juste pour un soir, elle devait sentir qu’il fallait donner un peu de souplesse à son ordonnancement impeccable.
Il était environ dix-huit heures trente, Maman s’activait à ses besognes consciencieuses, penchée sous le poids de toutes ses responsabilités et elle la regardait.
Avant d’attaquer, elle avait regardé longuement son dos courbé.
Elle savait, bien sûr, qu’on ne pouvait pas gagner contre un dos pareil mais dans un instant le dos de Maman devrait fléchir.
Elle s’était préparée au pire, la sollicitude si parfaite de Maman.
Maman ne pourrait pas comprendre.
Mais elle devrait entendre et fléchir sous son effort gigantesque.
Qui en se préparant au pire avait aussi, un à un, préparé les arguments sur la liste de son urgence secrète.
Elle mena la lutte d’arrache-pied.
Elle sortit tout son attirail pour remporter cette victoire sur la vigilance sans borne de Maman.
Maman devait, juste pour ce soir, oublier les alcools, les drogues.
Elle devait oublier les proxénètes et les kidnappeurs.
Maman devait l’oublier, détourner son regard pendant quelques minutes et penser à autre chose.
Maman ne connaissait pas « Kill the Young » ?
 « Kill the young », anglais, un groupe  de Manchester.
Son dos toujours offert à la besogne, Maman écoutait-elle ?
Elle lui présenta même, par souci de perfection, chacun des membres du groupe.
Elle présenta à Maman Tom Gorman et son frère, Olly, son autre frère Dylan, elle lui donna leur âge, Olly, le même âge qu’elle, Maman.
Elle lui parla de leur amour commun pour Manchester United, leur club de foot.
Elle cita très scrupuleusement leurs goûts musicaux, The Smith, The Cure, Maman devait bien connaître.
Elle donna le prix des places.
Précisa dans quelle partie de la salle elle resterait.
Nomma une à une ses meilleures copines qui resteraient dans cette partie de la salle, à ses côtés pendant toute la soirée.
Elle fit ensuite valoir son droit au repos après un trimestre où elle avait tout de même réussi une plutôt belle échappée.
Elle fit valoir son besoin de détente après le cumul de toutes ces soirées solitaires et studieuses, égayées seulement, de ci de là, par quelques ondes hertziennes.
Ce que, bien sûr, elle n’aurait jamais pu dire c’est ceci : Il l’attendait, elle, et elle allait s’il le fallait, marcher sur Maman plutôt que de décevoir cette attente.
Elle fut splendide, elle se battit, opiniâtre et tenace jusqu’à la dernière seconde.
Lorsque Maman lui refusa l’autorisation de sortir, ce soir-là, c’était pour la protéger.
Elle ne veut pas, Maman, qu’elle rencontre l’univers ténébreux des risques.
Maman sait prévenir les mauvaises surprises.
Maman connait le grand intérêt que portait sa fille à cette musique.
Mais Maman préfère que cet intérêt s’exprime dans le volume limité de la chambre où sa fille peut faire presque tout ce qu’il lui plaît.
Maman l’aide à savoir ce qui lui plaît.
Elle est en devenir, chaque jour elle devient de mieux en mieux sous la tutelle pleine d’amour de Maman.
Mais ce soir, pour mieux devenir, elle ne sortira pas.
Elle ne peut pas aller ainsi, un soir de semaine, assister à un concert.
Maman sait pour sa fille.
Sa fille, allongée depuis presque trois jours et trois nuits, de plus en plus longue et vide sur ce lit, exsangue et si bien gardée.
Allongée pour toujours sur son lit, se mordant la lèvre inférieure.
Le dos de maman lui bouche le paysage.
Il n’y a plus de paysage.
Juste des oreilles et c’est trop.
Elle s’arrache les écouteurs avec leurs irritants demi-cercles inscrits à l’entrée de ses conduits auditifs.
Elle glisse du lit et avançant sur les genoux pour rester concentrée, elle entreprend une nouvelle recherche dans les emblèmes de sa déchéance.
Les vinyles, impeccablement rangés suivant l’ordre de ses penchants,  élevés comme des reliques, au-dessus de son mal de vivre infini.
Elle embrasse la photo du visage pâle de leur pochette et choisit sans frémir le titre emblématique de sa chute, « Origin of illness ».
Dans sa plaidoirie ardente, elle n’avait pas dit à Maman qu’elle adorait leur four pieces band.
Il ne fallait jamais décrire à Maman des zones de plaisir qui lui soient étrangères.
Il ne fallait pas sortir sans Maman du territoire où s’épanchait sans frein sa magistrale indulgence.
Pendant qu’elle effectuait son rangement méthodique, Maman ne pouvait pas s’apercevoir que sa fille rugissait.
Elle baissa la voix, inspira et lança son dernier appel, que Maman écoute bien, c’était ici, à deux pas, elle serait de retour vers minuit.
Elles pouvaient s’accorder sur cette limite classique de la liberté des jeunes filles, Maman savait bien que beaucoup d’autres étaient passées par là.
Maman ne céda sur rien.
Elle continua de la tenir bien serrée tout contre elle.
De plus en plus blottie contre elle.
Pour s’éloigner, elle tourna à toute vitesse à l’intérieur d’elle- même.
Ce fut en vain.
Maman ne céderait pas ce soir.
Penchés sur son lit, « Kill the young » lui administre une dose double de « Fragile », un titre prévu spécialement pour rendre sa langueur irrévocable. 
Elle laisse le venin agir jusqu’à la dernière goutte.
Dans le silence de sa dernière heure, elle attend.
Puis en souhaitant le terme de cette vie et des autres ensuite, elle pleure à nouveau, moins fort mais plus longtemps.
Des larmes insignifiantes de début d’après-midi.
D’authentiques larmes de tristesse, plutôt clairsemées et peu bruyantes.
Personne ne l’entend.
Il allait l’attendre, elle qui avait tout lâché pour lui, ses craintes, l’odeur de son oreiller.
Maman devait à son tour lâcher quelque chose.
Maman devait, à titre absolument exceptionnel, lui lâcher le corps qu’elle bloquait si fort contre elle.
Ce soir-là, en petite chèvre désespérée, elle avait combattu jusqu’à la dernière seconde.
Mais la diligence de Maman fut la plus forte.
Pas de sortie.
Pas de concert.
Plus l’affreuse nécessité de révéler devant son bel amour, si libre de lui-même, la laisse qui la tenait attachée au pied de Maman.
Pas de sortie.
Pas de concert.
Ce qui la dévasta alors fut aussi radical et sans nuance qu’un incendie.
Elle retourna contre elle le brasier où elle aurait tant voulu voir Maman disparaître.
Et ce fut elle qui disparut complètement dans sa chambre où elle marcha sur des cercles de feu un long moment.
Elle marcha.
S’enfonçant de plus en plus profondément au cœur de la forêt calcinée d’un anéantissement qui l’effaçait de toute part.
Cherchant une issue pour elle et pour ses sentiments si sérieux.
Mais rien ne s’ouvrait.
Elle ne pouvait pas sortir.
Elle ne pouvait pas s’en sortir toute seule.
Alors elle avait baissé les bras.
Elle avait ensuite serré le poing sur son portable en composant le numéro qui allait la faire mourir.
Elle avait laissé sur son répondeur :
Ça m’est impossible de venir ce soir, à demain au lycée, je t’embrasse.
Quand le « Ç » sortit de la bouche de sa messagerie, il lui coupa au passage la langue en deux sur toute sa longueur.
Et à son tour la deuxième lettre déposa quelques gouttes d’acide sur la plaie grande ouverte.
La plaie souveraine qu’était Maman.
Elle, en entendant la voix aimante la convoquer pour dîner, sursauta.
Maman pouvait la surprendre à n’importe quel moment, jusque dans ses pensées les plus reculées.
Elle tamponna rapidement la plaie souveraine qu’était Maman.
Qui réitéra son appel pressant.
Auquel elle répondit d’abord en éteignant tout.
Lumière, musique.
S’octroyant dans le noir subit sa minute de silence.
Pour réfléchir, vraiment.
Trouver en soixante secondes une solution à Maman.
Retrouver le sourire pour affronter le sourire de Maman.
Mais ce fut trop bref.
Elle n’avait pas l’habitude de manier les explosifs de la révolte.
Lorsqu’elle se décida à rejoindre la table familiale, rien n’était encore fixé dans son esprit.
Ce fut un peu plus tard, en longeant le couloir qui menait à la salle à manger que son choix se révéla clairement.
Non, ce soir, ça n’allait pas, pour cette fois, ça n’allait pas du tout.
Il fallait écraser Maman.
L’amener à se laisser diminuer.
Elle entra dans la salle en ouvrant la porte sur un désir homicide.
Elle avait pris une décision capitale.
Elle irait quand même.
Maman devait se pousser.
Elle n’avait pas compris qu’elle avait besoin de place.
Maman avait depuis quelques jours, installé à ses côtés, un garçon qu’elle devait rejoindre dans une heure et demie.
Ce garçon-là, c’était lui qui avait touché son corps.
Il était le seul avec Maman.
Alors elle irait le retrouver.
Maman retrouverait sa place plus tard, elle pouvait tout lui promettre mais il lui fallait céder d’abord.
Laisser à sa fille un peu d’espace pour qu’elle puisse y mettre quelqu’un d’autre que Maman.
Une chose s’était produite.
La venue en elle d’un garçon qui avait posé son regard sur elle et qu’elle avait observé, malgré elle, germer lentement.
Un si beau et si grand garçon qui avait accepté d’attraper à pleine main sa matière en développement et sa tête en morceaux.
Alors, à n’importe quel prix, elle sortirait, elle partirait.
Elle irait le retrouver.
Un garçon qui l’attendait il y a quelques minutes encore, avant que Maman vienne effacer encore une fois toute la vie dehors.
Elle était donc allée dîner, suivie de très près par la discrète présence offensive de ses projets de sédition.
Au passage, elle avait repris ses esprits en les rafraîchissant dans l’eau glacée qu’elle avait fait couler abondamment dans les paumes de ses mains, jointes quelques secondes, pour que ça marche.
Qu’elle marche dans la nuit et que sa fuite la jette dans les bras de l’objet si désirable de son délit.
Tendue jusqu’au craquement mais aussi sereine, elle obéit tout à fait pendant la durée interminable de ce dernier repas d’enfance.
Ce soir, elle devait se faire oublier complètement.
Faire oublier à tous, réunis autour de la table, jusqu’à son nom, jusqu’à son corps entier qui restait derrière elle, debout sur la pointe extrême de ses deux pieds, prêt à sortir.
Assise au fond de ses yeux obstinément baissés pour n’attirer sur elle aucune attention, elle sentait le temps passer à l’envers.
Son attention crispée la maintenait hors du circuit fermé des échanges.
Il ne fallait pas que quelqu’un ce soir lui adresse la parole, elle ne pourrait rien répondre.
Elle refusait de répondre d’elle ce soir.
Elle ne pouvait pas tout faire à la fois.
Toutes les paroles qui se croisaient, au-dessus des gestes soutenant la noce alimentaire, semblaient tourner sur elles-mêmes au-dessus de sa tête en ralentissant avant d’être enfin captées par leurs destinataires.
À chaque réponse, le soulagement de n’avoir pas été prise à parti lui faisait exhaler un tel soupir que l’espace entre son assiette et sa bouche s’emplissait de condensations.
En équilibre sur le fil des phrases et des minutes qui s’écoulaient, les unes sur les autres avec une telle pesanteur, malgré toute sa concentration, elle se sentait glisser tout entière dans un trouble croissant.
Mais c’était sûr, à chaque seconde, à chaque syllabe, elle s’échappait aussi tout entière un peu plus.
Le moment du fromage.
Elle remerciait silencieusement tous les esprits qui soutenaient son avenir d’avoir permis qu’elle s’absente presque complètement sans que personne ne le remarque.
Elle hochait la tête de temps en temps pour montrer à tous qu’elle était encore là.
Ça devait suffire.
Mais non.
Maman la rappela à une saine participation en lui réclamant quelque chose.
Elle hocha la tête.
Et partit dans la cuisine.
Arrivée devant le réfrigérateur, elle dut pourtant s’incliner.
Elle demanda à Maman à travers le mur qui les séparait, de lui rappeler ce qu’elle devait lui ramener.
Maman émit son rire cristallin dont chacun des minuscules éclats pénétra dans la tête en l’air de sa fille.
Elle revint à table presque embrasée de confusion en se rasseyant à sa place.
Maman trouva qu’elle était un peu plus rouge que de coutume.
Elle se replongea dans son assiette pour y ajuster les tempos contraires de son impatience enragée et de la crédibilité de sa décontraction.
C’était pour elle un effort épuisant.
Elle devait conjuguer sa propre surveillance à l’observation assidue du moindre signe d’une attention anormalement spéculatrice de Maman.
Elle était très serrée.
Dans les bouchées qu’il ne fallait pas faire traîner.
Dans les bouchées qu’il fallait mâcher.
Elle ne se souvient plus du tout de ce que Maman avait préparé ce soir-là.
Il n’y avait rien à manger ce soir-là, juste quelque chose à avaler.
De toute façon, c’est décidé maintenant, elle ne s’assoira plus jamais à la même table que les gens de sa famille.
Elle mangera rarement.
Seule, loin au fond de la cuisine.
Elle mangera debout, à toute vitesse.
Uniquement parce qu’il le faut.
Pour que, plus jamais, personne ne puisse la regarder ni ne vienne lui adresser la parole.
Elle s’offre les services quasi bénévoles de « She Wants Revenge » other, San Fernando Valley,  United States. 
À travers le timbre saturnal de Justin Warfild, juste à côté de son désespoir encore tout neuf, elle croit reconnaître, l’espace de quelques secondes, une perception plus ferme dont elle ne peut identifier le but.
Ni l’origine.
Une sorte de fugace solidité, qu’elle a déjà ressentie au moment précis où elle a haché de toutes ses forces ce qui lui restait de vie.
Sur laquelle elle s’est assise comme sur une marche, en se jurant qu’elle ne partagerait plus jamais rien avec personne.
Ce socle inconnu, c’est maintenant la seule matière solide de sa vie.
C’est venu d’une façon somme toute évidente.
C’est devenu une sorte de nécessité qui, dorénavant, lui fermera tout accès à l’extérieur d’elle-même.
Depuis qu’elle est si brutalement tombée malade d’amour.
Depuis le soir où elle a basculé dans la substance poisseuse de l’imposture.
Et qu’elle l’a lavée avec sa honte immense en brandissant vers le ciel ses deux poings couverts de sang.
Juste après, elle était rentrée chez elle.
C’était trop flou, trop incertain, elle n’y avait plus trouvé sa place, alors lentement, elle était rentrée en elle.
Et depuis elle n’a plus réussi à partager de parole, à partager de temps, à partager de repas.
Elle n’a plus réussi à savoir comment partager quoi que ce soit avec quiconque.
Bien sûr ça ne se voit pas tout à fait.
Maman continue de croire qu’elle a simplement perdu l’appétit.
Maman veut bien lui laisser le temps de se reprendre en gardant sous sa tutelle cette fugue imbécile et le désastre qui lui a fait suite.
Maman prépare à sa fille le plateau d’une convalescente.
C’est en la nourrissant que Maman veut la guérir.
Mais elle ne veut pas que Maman la soigne, elle veut rester malade de toute cette vérité.
Elle veut rester toute sa vie accrochée aux fils électrifiés de sa déconvenue.
Maman s’assoit près du plateau et l’exhorte à s’alimenter.
Si elle refuse trop longtemps de manger, c’est Maman qui tombera malade.
Pour la convaincre, elle émet une plainte lisse qui pénètre jusque dans les plus lointaines des cellules qui constituent sa fille.
Maman sait comment moduler la persuasion.
Mais elle connaît parfaitement les effets tenseurs de ces ressorts, elle les attend et les contourne.
Pour accélérer le retour à la norme, Maman pourrait manger à sa place et qu’ainsi le retour à la logique et à la guérison soit respecté plus rapidement.
On a assez perdu de temps.
Elle repartirait avec le plateau.
L’estomac de Maman serait à moitié plein et le contenu de tout le reste autour à moitié vide.
C’est ainsi avec Maman, une affaire de rythmes binaires.
Une affaire inondée d’une clarté presque totale.
Des scansions sans zones d’ombre, de corps à calmer, à nettoyer, à remplir et à vider.
Maman lui enjoint de manger et sous l’effet contraignant de ses propos, elle se contracte jusqu’à ne plus être présente que dans les parois hyperactives de son tube digestif.  
Autour, Maman ne voit pas bien, c’est fluide et sans grande consistance, dilué dans le flot sans fin de son éminente inquiétude.
Mais il n’y a pas le choix.
Elle ne peut plus n’être qu’une des sécrétions de Maman.
Depuis qu’elle est rentrée chez elle en pleine nuit, les deux poignets grands ouverts sur la réalité, il faut qu’elle reprenne consistance pendant que sa peau cicatrise.
Elle doit se coaguler seule.
Elle n’a pas besoin d’être nourrie.
Elle ne veut rien d’autre qu’attendre que le temps lui passe sur le corps.
Donc, elle ne mange plus.
Elle ne dort presque plus non plus.
Le buste redressé, une moitié d’elle reste assise dans l’obscurité, les paupières fermées sur la lenteur des minutes qui s’écoulent beaucoup moins vite pendant la nuit.
Elle tape doucement contre le mur son crâne au fond duquel résonnent, jusque très tard, les galops saccadés des escadrons électrifiés qui la protègent.
Puis durant quelques heures, le cachet d’hypnotique la fait enfin basculer sans conscience, comme du plomb fondu dans les bras de Maman qui attend, diligente, que sa fille sombre dans le coma pour revenir l’envelopper de plus belle dans les draps de sa présence ardente.
Elle ne rêve plus non plus.
Lorsque le dessert fut servi, le temps sembla, dans un crissement brutal, se bloquer tout à fait.
Elle s’en sortit presque indemne, un peu commotionnée sous le choc de l’indépendance à venir.
Frôlée de si près par le surgissement de sa disponibilité alors que la table n’était pas encore débarrassée.
Elle jeta un coup d’œil rapide à la couleur du ciel.
C’était fait.
La nuit arrivait pour elle.
La nuit allait l’aider dans sa périlleuse entreprise.
Elle effacerait ses pas derrière elle, effacerait les traces de sa crainte jusqu’à leur complète dilution.
La nuit l’accompagnerait vers le moment le plus resplendissant de sa vie.
Elle participa, la tête un peu trop haute, aux activités communes de remise en ordre, réfrénant les excès de zèle qui faisaient par instant trembler légèrement ses mains ou la poussaient en lui donnant de violentes claques dans le dos.
Elle soufflait, elle hochait la tête.
Elle se bridait afin de remettre sur la bonne voie, le plus discrètement possible, les gestes dépareillés que sa contraction jetait en tous sens.
Le moment n'était pas encore venu, il fallait attendre.
Elle évita le regard de Maman pendant le reste de la soirée, échangea quelques propos insignifiants avec les autres membres de la famille.
Assise les jambes bien serrées l’une contre l’autre dans un des fauteuils profonds du salon, elle trépignait.
Et puis, sans que rien ne se soit écroulé, sans qu’aucun des piliers qui soutenaient la maison ne se soit lézardé, il fut l’heure.
Lorsqu’elle ouvrit la porte de sa chambre, elle se sentit soudainement enveloppée d’une brume très fraîche.
Elle n’alluma pas la lumière.
Du noir presque total émergèrent petit à petit les contours des objets attentifs et silencieux qui l’attendaient.
Mais il lui restait sur le dos un point d’incertitude majeur.
Maman passait lui dire bonne nuit.
A n’importe quelle heure.
Elle s’assit sur le lit pour réfléchir à une parade efficace contre ce dernier détail paralysant.
Elle s’était assise sur le lit.
Elle avait réfléchi.
Pouvoir repenser ainsi à l’enchaînement, lors de cette soirée, d’actes si précis étonnait la nébuleuse un peu informe qu’elle était devenue.
Tant de stratégie.
Tant de contrôle de soi.
Tant de courage aussi.
Et tant de ruse.
Là, maintenant, elle n’a plus de lieu pour envisager le stockage de toutes ces qualités qui, elle en est sûre, ne lui serviront plus jamais.
De toute façon.
La détermination, la volonté inébranlable, la force.
La fulgurante force qui l’avait portée.
À n’importe quel prix.
Elle se gratte les deux genoux en y frottant le picotement de sa peau qui travaille sous les bandes.
Elle est tombée.
Tombée de haut.
D’en haut jusqu’au sol si dur du vide imparable de toute son existence, vouée maintenant et pour toujours, corps et âme, aux études et au rock and roll.
Et, de son existence, elle n’en aura peut-être pas assez pour dire merci à tous les musiciens anglo-saxons du monde.
Leur savoir gré, à eux seuls.
Le reste est de la foutaise.
Du pipi, rien.
Tout le reste.
Pour la peine qu’ils se donnent tous, pour sa peine si lourde portée par la peine qu’ils se donnent, elle décide de se mettre debout et de consacrer le temps nécessaire à la recherche du morceau le plus pointu de toute sa collection.
C’est une tâche ardue.
Il lui faut trouver une icône.
Un condensé rageur.
Tout à coup elle ferme les yeux, prise au milieu de la chambre, d’un vertige effrayant.
Une partie dense et comprimée d’elle-même l’assomme, lancée par les cordes vocales de Maman.
Musicienne hors pair, oreille radicale, égaillant de ses fredonnements le rythme parfois un peu terne de ses besognes quotidiennes.
La mélodieuse complainte de la vie digne et stable, la vie majestueuse de Maman, qui, malgré la stricte fermeture apparente des portes ne manque jamais de l’atteindre.
L’air s’emplit de la voix qui chantonne, tenant à deux mains l’aspirateur impitoyable de leurs deux vies.
Elle peut se laisser engloutir par cette musique sirénienne.
Elle tourne un peu la tête et regarde flotter les débris et les épaves de ses précédents naufrages.
Une surface noire, zébrée d’un peu d’écume, fermée de toute part par les falaises abruptes de sa débâcle.
Elle a cru voir, au loin, une sorte d’embouchure, comme une lumière témoignant peut-être d’un passage possible, loin, si loin.
Frottant ses yeux elle cherche à interrompre quelques minutes son périple vers l’informe et tente de réduire les acouphènes des chants empoisonnés.
Il faut trouver l’antidote.
Le grigri qui la prémunira contre les obscurs abysses.
Sortir, sortir, la tête au vent.
Sortir la tête hors de toute cette eau.
Laisser s’assécher toute cette eau au fond de laquelle la maintient, sans même y penser, la poigne de fée de Maman.
Sans que personne n’y pense.
Sans que personne n’entende, il avait fallu ce soir-là penser très fort à une stratégie sans faiblesse.
Jamais, jamais depuis qu’elle était née, elle n’avait dû se tenir elle-même avec tant de fermeté.
Tout son corps la secouait d’impatience, sursautait, s’expatriait en courant ailleurs alors qu’il lui fallait absolument attendre.
Elle prit une décision.
Elle allait anticiper la dernière rencontre du jour et trouva un prétexte pour ressortir à nouveau de sa chambre et, comme par hasard, croiser la route des longues caravanes besogneuses de Maman.
Puis, avec légèreté, lui dire, là, en l’embrassant sur sa joue tiède et ronde, bonne nuit.
Elle sombra un peu plus profondément dans la félonie et avec une jubilation presque gazeuse, créa à mains nues un nouveau subterfuge.
Elle se déshabilla, enfila son pyjama.
Elle sortit, marchant d’un pas beaucoup trop léger et partit à la recherche de Maman.
Elles s’embrassèrent.
Elle regagna sa chambre, troublée par l’aisance avec laquelle, depuis quelques heures, s’imposait ce jeu de la trahison.
Elle eut une pensée pour ses victimes, ajusta sa conscience morale à leur inconséquente confiance et élabora deux préceptes nouveaux à partir de cette toute nouvelle expérience.
Le premier bousculait bien sûr ses naïves doctrines : mentir était simple.
C’est après le mensonge que tout devenait compliqué.
C’était le second précepte qui ne prendrait effet que beaucoup plus tard.
Là, en remettant en silence sa capuche tout en écoutant les bruits de la maisonnée par tous les pores de sa peau, elle ne le savait pas encore.
Elle sursaute.
Elle a cru entendre quelqu’un entrer.
Même si c’est assez improbable, elle se méfie beaucoup de leur disponibilité pour elle ces dernières heures.
Ils se sont tous mis, les uns derrière les autres et derrière la bannière de Maman sur les rangs des services innombrables qu’ils souhaitent maintenant lui rendre.
Et revenir plus tôt pour s’occuper de sa détresse en réparation peut faire partie de leur projet.
Elle écoute avide, sortant un peu la tête de l’aquarium dans lequel elle tourne en les laissant tous penser sans elle au lendemain.
Non, c’est une erreur.
Il n’y a personne, c’est à dire, il n’y a qu’elle.
Le silence qui l’enveloppe soudainement et emplit la pièce se resserre et la ceinture si fort qu’elle doit envisager d’en sortir au plus vite.
Elle sort de sa collection un classique.
Un des quelques rares, un des privilégiés, qui provoquent en elle les mêmes montées d’adrénaline quelles que soient les conditions extérieures.
Le premier album de « Grizzly Bears ».
C’est exactement ce qu’il lui faut pour partir en reconnaissance.
Elle enfonce les deux écouteurs au plus profond de ses conduits auditifs et envisage un nouveau détour par la salle de bain.
En traversant le couloir elle passe la main sur le mur lisse.
Elle a besoin de se voir.
Elle ouvre la porte et leurs trompettes levées vers le plafond lui font une haie d’honneur jusqu’à la glace qui lui semble immense.
La voix suintante et douce d’Edward Droste s’étale sur chacune des brosses à dents et le carrelage blanc se fendille sous l’effet de leurs bombardements.
Elle détache la boucle de sa ceinture en contractant les morceaux épars des doigts qui lui restent.
Le bouton de son jean s’ouvre sans qu’elle ait besoin d’y toucher.
Elle enlève d’un seul geste son tee-shirt.
Au passage, sa manche gauche lui arrache le souvenir des plaies qui se referment sous les bandes, son soutien-gorge tombe sur le sol.
Sous les flots presque bleus de la lumière allogène, elle avance.
Elle est assise sur le dos d’un éléphant royal, toute petite en haut sous le dais de brocard et d’émeraude brodé par « Campfire », ses poignets enveloppés poussent le miroir et elle s’installe quelques minutes face à eux, tip ti li tip, tientonredresseleszep, tip ti li tip, la trompe de l’éléphant ramasse au sol les orchidées et les jettent en direction du ciel, tientoiredressplus, tip ti lip, qui retombent sur ses épaules voûtées, ses seins, face à leur destin, balancent au rythme des brassées de fleurs et des cris de la foule qui les acclament, elle les prend dans ses deux mains bandées, les soulève et quelques pétales en tombent, tip ti lap tip redresstondos just don’t ask, en effleurant sa peau trop blanche, ses yeux quittent cette poitrine fleurie vautrée sur le tapis rouge de son succès et se lèvent.
Face au grand miroir presque étincelant, à cette vitrine du zèle ménager qui empêche même la buée de se condenser, elle ferme les paupières.
Lorsqu’elle les rouvre, il n’y a personne.
Elle retient brusquement son regard avant qu’il ne tombe dans le vide.
L’éléphant la dépose au sol maintenant jonché de capsules de bière et de mouchoirs en papier et elle doit s’écarter pour ne pas se faire écraser par son indifférence solennelle.
Elle tourne la tête.
Rien ne peut être mis plus fort.
Ni la musique, ni le sommeil, ni l’éclairage mauve des lampes au- dessus de son absence.
Elle sent un courant d’air frais remonter entre ses seins et entend la porte claquer.
Elle sursaute, ramasse son soutien-gorge et le serre contre elle.
Elle reste adossée au mur de cette découverte implacable que Maman va faire dans quelques secondes.
Rien, aucun appel, aucun des signes habituels qui provoquent immédiatement de part et d’autre de ses reins la tension de la rectification.
Personne.
Encore.
Elle bat aux vents de ses allées et venues, sans cesse alarmée, alertée.
Debout et hirsute sous le qui-vive incessant dont les bruits secs la font sursauter de plus en plus fort.
De plus en plus souvent.
Elle s’est pris les deux mains dans une porte qui est restée grande ouverte.
Une porte ouverte tout le temps, nuit et jour, qui ne donne sur rien, ne sépare rien.
Ne protége rien non plus.
Elle arrache les écouteurs et ouvre le robinet.
Sa peau la démange.
Elle joint ses mains en creux sous le filet d’eau qui imprègne les bandages.
Elle baisse le visage et le laisse presque tomber dans cette petite mare molle et tiède qui sent le dakin et l’amidon.
Les couches de gaze et les pansements qui protègent les plaies se déroulent bientôt, se déliant et libérant progressivement les poignets et leurs petits chantiers de fouilles.
Avec le bout des lèvres elle achève de tirer les bandes humides et ses mains un peu gonflées et trop roses apparaissent.
Ses mains la regardent puis referment le robinet.
C’est fini.
Elle n’a pas trouvé ce qu’elle cherche.
Reprendre l’errance qui la pousse ainsi de pièce en pièce à la recherche de quelques indices d’elle-même éparpillés dans l’espace domestique.
Elle est condamnée pour toujours à n’être qu’à l’intérieur.
À n’avancer dans l’insécurité que bordée par les corridors et les murs de cet endroit usé par ses va-et-vient.
Maman a la clef.
La maison et elle reprennent leur silencieuse marche vers nulle part.
Presque épuisée, elle regagne sa chambre.
Elle sort de leur tiroir les bandages neufs, les pansements, tout le matériel de sa reconstruction et entreprend de nettoyer une fois de plus la place.
En la cachant.
Elle se consacre à l’observation de ses entailles bleues, pourpres, douces et gonflées comme le bord des tulipes.
Un long moment de silence, étonnée de les voir se métamorphoser d’heure en heure sans aucune intervention extérieure.
Parfaitement libres.
Autonomes.
Elle entreprend le nettoyage.
Elle entreprend l’enveloppement.
Elle entreprend de s’occuper avec méthode de cette partie d’elle- même.
Uniquement.
Pour le reste, il lui suffit de l’oublier, ça n’a pas d’importance.
Ça n’a pas d’existence.
Lorsque son équilibre instable se leste à nouveau du poids de ses deux mains, elle regarde une à une les pochettes de sa collection de vinyles.
Non, rien ne la tente.
Tournant une nouvelle fois le dos à ce qu’elle connait du monde, elle active son ordinateur si patient et s’enfouit dans l’espace.
Un nouvel amour acoustique, un nouveau départ, une vibration immédiate.
Qui sait ?
Il allait pour elle réparer toutes les lassitudes.
Remettre ses oreilles et son cœur à neuf.
Il y avait eu un très grand moment.
Lorsqu’elle avait choisi de passer par la fenêtre.
Il n’y avait aucune autre solution.
Malgré l’absence de risque objectif, elle avait frémi d’appréhension.
Que c’était fort et ténébreux.
Comme elle vivait intensément.
Sortir par la porte aurait été une promenade.
Sortir par la fenêtre était une fuite authentique.
L’absence complète de vent qui accueillit ses pieds lorsqu’elle les posa sur le parterre durci par l’hiver lui promit un retour sans encombre.
La fenêtre pourrait rester entrouverte.
Elle remercia une fois de plus tous les éléments, les montagnes, les plaines, les forêts, les fleurs, les nuages, les sources.
Elle prit tout ce qui s’était mobilisé pour elle à bras le corps et l’embrassa sur la bouche de leur solidarité discrète.
Car il aurait pu pleuvoir.
Car il aurait pu neiger.
Car il aurait pu faire jour jusqu’au lendemain.
Non, la nuit était plate et sans à-coup et elle s’y enfonça tête la première, allégée de son propre poids dès que la grille basse du jardin fut franchie, presque trop aisément, en levant le genou à hauteur de la poitrine.
Elle sentit l’excitation lui électrocuter les mâchoires et se mordit plutôt fort pour ne pas éclater de rire.
C’était bien.
C’était vraiment bien.
Tout était nouveau.
Tout était étrange.
Ce voyage-là n’avait aucun point commun avec ceux qu’elle effectuait chaque jour et dont elle ne connaissait que les causes.
Elle allait et venait jusqu’alors dans sa ville poussée par une succession de raisons.
Le jour. Le lycée. Les cours de soutien en mathématiques. Les cours de soutien en anglais. Le samedi après-midi, relâche. Et puis le samedi soir et le dimanche et le retour du jour, du lycée.
La nuit de cette grande épopée avait fait imploser au creux de sa retenue légendaire tous les angles et les lignes.
Elle s’avançait à pas vif sur le territoire méconnu des choses.
Jusqu’alors, à part dans le vase très clos de sa chambre, elle n’avait jamais eu affaire directement aux choses.
Maman et la vie qu’elle avait construite autour d’elle les éloignaient.
L’éloignait le plus loin possible de l’idée même d’une liaison envisageable avec les matières de l’extérieur.
Ce soir, cette nuit-là, lorsqu’elle avait décidé de rejoindre son amour, la stupéfiante promiscuité des choses lui avait presque fait oublier son but.
Cette succession de couches, d’enveloppes, s’ouvrant sans fin.
C’était ça, dehors.
L’extérieur la pénétrait sans discontinuer, comme une longue secousse.
Tout s’ouvrait sur elle et en elle.
Tout se dévoilait à elle.
En marchant dans l’obscurité et les nappes froides des lumières électriques, toutes ces rues pourtant si connues se mettaient à neuf par générosité.
Pour elle seule et pour ses yeux grands ouverts, sa ville ne lésinait pas, elle faisait peau neuve.
C’était bien.
C’était vraiment bien.
Elle le répéta ensuite, à chaque fois que, sous son regard délié, s’offrait la fière allure d’un porche ou d’une vitrine ou d’une entrée d’immeuble ou d’un panneau de publicité.
Elle découvrait ces existences qui se découvraient à elle.
Elle découvrit le bruit aussi.
Plus fluide, étiré dans les lumières des phares, il la surprit tant qu’elle dut s’arrêter quelques secondes pour se consacrer minutieusement à son appropriation.
Puis elle repartit en chantonnant pour elle et pour toutes les filles qui, ce soir, avaient quitté leur domicile sans autorisation.
Pour accompagner sa marche forcée vers l’air, elle jugea bon de se faire assister par la fraîcheur soigneuse de « Coffee song » et de leur si délicieux « Put a name on it », dont elle connaissait l’impossible refrain par cœur.
Bousculant entre ses dents la succession des phonèmes itslikeafreeseframeifIcanputanameonit, jusqu’à devoir lancer à terre l’excès de salive francophone qui la gênait pour maintenir le rythme.
Tout allait si bien.
Tout était pur et doux.
Pendant une minute, pendant quelques minutes, elle oublia les raisons de sa présence ici.
La ville allongée sous elle lui signifiait par une suite ininterrompue de signes sa totale disponibilité.
Tout vibrait.
Tout s’exposait.
Les immeubles s’inclinaient sur son passage, leurs yeux clos.
Elle avait chaud.
Ce soir, la nuit était chaude.
A l’angle de la rue St. Michel, son amour l’attendrait bientôt.
Il lui reprit ses esprits, un peu dissipés sous les effets imprévus de toute son aventure.
Elle traversa et lança l’une après l’autre ses jambes le long du boulevard dont l’extrémité la jetterait dans les bras de la foule qui devait piétiner depuis plusieurs heures devant l’entrée de la salle de concert.
Il aurait fallu qu’alors elle s’assoie.
Qu’elle stoppe net les battements de son cœur entre les deux parties duquel elle était en train d’avancer et tourne le dos à la pagaille.
Il aurait fallu qu’elle fasse une pause.
Qu’elle pivote pour reprendre sa route à l’envers et retourne observer le sommeil plein d’innocence où s’était plongée Maman depuis son départ.
Maman qui reposait dans toute son ingénuité.
Maman endormie dans son ignorance de cette vie nocturne si excitante.
Pour laquelle elle paierait maintenant de sa vie à venir, sans un doute.
Mais c’était trop tard.
Elle aurait dû douter plus tôt.
Prendre la peine d’écouter plus attentivement ses organes.
Leurs rythmes discordants lui auraient fait comprendre qu’il fallait mieux s’arrêter là, à mi-chemin.
Elle aurait dû savoir qu’il ne lui était pas nécessaire d’aller plus loin.
Il lui suffisait de rester là, de poser une petite pierre blanche juste à l’intersection de sa fuite initiatique et de son attache ancienne.
Parce qu’avant d’atteindre cette croisée des chemins, elle n’avait pas eu de temps pour ses pensées, pour celles qu’elle destinait à ce garçon qu’elle aimait tant et pour qui elle pensait avoir gazéifié ainsi les lourdes contingences existentielles.
Elle était restée trop longtemps allongée à cette intersection, à quelques mètres du sol, écartant les bras afin que la pesanteur humide la maintienne suspendue et volatile aux côtés des choses.
Si elle avait consacré à la croisée de ces chemins plus d’attention, elle ne serait pas allée plus loin.
Elle se serait seulement assise plus profondément à cette place, dans l’interstice.
Pour sentir comment l’air sortait par bouffées compactes d’elle et de sa décision.
Elle allait, dans quelques heures, devenir une personne.
Mais dans ces courants violents qui la traversaient de part et part, elle aurait dû sentir que quelque chose manquait.
Elle aurait dû sentir l’absence de ce qu’elle croyait un peu plus tôt être le ressort de sa vie même.
Pas la moindre expiration, pas le moindre souffle alors lui confiant cette suite de mots :
C’est moi, je t’attends ce soir.
Rien de lui, à ce moment-là, ne résonnait au creux de sa cage thoracique fraîchement entrouverte.
Mais elle n’écouta pas.
Elle s’obstina à croire, en fermant toutes les issues qui pouvaient la conduire à l’intérieur d’elle-même que la salle de concert était bel et bien le lieu de son désir intense.
Et que c’était ce désir, tendu et sans nuance qui bandait sa colonne vertébrale comme un arc.
Elle sentait ce désir si fort, si actif, enveloppant son corps avec une telle vigueur, qu’elle ne pouvait pas le conserver ainsi à l’intérieur d’elle.
Elle devait l’offrir, le vouer à l’adoration sans borne d’une idole.
Ce fut certainement sa méprise.
Ce fut le brouhaha de son amour pour lui qui effectua le choix de la direction à prendre.
Elle interrompit sa danse fusionnelle, elle se mit debout sur la nuit plate et repartit.
Elle ne se relèvera pas de son erreur.
Ce qu’il faudrait maintenant, c’est décider de lui couper les deux jambes.
Afin que plus jamais elles ne la sollicitent pour l’emmener n’importe où.
Ses jambes.
Une telle blancheur, une telle maigreur.
Qu’elles soient à l’origine de tous les troubles qui suivirent n’est pas surprenant.
Maman devait savoir qu’elles portaient, de la hanche aux chevilles, en elles, les germes de toutes les frondes, de toutes les félonies présentes et à venir.
Passant devant les miroirs, les vitrines, elle leur lançait un œil sans aménité, condamnant avec Maman, dans un chœur sans équivoque, leur mesquinerie légèrement arquées.
Elle les dévisageait parfois jusqu’à les perdre.
Les confiant alors à Maman, définitivement, afin qu’elle les redresse.
Maman suivait consciencieusement ses jambes partout et Maman soupirait.
Tes jambes, tes jambes.
Une seule fois, elle avait demandé à Maman :
Quoi, mes jambes ?
Mais cette sédition se musela immédiatement sous le bâillon outre-mer des yeux levés au ciel de Maman.
Elle avait donc définitivement souscrit à la gravité sans espoir de la situation.
Elle s’était ralliée à la cause et avait entonné le refrain de leur hymne fédérateur.
Mes jambes, mes jambes.
Elle marchait donc sur elles depuis très longtemps dans l’attente d’une catastrophe qui ne manquerait pas de se produire.
Et c’est peut-être ça qui n’avait pas marché ce soir-là, ses jambes.
Qu’elle aurait bien mieux fait d’abandonner ou de glisser sous les draps à côté du sommeil bienfaiteur de Maman.
Ses jambes ne lui serviraient plus désormais.
Il lui fallait simplement rester.
Coincée pour toujours entre les paumes jointes de Maman qui priait obstinément pour son salut.
Serrée entre ses deux mains, maintenue verticale par la force de tout ce que Maman devait racheter constamment.
Elle ferma à moitié les paupières.
Elle n’aurait plus à bouger.
Ne gardant qu’un peu d’espace autour d’elle, juste ce qui lui était nécessaire pour mouvoir ses deux poignets.
Ta tentative ridicule.
Elle passe à nouveau lentement les coussinets de ses deux majeurs sur les bandes sèches qui enveloppent sa tentative ridicule.
Sortant en salve de la bouche de Maman, la série de « T » de la « tentative » avait martelé ses trois temps sur le petit tambour creux de son vague à l’âme et opéré avec précision trois incisions supplémentaires dans son cœur mou.
Elle avait battu de l’aile encore quelques minutes puis s’était inclinée en glissant sur les compresses huileuses des voyelles prisonnières du « ridicule » dont Maman badigeonna ses blessures encore chaudes.
Puis elle s’était enfoncée tout à fait dans les plis des pansements lorsque suivit « ton entêtement ».
Elle ne résistera plus.
C’est décidé.
Elle fourrage sans délicatesse dans ses trésors et s’offre en un dernier signe de représailles le chant de guerre le plus dévastateur qu’elle peut trouver.
« Archie Bronson Outfit » aligne ses lance-missiles gorgés de tous leurs projectiles et les met à sa disposition.
Elle commence en leur compagnie à frapper d’un pas ferme le sol pour piétiner les détonants « T » de Maman.
Sa chambre s’emplit d’armes.
Dans l’odeur de soufre de sa haine muette, elle balance par-dessus les bords de son existence les « ton attitude atroce », les « attenter à tes jours », les « as-tu terminé ? ».
Elle n’a pas terminé, elle n’aura jamais terminé de régler un à un les comptes écrasants de ses comptes à rendre.
Elle frappe et frappe le sol.
Et chacun des coups qu’elle y porte, accompagné par les sons d’aluminium et de chlore de ses chouchous, la démonte sérieusement.
Voilà, voilà ce qu’elle est.
Entêtée traitreusement. Totalement tétanisée. Tourmentée par la torture. Trucidée par tactique.
Elle lève les bras, tendant ses mains aussi loin que possible vers le plafond bas de sa révolte.
Le périmètre clos de la chambre se transforme en arène fumante sous la violence de leur chant funèbre.
Elle se place en son centre.
Déesse muselée qui leur enjoignit en secret de se regrouper autour d’elle afin de l’escorter vers la rédemption.
La voix de Sam the Cardinal tombe comme un éboulement le long de sa pente dépressive et produit, en se heurtant au sol, l’effet explosible attendu.
Elle entre en belligérance.
Allant chercher sous les gravats de sa disparition le filet d’air suffisant.
Le chemin qu’elle peut se frayer dans cet amoncellement de débris, le chemin qu’elle creusera et qui la ramènera à terre.
Et sur cette terre, elle frappe du pied.
Sa tête oscille sous les secousses répétées que répercutent les chocs de plus en plus violents de ses talons sur le plancher.
Tout son corps capture au passage les essences vibrantes de sa musique systolique.
Sous lesquelles elle courba la tête en arrivant devant la salle où la foule sombre était trop dense, la confusion des formes trop inintelligible pour qu’elle puisse encore y pressentir la moindre trace d’un danger pour elle-même.
Elle avait consacré les derniers mètres avant la multitude à placer en haut de sa tête quelques pensées lumineuses pour encadrer leur rencontre.
Des saccades d’étonnement.
Des tressaillements de sensations célestes.
Elle commença par se frayer une voie d’accès à son amour en perforant les gens, les uns après les autres.
Elle réussit à rejoindre la barrière à qui fut confiée le rôle si important de l’entremise.
Où elle s’appuya pour faire face à son destin.
Malgré l’épaisseur de chair humaine et de ferveur, elle en était certaine.
Rien ne la ferait manquer son amour.
Il lui apparaîtrait dans l’éclat très vif dont son regard impatient de l’entourait.
Chacune des images, chacune des pensées où il allait et venait s’éclairait des photophores de sa pupille, elle avait placé ses yeux aux angles du désir qui alimentait la flamme.
Le corps de ce garçon avait imprimé ses contours sur sa rétine brûlante et elle l’attendait.
Se hissant sur la pointe des pieds de temps à autre.
Ravie sur ses orteils par la qualité inconnue de ce moment où elle aurait pu encore une fois s’oublier, c’est à dire oublier les raisons de sa présence ici.
Tout entière aux prises avec la matière précieuse de son attente.
Tout entière consacrée à la consommation de ce temps parfait dont elle égrenait chaque minute avec toute la minutie dont elle était capable.
C’était bien, cette attente, c’était vraiment bien.
Elle scrutait dans chacun des visages qui passait à sa portée la promiscuité, la proximité, l’étrange spécificité qui devraient extraire de l’informe le visage chéri.
Elle croisa quelques connaissances, échangea à travers la fumée âcre augurant des grandes vibrations, un mot ou deux sur le groupe.
L’excitation qui traversait l’air de part en part montait en elle par bouffées, chauffait en les frottant les uns contre les autres les voix stridentes des petites femmes encore vertes et les rires boursouflés d’acné des garçons.
Par bouffées se répandaient sur eux les premières notes qui trépignaient et déchiraient l’espace, donnaient à chacun un avant-goût de l’appel au crime.
Elle s’immobilisa en battant de l’extrémité de ses pataugas la mesure de l’extase qui allait venir.
Il allait venir.
Ils allaient partager le banquet divin, la substantifique moelle du rock de Manchester.
Les portes au fond du sas d’accès délimité par les palissades s’ouvrirent et tout à coup le courant se fit plus tendu, les rires plus aigus et le rare silence qui restait se stria sur toute sa longueur.
La cérémonie se déroulait, s’extrayant des entrejambes en glissant sous les jupes des filles, se faufilant à travers les fermetures éclair des jeans.
Chacun devenait l’objet de son propre culte.
C’était aspirant.
C’était une aspiration massive de l’intérieur vers l’extérieur.
Vers la scène où les petits frères aiguisaient les cordes de leurs voix et de leurs guitares avant le sacrifice.
Chaque note d’essai appelait, emportait, tirait et mêlait les prêtres aux pommettes roses et la masse à vif de leurs fidèles.
Elle était une de leurs fidèles.
Il n’y avait aucun doute.
Le mouvement s’intensifia, sa tête un peu tendue au-dessus de la rangée informe, elle monta plus haut encore sur la foule pour l’apercevoir enfin.
Et voilà, elle l’aperçut.
Irradiant, souriant, penché vers un autre corps, les deux bras enlaçant la nuque de cet autre corps.
Absorbé, capté, aboli par cet autre corps.
Le plafond ineffable s’effondra.
D’un coup.
Il emporta sous les éboulis de la défaite la multitude entière qui fondit avec les limites de sa conscience.
Elle se sentit partir.
Elle aurait dû partir.
Aller n’importe où.
Elle prit une décision.
Elle se quitta prêt de la barrière et s’en alla, pressée de part et d’autre de son absence, brassée au creux de la cohue où les dos mêlés de son amour l’avaient précédée.
Tourner les pieds.
Se retourner les sangs.
Sens dessus dessous, la tête vers le bas.
Elle fut tirée hors de sa consternation par le mouvement épais qui s’avançait d’une seule poussée jusqu’à la scène.
Elle aurait dû céder la place, s’avouer pour ce soir étrangère à la commémoration.
Laisser la déchirure de son amour se mêler à la poussière sous les pas sans rancune de ce public tumultueux.
Tourner les pieds.
Faire quelques pas vers la solitude et puis vomir.
Voilà, en une seule fois, toute la déconvenue brûlante.
De la violation.
De la trahison.
De la légèreté.
Du plaisir arraché à coup de poing au fond des créatures vivantes.
Elle posa ses mains sur son ventre, soulevant le tissu rugueux de son anorak, elle enfonça ses doigts dans la peau, le plus profondément possible.
Sourit à ses voisins et s’enfonça lentement à côté d’elle dans leur présence si certaine.
Ils la portèrent.
Ils l’ignorèrent.
Seuls témoins, avançant par à-coups, capables de contrôler son propre poids.
Elle sourit encore, à droite, à gauche et puis s’absenta.
Progressivement, morceau par morceau.
La lumière rouge lui donna le premier choc.
Concert.
Les applaudissements formèrent autour de sa tête une couronne d’épines.
Les sifflements lui passaient les uns après les autres à travers le sternum, enflaient puis explosaient le long de chacune de ses vertèbres.
Offerte et vacante pour toutes les lapidations.
Abandonnée maintenant absolument par le rock, par Manchester, par le public.
Abandonnée par la foule, tendue vers l’extase à la perfection, la cernant de sa sollicitude décomposante.
Et lorsque le premier morceau s’acheva, elle s’abandonna.
Absolument.
Le vide que le départ définitif de leur musique si dentelée avait laissé en elle ne se remplit de rien.
Le chemin de la sortie s’ouvrit sous ses pas, le torse pris par l’avant, serré par l’arrière, elle franchit la dernière barrière sans qu’à aucun moment elle ait eu la sensation d’avoir calé contre les corps poudreux de la foule autre chose que des os.
Puis elle se retrouva enfin seule, au milieu d’un espace où les nuques, les fesses, les bras levés si haut tout à l’heure s’étaient désagrégés sans bruit.
Tous ces organes et ces membres qui l’avaient apportée jusque-là la laissaient, oubliée sur les dalles froides de l’esplanade.
La fête est finie.
La nuit où elle avançait imposait son silence et lui sondait les viscères en les éclairant sans retenue à chaque passage des phares.
Les véhicules qui la traversaient, loin, allaient tous quelque part.
Elle arrivait encore à mesurer la quantité restante de sa présence à l’aveuglement soudain qui la projetait dans leur lumière rase.
Puis peu à peu elle s’ignora tout à fait.
Elle s’arrêta.
Tout en elle s’interrompit et elle reprit la route à genoux, conduite à la perfection par une volonté dont elle ignorait l’origine.
Lorsque le pont lui tendit l’arrondi de ses bras pour qu’elle s’y appuie, une sorte de décision avait été prise pour elle.
Peut-être là, en avançant, peut-être plus tôt.
Un scellement.
Et elle franchit les quelques mètres qui la séparaient du lieu de son extinction en étant guidée par un choix sans fissure.
Un choix net, indiscutable, fait quelques semaines plus tôt par quelqu’un d’autre pour elle.
Ils avaient d’abord longés les quais, elle continuant d’agencer, les uns à côté des autres, les mots qu’elle lui tendait pour qu’il se tienne à elle.
Et lui continuait d’agencer leurs corps, calant sa marche en biais et son épaule en creux dans son dos.
Qui avait grandi, soudainement.
Ce qu’elle avait senti sur ce premier trajet, c’est un confort, un réconfort aussi, même sans clairement entrevoir ce dont il pouvait la guérir.
Ce qu’elle avait senti immédiatement c’était les effets des divers points de suture qu’il avait posé sur les bords de sa psyché.
Plus un soudain délestage de son corps plutôt lourd.
Le soulagement fût immédiat.
Elle accéléra son pas et le rythme de ses paroles, étonnée par la quantité des sensations qui se précipitaient ainsi, aux limites de sa bouche.
Quelque chose se passait.
C’était ainsi.
Sans qu’elle en ait clairement conscience, elle n’était d’habitude jamais corps et âme dans le mouvement.
Nulle part, ni avec qui que ce soit.
Elle avait à rester dehors, vigilante afin d’éviter l’absorption.
Elle ne disparaissait jamais dans ceux qui l’entouraient, elle bougeait légèrement les épaules, se décalait de quelques centimètres et évitait chaque fois de justesse d’être aspirée par l’œsophage bavard des groupes.
Des gens.
La bouche ouverte de sa famille réunie.
La bouche ouverte de ses amis réunis.
La bouche ouverte de toutes les alliances, de toutes les affiliations.
Le front et le menton tendus, sans même y prendre garde elle se taisait.
A quelques centimètres de son visage, elle avait mis en place un dispositif d’exil.
Laissant son corps entre les mains trop fiévreuses des alliances mais gardant hors d’atteinte de tout mouvement imprévu, de toute proximité intrusive ce dont elle sentait confusément le ciment prendre dans les replis encore si imprécis de son intimité en gestation.
Mais elle avait choisi ce garçon-là.
Ou il l’avait choisie.
Et là, non.
Là c’était autre chose.
Elle se découvrait à marcher à ses côtés, avide de lui délivrer ses confidences qu’elle lui offrit comme un présent de bienvenue.
Avec une aisance qui la laissa perplexe sur ce qu’elle croyait connaître d’elle.
Avant.
Elle sentait mot à mot se déchirer la retenue de sa pensée, sortir d’elle au grand galop des flots d’idées qu’elle lui offrait par brassées.
Qui passaient ainsi d’elle à lui et s’enroulaient autour des bras qu’il lui tendait.
C’était une sensation nouvelle, cette aisance qui lui donnait un peu le vertige, la poussait vers l’avant en la menaçant de rester brutalement suspendue dans le vide entre eux mais qui ne se déliait pourtant pas.
Elle était proprement pressée par tout ce qu’elle avait encore à lui dire.
Elle reconnaissait à peine l’étrange son de sa propre voix la projetant par vagues successives jusqu’au mur de ses oreilles qui lui livraient un passage.
Spécialement pour elle et c’est cette aisance, cette pensée quasi liquide qu’il semblait avaler, qui lui fit franchir d’un pas alerte l’espace protégé qui l’amena directement à sa bouche. 
Elle se lève et franchit l’espace qui l’amène directement au réfrigérateur.
C’était moins bien.
C’était plus froid.
Elle sort du bac à légumes un morceau d’emmenthal que Maman protégeait de sa sécheresse en l’enveloppant dans un film plastique.
Elle referme la porte et s’assoit en s’accroupissant dos au ronflement métallique qui lui permet de constater que certains objets sont aussi en vie.
Elle mord à même la chair, contournant avec application les trous.
Depuis qu’elle est revenue de ce soir-là, il est apparu un symptôme étrange, il lui suffit de mettre en mouvement sa bouche, avec n’importe quelle substance à l’intérieur pour que ses yeux se ferment aussitôt, que la sensation d’une douceur fulgurante la tire brutalement hors d’elle et la projette le long du fleuve.
Dos au parapet.
Face à lui.
Serrée contre lui.
Depuis son retour à la maison, c’est ainsi.
Alors elle évite le mieux possible l’absorption de nourriture.
C’est d’abord une affaire de bouche.
Pour les mots et pour le contact étonnant de ses lèvres aussi.
Elle passe la langue sur la partie la plus charnue de sa lèvre supérieure et comme si quelqu’un d’autre voulait la remettre en place, elle la mord d’un coup si violent qu’elle en sursaute.
Puis enfouissant le front au creux de ses genoux repliés, à nouveau, le dos contre la vie secrète du réfrigérateur qui la soutient, elle sent toute la méchanceté du monde remonter le long de son sternum par décharges.
Lui écrasant le sternum, lui dilatant le sternum.
Inhalant et rejetant pour elle seule tout l’air alentour.
Gonflant de l’oxygène qui se raréfie chacune des larmes dont elle suit le cheminement, comme les traces d’une brûlure, de ses viscères à la peau de ses joues.
Tout à coup, la révélation de son état lui saute à l’intérieur des paupières.
Elle est devenue, corps et bien, une espèce de sanglot.
Hachuré, sec.
Muet bien sûr et qui lui rétrécit la peau en lui assignant la place étroite et râpeuse d’une enveloppe étroite et râpeuse autour de son sternum.
Puisque c’est là que tout s’est passé.
Là qu’elle y est passée.
Par là que ça passe.
Là aussi, peut-être que ça passerait.
Lorsqu’il l’avait serrée contre le parapet, elle avait dû s’arc-bouter le long de la bordure de granite, ses poignets s’étaient enfoncés de quelques dixièmes de millimètres dans l’angle aigu de cette pierre pleine de sous-entendus et d’aspérités.
Et puis elle avait oublié.
Parce qu’à son tour, son corps s’était enfoncé de quelques dixièmes de millimètres dans cet espace inconnu qui l’attirait vers lui.
L’échauffement provoqué par la pierre ingrate s’était gelé à l’intérieur de sa main sous le trouble grandissant qui l’accompagnait vers son passage à l’âge de femme.
Elle n’avait allumé qu’une seule veilleuse au fond de son cerveau.
Le reste s’était éteint, abandonné à l’afflux obscurcissant de toutes les perceptions neuves qui se bousculaient en tous sens sous sa peau.
Mais elle ne se laissa pas conduire aisément hors d’elle, là, sous les mains de cette créature étrange, malgré l’odeur qui assignait sans pitié son cerveau reptilien à l’attente de lui.
Elle s’aménagea en deux parties distinctes.
Une minuscule réservée à l’analyse et à l’observation.
L’autre, tirée aux quatre épingles de son corps tout entier, avide, affamée.
Une bouche ouverte.
C’est impossible.
À la traîne, derrière la parade syncopée des secousses larmoyantes monte, d’un coup, une onde compacte de malveillance.
Un coup de pied tendu qui dérape du ventre jusqu’à la langue, s’agglutine à la salive qu’elle lance de toutes ses forces sur le mur blanc, impavide.
Blanc et mat de son impuissance.
Le mur silencieux pour toujours.
Un crachat massif et venimeux, plaqué sur la surface muette de sa crédulité.
De l’injustice, de la malhonnêteté, de la lâcheté, de la faiblesse, du calcul, de la manipulation.
Des petites boîtes gigognes dans lesquelles elle place sa sécrétion.
Pour bien leur dire.
Pour leur dire à tous.
Elle passe lentement la main aux côtés de son erreur glissant là, sur le mur.
Elle appuie la paume bandée sur l’écume encore tiède de sa révolte.
Profonde.
Eternelle et profonde.
Eternelle dans sa vie.
Depuis toujours deux matières seulement la construisent et elle appuie sa paume bandée sur chacune d’entre elles.
Un chagrin sanglotant et une révolte profonde.
Un chagrin profond et une révolte sanglotante.
C’est comme on veut.
Ça n’a pas une grande importance.
C’est ce qu’elle se dit à voix basse en regagnant l’enclos sécurisé de sa chambre.
Elle se penche sur le tas informe de ses amours musicales et en laisse émerger la seule possibilité qui puisse l’escorter sous l’arcade phosphorescente de son insurrection.
Elle sollicite derechef Archie Bronson et sa boîte à outil chargée d’explosifs.
Il n’y a aucune autre solution, elle en est convaincue, deux morceaux d’infanterie valent mieux qu’un face à face avec les ennemis implacables qui la poursuivront encore longtemps.
Elle choisit illico « Cherry Lips », de leur album si abouti « Derdang Derdang ». Des lèvres au goût de sang.
Et chacun de leurs accents si belliqueux et primitifs lui donne raison.
Sa colère est légitime.
Sa violence est légitime.
Elle a les mains mortes, la nuque raide mais sous ces morceaux de corps sacrifiés par elle à l’effort de guerre, elle garde, précieusement protégée par la certitude de sa victoire finale, un jour, la conviction intouchable que sa lutte est juste.
Aimer est juste.
Même la tête très basse.
Juste.
Même la tête penchée vers la gauche par les médicaments et par toutes les images qui alourdissent ses tempes.
Toujours les mêmes, qu’elle observe, découpées avec une minutie étonnante dans le capharnaüm plutôt grisâtre de ses souvenirs.
Les soporifiques, les anxiolytiques, les antidépresseurs, les nuageuses molécules qui aplatissent les courbes, aplatissent les creux ne lui laissent pour tout paysage intérieur qu’une toile cirée tendue.
Sauf là.
Sur l’île minuscule, un peu décentrée, vierge au cœur des tempêtes domptées par la poigne magistrale des pastilles.
Quelques dixièmes de secondes qui émergent dans une lumière blanche.
Sans ombre, son épaule, le creux de son cou, large, tiède qui exhale un parfum d’herbe et de liqueur, l’arrondi si doux aux doigts de ses fesses.
Des indices, des traces.
Qui émergent par instant de la purée saturée où elle s’emmêle aux choses.
Et pourtant, c’est de ça dont elle aurait dû absolument se débarrasser.
La partie lumineuse qu’elle lui a confiée et qui gît maintenant dans un lieu inconnu d’elle.
Le concert clos, les portes des saveurs closes, les amours closes, seules encore quelques scansions sur une toile tendue et vide, elle avait repris un chemin pour rentrer, ou pour partir, pour quitter ce qui venait de se passer et qui l’avait percuté, elle avait marché sans penser, sans vouloir penser mais lorsqu’elle arriva à l’endroit même où il l’avait serrée si fort en l’embrassant, elle appuya son front sur le granit glacé et le serra très fort en l’embrassant.
Elle passa le bout des doigts le long de l’angle aigu du rebord et il reconnut pour elle chacun des points minuscules, chacune des aspérités.
Comme si là était le lieu des arrêts définitifs, le lieu familier où son temps avait fini de s’écouler.
Le sacrifice commença.
Appuyant le plus fort possible ses poignets sur le bord de la pierre qui lui rendait si parfaitement son absence, elle entreprit de s’entrouvrir.
Frottant à gauche.
Frottant à droite.
Engageant de plus en plus profondément la matière sans cœur dans la chair fine et disponible de ses deux poignets.
La douleur se transforma rapidement en une chaleur que la pierre lui donnait pour rien et sur laquelle se condensait la seule conscience qui lui survivait encore.
Sa concentration, son attention usaient sa peau dans les mouvements appliqués et difficiles qui devaient réussir à couper son corps.
Elle continua à frotter, à frotter jusqu’à ce que quelque chose se produise.
Sans pensée.
Sans mal.
Polarisée sur la tâche qu’elle devait à tout prix mener à terme.
Et elle y réussit.
Le sang gicla.
D’un coup, d’abord sur la main gauche.
Elle s’interrompit quelques secondes, surprise par la facilité avec laquelle il était possible de s’ouvrir ainsi jusqu’à l’intérieur.
Puis elle se reprit et poursuivit jusqu’à sentir couler hors de chaque main par secousses régulières, le sang qui rythmait le tempo affreux de sa détresse.
Sans sa détresse.
Lorsque le bas des manches de son anorak fut imprégné et qu’elle sentit enfin ses mains la quitter, elle redressa la tête et se libéra de sa besogne.
L’esprit lessivé jusque dans ses moindres zones d’ombre, elle avança jusqu’à la maison, sans tituber.



                                                                                                                                                                           A Jean-Marc , 2003