Il avait
mal partout, son cœur s’était mis à battre dans tout son corps.
Sous ses
tempes, dans ses poignets, aux creux de ses genoux.
Bong, bong.
Il le
sentait résonner au fond de ses orbites.
Des coups
réguliers qui distendaient sa peau.
C’était
sans doute ce qui allait le trahir.
En
regardant droit devant lui, il apercevait un des murs de la maison, celui où il
n’y avait aucune fenêtre.
La nuit
commençait à tomber un peu.
Il devait
rentrer vite tout en prenant son temps.
C’était compliqué
de croire que la révélation déterminante qui lui avait été faite s’était
produite à quelques mètres seulement du domicile de ses parents.
Mais il y
avait tant de choses difficiles à croire.
Il essuya
d’un geste rapide la moiteur sur son front.
Avec ses
paumes tout aussi moites.
Il pensa
qu’en arrivant il devrait tout essuyer.
Commencer
par ses semelles sur le paillasson.
Enlever,
enlever toute trace.
Enlever de
lui tout ce qui était mouillé.
Il rentrait
chez lui.
Humide et
chaud.
Certain que
les images qui l’habitaient
Brillant,
Brûlant,
Allaient
être visibles par tous ceux qui le regarderaient.
Comme elles
l’étaient par lui, l’accompagnant pendant qu’il marchait en se pressant et
recouvrant de leurs pyrotechnies les surfaces sombres des murs.
Elles se
développaient, s’enroulaient autour de tout son corps qu’il faisait avancer le
plus rapidement possible mais avec précaution, attentif à anticiper le moindre
des gestes inhabituels qui aurait pu le compromettre.
Lorsque la
porte s’ouvrirait, il allait devoir cacher à tous et surtout à ses parents bien
sûr, que maintenant il savait.
Il devrait
cacher qu’il savait maintenant ce qu’ils savaient.
En quelques
heures il avait brutalement basculé de leur côté.
Il y avait
quelques heures, c’est ça, seulement quelques heures, il ignorait encore tout.
Mais mises
à part ces pulsations qui risquaient peut-être de le faire imploser ou de le
trahir, ce savoir qu’il avait, il le trouvait, tout simplement, divin.
Oui, divin.
Voilà.
Ce mot
qu’on lui avait demandé de retenir et qu’il avait écrit consciencieusement sur
son cahier de catéchisme, prenait tout à coup son sens.
Divin.
Il venait
s’imposer à lui et s’attribuait une part de son expérience.
Plusieurs
mots se rassemblaient autour d’elle et devenaient soudain limpides.
Divin,
Brillant,
Brûlant.
Sa maison à
quelques mètres semblait immense, il marchait de plus en plus vite, jusqu’à
presque courir sans reprendre son souffle, le cœur énorme heurtant sa peau et
pensant, pensant.
Il fallait
qu’il pense le plus possible avant de l’atteindre, qu’il se prépare.
Ce qui lui
était arrivé sans qu’il l’attende, ce don d’ailleurs c’était
Brillant,
Brûlant,
Chaud,
Humide.
Il y a
quelques heures il était quelqu’un d’autre.
Il ne se
condamnait pas pour ce qu’il avait été mais si personne ne décelait la
métamorphose, il allait vraiment préférer ce qu’il était devenu.
En poussant
la grille, il aperçut à travers la fenêtre l’ombre de sa mère qui quittait le
salon.
Le reflet
bleuté de l’écran de télévision donnait à la pièce un aspect de chambre froide.
Il ralentit
dans l’allée, il se sentait en feu.
Il devait
tout préparer, les questions, ses réponses, il devait anticiper.
En entrant
dans cette pièce, les crépitements provoqués par la brutalité de l’échange
thermodynamique allaient déclencher la suspicion.
Anticiper,
c’est ce qu’il devait faire.
Se protéger
afin d’éviter toute possible découverte de son irradiation bénie des dieux.
Il fallait
qu’il s’applique.
Il essuya
méticuleusement ses pieds sur le paillasson.
Tourna la
clenche et poussa la porte en retenant son souffle.
La voix de
sa mère le rassura immédiatement.
Il n’y
décela aucune inquiétude, aucune irritation.
Uniquement
des mots de bienvenue.
Elle
l’accueillit en utilisant simplement la formule habituelle, lui demandant de la
cuisine si, alors, il s’était bien
amusé ?
Oui.
Il sentit
une brusque montée de température entre son col et la peau de son cou.
Oui.
Il s’était
bien amusé.
Très bien
amusé.
Avant de
répondre, il prit le temps, quelques secondes, de se racler la gorge pour mieux
contrôler sa voix, elle aussi certainement dilatée par la chaleur.
Oui maman.
Deux mots,
les premiers qu’il prononçait depuis les évènements, qui tombèrent comme les
billes d’acier d’un roulement, lisses, polies, entrèrent en douceur dans la
cuisine.
Tout allait
bien.
Tout allait
pour le mieux.
Il ôta son
manteau.
L’odeur de
farine et de croûte tiède qui submergea ses narines quand il le leva pour
l’accrocher à la patère l’aspira brutalement tout entier vers la doublure.
Il vacilla
puis en se hissant sur la pointe des pieds tendit ses bras en y enfouissant son
visage et en gardant les yeux clos sur l’innommable.
Divin,
Brillant,
Brûlant,
Humide.
Il ôta ses
chaussures.
Un autre
mot vint se fixer tout contre cette profusion de sensations et de tensions.
Divin,
Brillant,
Brûlant,
Humide,
Impossible.
Il était comme
déshabité aussi.
Exclu de ce
qui demeurait en lui trop compact et encore inaccessible à son entendement.
Ses
chaussons aux pieds, il se dirigea vers le salon.
Des mots,
il lui en viendrait d’autres.
C’était indispensable.
Il sursauta
quand sa mère sortit de la cuisine, elle lui demanda de l’aider à mettre la
table mais d’aller d’abord se laver les mains.
C’était
parfait.
S’enfermer
dans la salle de bains, voilà ce dont il avait besoin.
Il laissa
couler l’eau dans le lavabo et se regarda longuement et minutieusement.
Sur le
carrelage parme qui recouvrait le mur, son visage semblait posé au premier
plan, juste en bas du miroir et il y voyait le haut de ses épaules et une
partie de son torse.
Il tourna
la tête à droite puis à gauche puis encore à droite.
Quelque
chose avait changé.
Son
menton, plus puissant.
Sa
mâchoire, plus épaisse.
Il se
sourit et vit immédiatement son image s’estomper.
En fermant
les yeux, il s’appuya contre les énormes sacs de farine et sentit en essuyant
ses mains avec la serviette éponge leur toile plastifiée tendue sous ses
doigts.
Tendu,
Humide.
Il avait dû
s’appuyer quelque part, le sol de la réserve s’effondrait sous ses pieds.
Il devait
rester debout et fermer le robinet.
Il reposa
le savon, continua de s’essuyer les mains.
Il se
sentait mouillé à l’intérieur depuis qu’il avait refermé la porte de
l’arrière-cour du magasin.
Il
passerait peut-être le reste de sa vie à s’essuyer.
Il
passerait peut-être le reste de sa vie immergé dans un liquide tiède qui
sentait la compote de pomme.
Les odeurs,
les odeurs le trahiraient.
Il les
avait ramenées avec lui.
Des
senteurs inconnues, déroutantes qui avaient brutalement remplacé les émanations
domestiques familières.
Il essuya
ses mains plus fort, passa la serviette rapidement sur son visage puis inhala
en se concentrant le parfum qui imprégnait les deux manches de son pull-over.
Elles
sentaient
La compote
de pomme.
Et autre
chose, le lait, la terre, les animaux.
Il allait devoir
cacher son pull.
Plus tard,
dire qu’il l’avait perdu et le cacher quelque part dans sa chambre.
Il voulait
être certain de pouvoir retrouver ce léger vertige olfactif.
Garder accessibles
les éclats polychromes de ce vertige.
Il effleura
du bout de l’index les flacons alignés sur la console.
L’empire de
sa mère lui sautait brusquement aux yeux.
Il songea que
jamais avant il n’avait vu ces bouteilles, ces vaporisateurs, ces récipients
pleins d’onguents et de crèmes parfumées qui contenaient enfermés les génies de
femmes et leurs secrets.
Ôtant un
bouchon, il s’enfonça légèrement le pulvérisateur dans la narine.
Il revenait
d’un apprentissage radical, quelques minutes.
Dans un
branle-bas d’enfer s’était révélé à lui ce mystère qui avait maintenant pris
place entre ses jambes.
Indiscutablement,
entre ses jambes.
Une
pression qui s’évasait, s’infiltrait sous sa peau, remontant vers le creux de
sa poitrine.
Il respira
profondément, alla chercher dans un souffle l’union, la délicate réunification
de ces parties qui s’étaient dispersées sous la violence du coup.
Des
chocs ?
Aucune
image particulière n’occupait l’avant-scène, elles l’occupaient toutes,
emmêlées sous un flot de sensations confondantes.
Il perçut
soudain la voix grave de son père, il était rentré.
Il était
tard.
En reposant
la serviette de bain à sa place il prononça à voix basse quelques mots, bonne journée,
j’ai joué, joué avec Jasmine, Jasmine, joué avec Jasmine.
Il tourna
et retourna son prénom entre ses lèvres et pour s’assurer de garder son
sang-froid, le posa sur son visage, scellant sa bouche, comme un masque.
Il ne
répondrait pas.
Ils ne
poseraient pas de questions.
Jasmine,
propres jeux d’enfants propres laissés libres.
La fille du
boulanger aux jeux plus sauvages, la fille presque dégoûtante. Et lui, comme
Un
nénuphar.
Ils ne
sauraient rien.
Rien de ce
qui plongeait dans les eaux troubles, là où ils avaient séjourné.
Des fonds,
ils n’en sauraient rien.
Lorsqu’il
se sentit enfin prêt, il ouvrit la porte et rejoignit la salle à manger.
Geste après
geste, pendant que les autres membres de la famille vaquaient ici ou là, ses
mains posèrent assiettes et couverts en place.
La
simplicité de ce rituel lui permit partiellement de retrouver une contenance fiable.
Les heures
précédentes l’avaient vidé de toute substance en retournant sa peau comme un
gant mais la lumière si commune du lustre qui donnait à la table l’aspect d’un
autel le ramena progressivement à son juste poids.
Il
redevenait le membre d’une famille.
Son père
s’assiérait à sa gauche, son frère cadet en bout de table et son frère aîné
arriverait en retard et ferait traîner les pieds de sa chaise en s’installant
là, juste en face de lui.
C’était
simple.
C’était
assez simple pour qu’il n’ait pas à y consacrer toute son attention tout en
donnant l’impression d’être pleinement parmi eux.
C’était ça
qu’il se devait de surveiller, sa plénitude.
Tout le
monde s’installa et comme à l’accoutumée son père fit un rapide bilan de la
journée.
Il comprit
soudain que rien n’était vraiment acquis quand il entendit sa mère dans la
cuisine qui leur parlait juste au dessus de sa tête avec la voix aiguë de la
boulangère.
Alors qu’ils
étaient avec sa fille dans l’arrière-boutique, la boulangère l’avait appelé et lui
avait parlé et il avait sursauté, elle avait parlé haut et fort, lançant sa
voix aiguë face à la caisse et il avait dû chercher dans ce ton des indices sur
ce qu’il devait faire ou ne pas faire. Mais la fille du boulanger semblait
indifférente, elle était restée très calme et elle lui avait seulement fait un
signe en posant son index sur sa bouche.
Elle
connaissait les rituels, elle était chez elle.
Ils
s’étaient immobilisés tous deux.
Comme pour
le protéger, elle lui avait pris la main et l’avait entraîné dans la réserve.
Le récit de
son père continuait, tous semblaient l’écouter.
Cette voix
aiguë avait changé son destin.
La main
était moelleuse et tiède.
Les mains
des filles étaient moelleuses et tièdes.
Maintenant
il avait des connaissances auxquelles se référer.
Des caractéristiques qui les différenciaient.
Des caractéristiques qui les différenciaient.
Il savait,
il savait et ce savoir était un savoir définitif.
Il voulait
s’y dédier plus sereinement, avoir toute latitude de l’utiliser librement.
La bouche
pleine, il pourrait se dispenser d’intervenir.
Il mangea
donc vite, la face penchée sur son assiette.
Sa mère
qui, à l’autre extrémité de la table, comme toujours l’observait fit quelques
remarques sur son bon appétit.
Il lui
sourit puis replongea dans la tranchée qu’il était, cuillérée après cuillérée,
en train de creuser.
Il y perçut
un bourdonnement.
Les
paroles, les exclamations et les commentaires franchissaient l’espace et l’atteignaient
mais restaient confus.
Toute l’agitation
sonore tamponnait une cloison derrière laquelle il se tenait et qui la figeait
à distance.
L’expérience,
toute l’expérience.
Son
expérience vrombissait.
À plusieurs
reprises durant le repas, il jeta discrètement un coup d’œil circulaire pour
vérifier s’il était bien le seul à l’entendre.
Il l’était.
À plusieurs
reprises, il ferma également complètement les paupières quelques secondes pour
vérifier s’il pouvait ramener la lumière et les couleurs.
Il pouvait.
Rayonnant.
Ce nouveau
mot s’imposa.
Rayonnant.
C’est un
mot qu’il n’avait jamais utilisé, qui devait lui aussi guetter l’heure,
attendre dans l’obscurité de sa mémoire l’occasion de sauter sur le rose
saumoné, légèrement dentelé à ses bords qui recouvrit les visages de tous les
convives, un peu échauffés par les efforts conjoints de la conversation, de
l’ingurgitation et du début des digestions.
Humide.
Rayonnant.
Il pensait
qu’il aurait hâte.
De se
mettre à table, de quitter la table, hâte de pouvoir enfin se retrouver seul et
libre de solliciter tous les faits, dans leur ordre chronologique, ou non.
Mais il
découvrait avec étonnement ce soir quelque chose encore.
Combien il
était aisé de se retrouver seul, même au cœur de cette mêlée.
Lorsqu’il
prit conscience de cette capacité toute neuve à s’isoler, la tension qui
l’obligeait à veiller sur l’adéquation de chacun de ses gestes se relâcha
soudain.
Il commença
à jouer avec cette possibilité de se replier aussitôt qu’il en sentait le besoin.
Secret.
Il allait et
venait entre les signes strictement nécessaires qu’il devait donner et la
fébrilité de sa vie intime.
Il n’avait
jamais eu à imaginer qu’il devrait se protéger ainsi et garder invisible toute
une partie de ses activités cérébrales.
Secret.
Brûlant.
Il était
transparent jusqu’alors.
L’évidence
de sa place, la perméabilité complète de sa vie donnaient à chacun des membres
de sa famille un accès constant, naturel à son existence.
Il n’avait
qu’une seule existence.
Chacun
pouvait y entrer, chacun pouvait la saisir en son entier puis la remettre à sa
place.
Il les
laissait accéder librement aux détails qui la constituaient.
Il n’était
fait que de détails, avant.
Lors de ce
repas, il eut une autre révélation, il se découvrit.
En se
cachant si aisément dans l’impact de la collision où il se lovait et pataugeait
comme dans une eau tiède, il se rencontra.
Et il
découvrit qu’il pesait beaucoup plus lourd dans ce qu’il lui fallait protéger
de lui que dans les gestes et les remarques qu’il plaçait de temps à autre et
qui jusqu’alors lui semblaient être tout à fait et uniquement ce qu’il était.
Ces éveils
successifs s’étaient effectués dans une sorte de jubilation dont il était seul
à percevoir la force.
Aucune
écume, aucun craquement.
Il gagna
rapidement en dextérité, ouvrant et fermant rapidement les yeux et retrouvant
comme bon lui semblait le sol bétonné de la remise ou le manche métallique de
sa fourchette.
Fermant les
yeux puis les ouvrant et tombant au hasard sur une partie quelconque d’un
corps.
Une partie
de sa mère qui gesticulait en bout de table.
Un frisson
le parcourait alors.
Immédiatement
évacué dans l’évidence.
Sa mère, la
fille du boulanger étaient deux créatures qui n’appartenaient pas au même
groupe.
Sa mère
appartenait au groupe des mères.
Jasmine,
c’était autre chose, plus difficile à catégoriser.
Un groupe
aussi peut-être.
Un groupe
pour elle seule.
Il réussit
à repousser jusqu’à la fin du repas le trouble de nouvelles divulgations
possibles pour ne garder que ce qui, comme une fête sans début ni fin, l’envahissait
d’une excitation aléatoire.
Le repas se
termina.
Débarrasser,
débarrasser, remettre de l’ordre, les voix et les organismes continuaient de le
cerner.
Toute la
famille oscillait comme un seul homme.
Une seule
femme.
Il
oscillait exactement au milieu.
Puis la
liberté lui fût rendue et il retourna dans sa chambre où il n’alluma aucune des
lumières et où lentement il se déshabilla.
En ôtant
son pull-over, il retrouva ce qu’il avait laissé dans la salle de bains.
Ce furent
des retrouvailles avides.
Lorsqu’elle
lui avait proposé de venir jouer, en tout début d’après-midi, il était encore
si ignorant.
Sa mère
avait accepté qu’il se rende seul à la boulangerie, le trajet était sûr et il
devenait un grand garçon.
En
s’asseyant sur le bord de son lit, nu, il posa son pull sur le haut de ses
cuisses.
La chaleur
du lainage créa sur son corps un rectangle presque parfait et par contraste, il
sentit tout son dos, ses genoux, l’arrière de ses mollets et le dessus de ses
pieds se rafraichir.
Il ferma à nouveau
les yeux.
Il pensait.
Il pensait
et il pensait qu’il aurait pu rester ainsi, les yeux clos, des heures.
Le
foisonnement des images, le grouillement de ses propres intestins et les légers
mouvements de la langue dans sa bouche cherchant l’humidité de la salive se
chevauchaient sans qu’il ne puisse rien ordonner.
Il acceptait
d’être submergé.
Cette
submersion même était nouvelle et délicieuse.
La fille du
boulanger apparaissait partout dans cette profusion, elle dominait la scène,
imposait sa stature et il s’inclinait.
De ça
aussi, il était certain.
Si elle
avait disparu, même quelques secondes, il aurait déployé des trésors
d’ingéniosité pour la rechercher.
Sous le
pull posé sur ses cuisses et son sexe, elle le happait intensément.
C’est ça
qu’elle avait ouvert en lui, son intensité.
Il était
allé à la boutique sans la moindre attente.
Jouer,
c’était facile.
Mais ce
qu’elle lui avait montré était tout aussi facile.
Plus
surprenant à cause des effets qu’aucun de ses jeux n’avait provoqué jusque-là
mais très simple.
Il passa lentement
ses mains sous son pull et les posa en coque autour de son sexe.
Il le
connaissait bien sûr, comme il connaissait ses orteils ou ses coudes.
Il savait
qu’il y avait là une part de responsabilité plus grande, différente du moins,
différente mais il ignorait laquelle.
La fille du boulanger lui avait dit qu’ils allaient jouer ensemble et tant de jeux sont possibles ensemble.
La fille du boulanger lui avait dit qu’ils allaient jouer ensemble et tant de jeux sont possibles ensemble.
Lorsqu’il
était arrivé, les stores de la boutique encore fermée étaient baissés.
Elle lui
avait ouvert et la clarté plutôt brutale de la rue avait soudain cédé place à
une pénombre où son visage bien rond, encerclé par la masse orange de ses
cheveux semblait le seul point lumineux.
C’est ainsi
qu’il l’avait regardée pendant les heures qui avaient suivi, comme une sorte de
lueur dans l’obscurité.
Elle
souriait.
On dit de
toutes ses dents mais il pensa que c’était une très mauvaise façon de décrire
sa bouche et la façon dont elle souriait.
La joie, si
c’était bien ça qui pouvait se lire sur sa bouche, n’était pas coupante mais
semblait plutôt lâche et informe.
Il voyait
une sorte de coussin dans sa bouche.
Éclair,
Mollesse,
Chute.
Elle était
plus petite que lui.
Elle
l’avait tiré par l’avant-bras vers la pénombre et emmené jusqu’au centre de la
boutique, il y avait déboutonné son manteau puis elle s’était approchée très
près de lui, et d’une façon complètement inattendue qui l’avait comme pétrifié,
avait posé le haut de son crâne sur sa poitrine.
Ses cheveux
roux tombaient contre son pull.
Ses cheveux
roux débordaient sur son manteau ouvert.
Il risquait
de tomber au milieu de la boutique.
Il avait tressailli,
pris ainsi dans une histoire dont il ne comprenait pas les prémices, jouer
c’était autre chose, mais il avait aussi senti la nécessité de ne pas essayer
de maintenir coûte que coûte ses esprits en place, la nécessité, et d’une façon
plus ténue le plaisir, de les abandonner à l’éparpillement provoqué par tout
cet afflux de sensations inattendues.
C’était
ça ?
Il souleva
sa couette et s’allongea.
Pour la
première fois dans son existence, il était entièrement nu dans son lit.
Dormirait-il ?
À quoi
bon ?
Il risquait
de tout perdre pendant son sommeil et de se réveiller au matin aussi jeune que
la veille.
Cette
perspective le fit frémir.
La fille du
boulanger lui avait proposé de se servir.
Tout ce qui
était jusqu’ici convoitable mais lointain était devenu accessible.
Chute.
Il allait
tomber.
À plat
ventre.
Au milieu
de la boutique où tout à coup, tout ce qui était jusqu’alors convoitable mais
lointain était devenu, par la seule volonté de cette fille aux cheveux roux et
au visage rond, proche, si proche qu’il en avait les doigts presque embrasés.
Les doigts.
Les bras.
Les ongles.
Nu sous sa
couette.
C’était de
bout en bout une affaire de chaleur.
Auparavant,
il avait vécu dans le froid mais maintenant partout en lui, il avait chaud.
Elle
l’avait invité à se servir, prendre tout ce qu’il voulait, c’est ce qu’elle lui
avait dit.
Et comme il
était encore ignorant, il n’avait pris qu’un pain au chocolat.
Elle avait
ri, fort, trop fort, il aurait voulu lui demander ce qui la faisait rire ainsi
mais elle était partie derrière le comptoir et s’était munie de plusieurs sacs
transparents.
Il les
connaissait ces sacs, il était un mangeur de bonbons.
Mais les
avoir pour ainsi dire ici tous à sa disposition l’avait paralysé.
Les ombres
de la boutique donnaient à chacun de leurs gestes une envergure compromettante.
Elle
virevoltait autour de lui pendant qu’il mangeait sa viennoiserie.
Elle était
la reine des bacs où elle plongea les cuillères en plastique pour les ressortir
pleines à ras bord.
Les deux
sacs remplis, elle se rapprocha très prêt en les agitant au-dessus de sa tête.
Ceci, déjà,
c’était incroyable.
Il était
sidéré.
Tant
d’aisance et de liberté, tant de pouvoir aussi le laissait muet.
Il se
sentait devenir minuscule sous ses incantations.
Tout cela
l’écrasait presque.
Les
couleurs acidulées, les verts, les rouges qui allaient bientôt lui glisser
entre la langue et l’intérieur des joues.
Elle alla
lui chercher un éclair au chocolat.
Elle allait
bientôt l’emplir, le garnir, décorer tout son intérieur.
Il se
releva et fit quelques pas dans la pénombre.
Il chercha
à tâtons sa robe de chambre et se dirigea le plus discrètement possible vers les
toilettes, au fond du couloir.
Il
entendait les sons confus et confondus de la télévision du salon à sa droite et
de la musique de son frère aîné à sa gauche mais, en lui, pas de bruit.
Elle avait
beaucoup ri mais son rire n’était pas un bruit.
C’était
quelque chose d’autre.
Et plus
elle sautait et sautait, plus elle riait moins il réussissait, dans la liste de
ses références, à identifier de quoi il s’agissait.
Il sentait
en lui une sorte de vertige, un orage aussi, dont les détonations couvraient sa
propre voix et lui laissaient les tempes suintantes.
Dans le
couloir sombre, à mi-chemin, il s’arrêta et tendit l’oreille de toutes ses
forces.
Dans la
maison malgré le fond sonore habituel, tout semblait s’être tu.
Au loin
quelques bruits de moteur.
Le vent
aussi.
C’était
donc ça.
Les unes
après les autres s’ouvraient les portes de vies différentes, excentrées, dont
il n’avait jusque-là aucune idée.
L’initiation
de cette après-midi avait libéré un enchaînement de nouveautés.
Dehors,
dedans et surtout peut-être, entre les deux.
Tout avait
changé.
Il se
souvint que, quelques nuits plus tôt, ce même couloir avait une nouvelle fois
déclenché une peur panique, contenue, la honte aussi de s’immobiliser ainsi lui
serrant la gorge par peur de réveiller ses parents.
Debout dans
le noir, absorbant calmement les bruits du monde, il songea à cet état de
paralysie presque hébétée qui avait transformé ce parcours pourtant si familier
le jour en une épreuve secrète où il allait chaque soir se laisser happer par
les bras de dangers inconnus.
Il songea
au moment où après voir attendu le plus longtemps possible, sa vessie épaisse
et gonflée à craquer le forçait à sortir et à braver les forces obscures.
Il hocha la
tête, haussa les épaules, attendri face au souvenir de cet enfant qu’il avait
été.
Cette nuit,
maintenant qu’il savait, il devenait celui qui pouvait rester des heures
debout, veillant sur l’ordre de la maison presque endormie.
Il défit
doucement le nœud de sa ceinture et son peignoir s’entrouvrit.
Il se
frotta le ventre et sourit.
Il posa à
nouveau ses deux mains sur son sexe et au même moment il entendit le bruit de
la pluie qui commençait à tomber.
Il pensa
que cette coïncidence était un signe qui lui était adressé.
Confiant
jusqu’à l’enthousiasme il se dirigea
vers les toilettes.
Il urina en
fermant les yeux.
Dorénavant
il pourrait passer sa vie les yeux fermés.
La
profusion des images et des sensations qu’il avait accumulées en quelques
heures et qui s’imposaient à lui sans répit le laissait presque affaibli mais affranchi
de ce qui l’entourait.
Tant de
mouvement et de trouble.
Tant de tiédeur
partout.
Il le
percevait, son corps entier poussait.
Croissait.
Pisser
devenait un acte ample.
Et marcher
dans le noir.
Et fermer
les portes.
Et
s’allonger à nouveau.
Voilà ce
qu’il avait gagné : de l’amplitude.
Il étendit
ses bras et écarta ses jambes le plus possible.
Ses mains
et ses pieds touchèrent les limites d’un cercle parfait que soutenait sa tête.
Il était
devenu beau, utile et précis comme une horloge.
La fille du
boulanger le poussa légèrement.
Elle avait
les bras chargés de gâteaux dans une boîte, posée sur ses avant-bras repliés, un
paquet de bonbons dans chaque main.
Il mâchait
encore les dernières bouchées du pain au chocolat mais ça n’avait pas
d’importance, il se préparait à être rempli par ses soins.
Il sentait
combien sa capacité à engloutir ce qu’elle lui offrait la stimulait.
Elle lui
dit à voix basse quelque chose qu’il ne comprit pas tout à fait.
Il entendit
« le labo », le labo, quel mot étrange.
Ainsi il y
avait des enfants qui jouaient dans des labos.
Il se
laissa conduire.
Il lui
confiait tout pouvoir de le diriger là où bon lui semblerait.
Il avait
compris dès la première minute que s’ouvriraient pour lui des lieux
impensables.
Ils
traversèrent le fournil et de tous ses yeux il essaya de comprendre à quoi
servaient tous ces bacs, ces moulins étincelants.
Comme il
ignorait tout des techniques boulangères !
Comme il se
sentait tout à coup démuni face à la création des baguettes, des flans !
Il
souhaitait mieux comprendre mais il craignait beaucoup trop sa réaction pour
lui poser aucune question.
Il se
documenterait plus tard.
C’était
ainsi.
Ceci aussi
il l’avait appris définitivement sur lui cette après-midi-là. Il n’apprenait
pas comme on le lui avait expliqué, le front penché sur l’immédiat, il avait
besoin de distance et de temps.
Il devait
apprendre en suspens.
Il se
contentait d’absorber tout d’abord les éléments nouveaux et difficiles à
identifier puis il les passait au crible des informations qu’il cherchait
obstinément et classait plus tard, une fois seul.
Il apprendrait
dès demain ce qui réglait la fabrication des pains et de tout le reste.
Pour
l’instant, c’était elle qui le gouvernait, à qui il confiait tout, même la
tension qui l’empêchait d’apprécier au mieux la situation.
Il savait
que ce qui se passait là, ce qui allait se passer là requérait une sécurité
complète.
Il aurait
voulu apporter cette sécurité lui-même mais il en était incapable.
C’est à ce
moment-là qu’ils avaient entendu l’exclamation de sa mère retentissant dans le
magasin.
Quelque
chose d’imprévu s’était produit et il comprit alors que Jasmine voulait éviter
toute erreur lorsqu’elle mit son doigt devant sa bouche et le tira brutalement
par sa manche.
Son
empressement à fuir l’avait rassuré.
Il ignorait
encore ce qu’elle voulait mais il savait qu’elle ouvrait l’accès à des zones
implacables.
Il était
certain d’être entre ses mains.
C’étaient
de bonnes mains.
Il restait
immobile.
La nuit le
protégeait.
Il avait
encore de longues heures à consacrer au culte de son expérience sans craindre
d’intrusion.
La nuit,
c’était ça.
Pas
seulement le sommeil, l’impunité aussi, la liberté de vivre séparément.
Il s’assit,
bien droit sur son lit, le dos appuyé contre le mur et les reins calés avec son
oreiller.
Il penserait
mieux.
Il fallait
qu’il réfléchisse au lendemain.
Il y aurait
un lendemain et il ignorait si une telle aventure se renouvellerait.
S’il allait
être nécessaire de la renouveler pour cultiver ou, qui sait, faire croître son
intensité stupéfiante.
Si, au
contraire, il allait devoir lui conserver sa vigueur en gardant intacte dans sa mémoire toute la
succession des détails.
La fille du
boulanger lui avait parlé très vite.
Ils avaient
pénétré ensemble dans la réserve.
Elle avait posé
au sol ce qu’elle portait, allumé la lumière et fermé la porte avec précaution.
Puis parce
qu’il n’osait pas bouger, elle l’avait à nouveau poussé.
Il était de
plus en plus tendu et restait silencieux, attendant de reconnaître le
prévisible qui se raréfiait dans la succession de situations inconnues.
La réserve
était vaste.
Sombre,
évidemment, avec le halo du plafonnier qui dessinait un cercle presque parfait
en son centre, comme une petite arène.
Emplie de
grands sacs posés les uns sur les autres dans l’obscurité le long des murs.
Il leva la
tête et regarda l’ampoule.
Il avait
appris cela aussi, les grandes découvertes ne sont pas toujours lumineuses.
Il est
probable, il est probable que les grandes découvertes exigent une pénombre
propice au recueillement.
Recueillement.
Il tenta de
tracer le même cercle jaune pâle sur le plafond de sa chambre.
Il songea
encore à ces longues heures de catéchisme pendant lesquelles il ne faisait que
s’appliquer, comme partout ailleurs, sans vraiment percevoir ce qu’on attendait
de lui.
Il avait
prié, puisqu’on lui demandait de prier, à genou, le front bas mais vide.
Il sentait
croître en lui un appel, une nécessité vive, quasiment implacable de se
recueillir.
Concentration.
Prière.
Il savait
maintenant qu’il y avait quelque chose à trouver.
Il l’avait
trouvé, en partie.
En partie
seulement, ça, il le savait aussi.
La fille du
boulanger avait repris les sachets pleins de bonbons, les avait déposés à ses
pieds en faisant un signe de la main pour qu’il se serve librement et lui avait
demandé de s’asseoir.
Sa voix
était basse, lents, articulés et détachés les uns des autres ses mots comme si
elle le préparait à comprendre quelque chose de très complexe.
Il s’était
appuyé le dos contre le mur, la bouche pleine de l’acidité sucrée des
colorants, s’était calé entre deux immenses sacs, un peu à sa gauche et à sa
droite, serré dans l’obscurité puis bien calé il s’était laissé glisser pour
s’asseoir sur le sol.
Assis dans
son lit, les jambes allongées et la gorge sèche, les yeux fermés, il convoqua
ce moment et avala le peu de salive qu’il lui laissait comme une eau purifiante.
Tout était encore
présent, minutieusement, précisément présent, il lui suffisait de le vouloir et
les images, accompagnées de sensations de grésillements et de minuscules
explosions sur toute la surface de sa peau venaient vers lui, venaient en lui, ici,
ailleurs, elles étaient siennes, intactes, parfaites.
Il voulait
voir encore.
Il voulait
aussi oublier.
La
tension était devenue presque
insupportable.
Il ignorait
tout.
Il savait.
La fille du
boulanger recula et se plaça au centre du cercle de lumière, exactement.
Il eut la
sensation de disparaître complètement et c’est ce qui se produisit.
Il ne
subsista plus de lui que ses yeux.
Il
regardait et regardait ce qu’elle allait lui faire.
Elle allait
tout lui faire.
Elle le
modèlerait, le sculpterait, l’étirerait.
Elle tourna
plusieurs fois sur la pointe de ses pieds.
Elle
chantonnait.
Une sorte
de danse, certainement.
Il trouva
ce mouvement circulaire gracieux et très émouvant mais il n’existait plus assez
pour témoigner.
Puis
soudain il prit son oreiller et brutalement le posa sur son visage.
Il verrait
mieux.
Il
étouffait mais la vigueur de sa mémoire le récompensait de cet inconfort.
Il se
sentait seul, absolument seul, aux prises avec un cataclysme.
Il ne
pouvait plus rester couché, il voulait voir.
Elle
s’arrêta soudain et le fixa un long moment, sans bouger, tout droit, sans ciller.
Il était
immobile lui aussi, complètement.
Tout était
immobile.
Il
s’attendait.
Il
l’attendait.
Elle
s’immobilisa face à lui et le regarda pendant un temps qui lui sembla
interminable, il sentait ses joues devenir chaudes et sûrement rouges, il
sentait son corps vibrer d’une inquiétude excitée qui lui était étrangère.
Elle
savait. Elle menait sa danse, menait son temps.
Puis elle
fit lentement un demi-tour en lui tournant le dos et délicatement souleva sa
jupe.
Il s’égara
tout à fait dans la montée des rythmes incroyables que son corps répandait,
donnaient comme signe qu’il participait pleinement, à son insu, à chacun des mouvements
qu’elle faisait et qui semblait faire vibrer le sol.
Elle avait
deux maigres cuisses d’une couleur de yaourt et sa petite culotte était bleue.
Bleu très
clair.
Un bleu
doux au toucher.
Elle la
baissa petit à petit.
Il avait
compris ceci.
Il s’agissait
toujours d’yeux et de chaleur.
Le reste
n’avait aucune importance.
Puis, là au
centre du cercle délavé, elle s’accroupit.
Il ne
comprenait pas, il regardait et il décomptait une à une les secondes, un, deux,
trois.
Il comptait
malgré lui, en attendant que se produise ce qu’il ne comprenait pas.
Il avait en
face de lui maintenant le haut de son crâne orange au-dessus de son dos
recouvert par son pull.
Ses poings posés
sur ses hanches à droite et à gauche.
Il n’avait
pas encore vraiment prêté attention au tissu de sa jupe mais là le rouge, le rouge
faisait une arche autour de ses fesses, petites, pas tout à fait rondes et très
blanches.
Le halo de
l’ampoule leur donnait une texture de cuir, comme un portefeuille de dame.
Le halo de
l’ampoule leur dessinait des lignes fines plus foncées qui se perdaient dans
chacun des angles de l’appentis.
Et dans un
de ces angles il était bouclé, assis et paralysé par une béatitude asphyxiante.
Elle bougea
un peu, ou l’ampoule bougea, ou il bougea.
Il sursauta
et craignit que l’envoûtement où il s’abandonnait ne disparaisse.
Mais non,
elle le captura à nouveau.
Il vit qu’elle
faisait un travail.
Il ne
comprenait pas.
Soudain, ce qu’elle voulait de lui devint clair.
Elle se
pencha un peu et il pût parfaitement voir son anus dilaté.
Il ne pût
s’empêcher de contracter lui aussi ses sphincters, c’est à eux qu’elle
s’adressait, il les laissa faire.
L’oreiller
était trempé maintenant, il le mordait et salivait, accompagnant avec sa bouche
les étapes de cette escalade qui glisserait pour toujours vers le bas.
Il en
voulait, il lui en voulait, abruti sous l’envie et le déchet, consterné et
fier.
Il savait,
les filles, il savait ce que contenait leurs corps.
Lentement,
sortit d’elle de la matière.
Lorsque ça
glissa au sol, il sentit son dos se raidir.
En
plusieurs fois.
Il
connaissait ça, il le connaissait.
Mais
c’était, s’extrayant d’elle, autre chose.
Elle
s’ouvrait à lui, elle lui ouvrait un accès.
Elle tourna
un peu la tête et le regarda un très court instant comme pour le seconder.
Elle poussa
encore et tout glissa hors d’elle.
Elle
l’avait séparé de son intérieur pour bien le lui donner, pour bien que son
dedans se détache d’elle et le lui donner.
Il n’avait
pas, pas là-bas ni ici, dans le lit, il n’avait pas un seul instant songé que
ce pouvait être sale ou mal ou défendu.
Il trouvait
que c’était impensable et dévastateur.
Plutôt
agréablement dévastateur.
Brusquement
elle se releva, elle se releva d’un coup, comme si rien ne s’était passé,
Encore tout
blotti dans l’oreiller, il savait que c’était la fin.
La fille du
boulanger resta silencieuse, immobile debout face à lui immobile aussi, au
centre de la réserve. Il la regardait intensément mais n’arriva à voir aucun
signe qui la relie à lui, d’une façon ou d’une autre, qui la lui rende un peu
connue, un peu familière. Aucun signe qui lui permette de croire qu’ils avaient
partagé quelque chose, au milieu de ses joues, ses deux yeux sombres s’étaient
enfoncés un peu plus profondément.
Ses joues
étaient carmin sous la nuée de feu de sa chevelure.
Il trouva
la proximité de ces deux couleurs rayonnante.
Elle lissa
sa jupe puis la tapota avec le plat de ses mains et s’approcha de lui encore assis,
lent à saisir.
Il se
sentait inquiet tout à coup.
Serré entre
les sacs et mal à l’aise, il s’était mis à réfléchir intensément.
Une pensée
brutale, presque déchirante le submergea soudain.
Impossible,
insupportable aussi, qu’elle ait pu déjà montrer à un autre qu’à lui ce qu’elle
tenait caché dans son ventre.
Mais quand
elle lui tendit la main pour l’aider à se redresser cette crainte risible
s’effaça.
Elle
ramassa les sacs et le carton blanc des gâteaux sans un mot.
Une fois
debout face à elle, s’effaça avec cette crainte risible, l’effet dévastateur
que la mise en scène de son dévoilement avait produit sur lui.
Il se
reprit.
Son visage restait
rond, ses yeux restaient enfoncés dans les orbites.
Elle continuait
de le fixer sans mot dire, avec un léger pli autour de la bouche.
Ce n’était
pas un signe de connivence.
Il était
bouleversé, il l’était et resterait bouleversé le plus longtemps possible,
c’était sûr.
Mais ça,
son visage rond, son sourire mal dessiné, ça ne l’intéressait pas.
Il releva
son oreiller puis le replaça à sa place, sous sa nuque.
Il suivit
la fille du boulanger, suivit les mouvements presque imperceptibles de ses petites
fesses plates allant et venant sous sa jupe.
Il avança
vers la porte qui donnait sur l’arrière-cour.
Elle lui ouvrit et tout devint aisé.
Il allait
partir.
Elle lui
tendit les bonbons et la boîte où elle avait entassé les gâteaux, il refusa de
les prendre avec lui.
Il faisait
sombre et c’était bien, il avait un important travail à effectuer, il allait
devoir faire du tri, il allait essayer de bien ordonner, bien ranger avant de
rentrer chez lui, de bien s’ordonner et de reprendre sa place au sein de sa famille,
il allait devoir devenir quelqu’un d’autre en sachant que désormais, ce savoir
qu’il avait acquis sans vraiment le chercher allait peut-être le modifier et
recouvrir tout ce qui lui semblait familier autour de lui.
Il allait
devoir ranger autrement les importances.
Quelques
images floues s’enfilèrent les unes dans les autres.
Il se
sentait épuisé et affamé.
Il
connaissait l’intérieur des filles.
Ce n’était
pas affreux. Peut-être pas assez étrange.
Il
s’endormit en se grattant la joue.
A Philippe, 2002