Le fauteuil







Lorsque la tourmente qui avait dévasté chacune des pièces où elle rangeait ses illusions s’était calmée, elle avait dû s’asseoir.
Ensuite, contrairement à toutes ses habitudes, elle n’avait plus bougé.
Elle resterait là, dos contre le mur, les fesses calées sur le plancher.
Elle gardait le front posé sur ses genoux.
Faire l’obscurité.
Puis relevant la tête, elle scrutait chacun des angles de l’appartement.
Elle regardait.
Examinait méticuleusement les traces.
Les marques laissées par le temps sur les murs.
En fait tout, dans cet endroit déserté, révélait l’ampleur de la débâcle en désignant ce qui lui faisait si cruellement défaut.
L’instinct de sa conservation.
Ça ne trompait plus.
Le message s’illustrait de lui-même dans la mise à nu brutale de ce que plus rien ne venait cacher maintenant.
Un témoignage accablant qui avait brutalement apporté les preuves du niveau d’aveuglement où avait sombré son attention.
Des traces d’érosion partout.
L’usure.
Les coulures.
Autant de dépositions accusant sa négligence.
Sans contestation possible.
L’état de détérioration de sa vie.
Pas seulement les défauts de sa vie actuelle.
Ceux de toutes les autres aussi.
Convoquées maintenant au parquet de ces pièces presque vides.
Elle détaillait ses fautes, une à une, en haussant les épaules à la hauteur des lais jaunis du papier peint.
Sous chacune des portes qu’elle fermait derrière elle dans l’appartement, elle entendait les grincements de son esprit coincé qu’elle aurait dû ouvrir.
Beaucoup plus tôt.
Si elle avait voulu s’en sortir.
C’était désagréable.
Ce qu’elle voyait la consternait tant qu’elle reprenait aussitôt ses tibias à pleins bras et replongeait dans les ténèbres de ses genoux calleux.
C’était inutile de s’obstiner à tenter de s’y retrouver.
Après cette série de bombardements continus, elle reconnaissait à peine l’habitation.
Elle avait emménagé chez quelqu’un d’autre.
Ici, il y a quelques mois à peine, elle marchait encore d’un pas alerte, passant sans y penser d’une pièce à l’autre.
Elle aurait dû peut-être y penser plus.
Certainement y penser mieux.
S’apercevoir à temps qu’elle considérait cet homme comme son prolongement naturel.
Et qu’elle considérait ces lieux comme le prolongement de cet homme.
Car depuis qu’il les avait vidés, à chaque fois qu’elle en tentait la traversée, elle sentait tomber une partie d’elle-même quelque part.
Puis revenant sur ses pas, elle passait alors des heures à tenter de la retrouver.
Á essayer maladroitement de se prendre en main, de la tête aux pieds, sans rien oublier.
Mais c’était impossible.
Parce que, depuis qu’il était vraiment parti, dans cette enfilade de couloirs, de chambres, cet espace s’ouvrant sur lui-même, c’était devenu assez difficile de savoir s’il était préférable d’aller ou de venir.
De choisir un lieu où se considérer.
Ce dont elle avait le plus besoin, la seule chose dont elle ait eu constamment besoin depuis son départ, ce n’était pas de se promener dans des pièces détachées.
Ce n’était pas de se donner, pour mieux respirer, des airs détachés.
C’était qu’il la libère pour de bon et de tout oublier.
Plus tard, un jour, bientôt, demain dans quelques temps, dans cet endroit abandonné de lui, sûrement, elle finirait bien par découvrir comment se remettre.
C’était trop long.
Elle enfonçait la tête plus profondément encore dans les moufles de ses jambes.
Les yeux bouchés par ses rotules, elle s’en inquiétait moins.
Elle était par hasard tombée juste là.
Dans la salle de séjour.
S’était aménagée dans cette position pour mieux attendre.
Pour se consacrer entièrement à l’attente, sans faillir.
Pour emplir cette attente de tout ce qui restait d’elle.
Lorsque la nuit tombait, pouvoir effleurer les empreintes un peu râpeuses que le mur laissait sur ses omoplates.
Pour être plus sûre d’être bien là.
Ailleurs, ailleurs dans cette suite de pièces sans début ni fin, c’était devenu beaucoup trop difficile.
Les vents contraires la bousculaient, l’ouvraient en deux.
Mieux valait s’asseoir.
Les coudes entrés profondément dans la chair malingre des cuisses, elle ressentait moins les spasmes, toutes ces espèces de torsions, les circonvolutions des douleurs.
Elle oubliait la sensation d’essoufflement.
La grande blessure et tous ses tremblements.
Elle pouvait devenir très paisible.
Elle pouvait se vider avec application.
Accroupie, elle essayait de suivre le même chemin que son amour défunt.
Elle tentait d’évacuer l’espace.
Son corps entier, lui aussi, faisait le vide.
Cet homme est sorti.
Elle écoute attentivement.
Plus aucun bruit dans l’escalier.
Il lui a laissé une abondante quantité de silence.
Elle hésite. 
Elle ne sait pas comment s’en servir.
Il est sorti de cet endroit où ne se croise maintenant que de l’air.
Elle pose les poings fermés sur ses paupières et lui parle d’une voix suraiguë qui rebondit en tous sens dans son intérieur.
Il est sorti.
Il est sorti d’ici avec son matériel.
Avec toute sa vie matérielle.
Il reste ici pourtant suffisamment de choses utiles pour qu’elle puisse enchaîner les uns après les autres les gestes de tous les jours.
Suffisamment de choses pour pouvoir s’attacher.
Pour ne pas se heurter aux espaces encombrés par le vide qu’il a oublié d’emporter aussi avec lui.
Lorsqu’il est sorti.
Il aurait dû tout prendre.
L’espace bien sûr.
Et puis le temps surtout.
Les heures qu’elle cherche à faire passer entre les quelques objets qu’il a laissés et contre lesquels elle risque de se heurter à tout moment.
Tous les moments comptent maintenant.
Les moments qu’elle passe en les comptant.
C’est trop long.
Elle s’allonge, suit le fil du temps.
Ses os s’allongent.
Elle entend pousser chacun de ses membres.
Elle veut le pousser.
Elle veut le pousser et prendre toute la place qu’il a laissée.
Elle doit encore le pousser à bout.
Elle doit l’occuper.
Elle doit s’occuper.
Elle doit se consacrer à se tendre.
Pour écouter.
Tous les bruits qu’il a faits en s’en allant.
Dont elle perçoit les ondes abondantes encore sur la surface intérieure de son front, posé sur ses talons.
Elle doit se consacrer.
Á réduire pour de bon la surface où elle s’est étendue à l’attendre.
Á attendre une seule chose.
Absolument.
Que les contractures qui la paralysent se détendent.
Il faudrait qu’elle l’assouplisse.
Il faudrait qu’elle s’assoupisse.
Qu’elle le laisse vider les lieux et qu’il la laisse dormir.
Il faudrait qu’elle, toute seule, emplisse ce qu’il a mis à sac.
Le sac vide, grand ouvert, de toute la vie passée à ses côtés, qu’il n’a pas pris le temps de refermer en s’en allant.
Ces années, autrement dit.
Et cette érosion aussi.
Il l’a frottée.
Avec sa peau.
Il a touché de ses mains souvent la peau qu’elle avait sur les os.
C’est une zone sensible, l’absence qu’il lui a laissée sur tout le corps.
Une surface sans fond, échauffée de haut en bas.
Irritée de part et d’autre.
Toute froissée.
Sa peau qui l’enveloppe essaye de fermer les yeux pour somnoler pendant quelques années.
Elle reste longuement seule à se regarder.
Il ne pouvait plus la voir.
Elle passe la paume de la main sur ses organes, les uns après les autres.
Toucher ce qu’il lui a laissé.
Toucher ses restes, ceux qu’elle peut identifier, ceux qu’elle peut dénombrer.
Elle n’ose pas penser à ceux qui lui font défaut.
Il a dû en emmener quelques-uns avec lui.
Par inadvertance.
Ou par intérêt.
Elle ne peut plus se servir d’elle-même parce qu’il en a eu trop l’usage.
Elle manque, maintenant qu’il a tout pris sans demander, elle manque de substance.
Emplir, emplir, vite, les poches sous ses yeux qu’elle ferme encore une fois.
Elle reste coude à coude avec le plancher qui l’appuie.
Elle est pensante à demi.
Pesante en entier.
Certainement, il ne pouvait plus la supporter.
Et depuis son départ, c’est à elle de maintenir le poids dont elle devait l’accabler.
Elle voudrait fondre.
Debout face au plafond.
Elle veut encore s’alléger, allongée dos au sol.
Se décharger par terre de la masse impossible de sa tête qui penche de plus en plus, jusqu’à tomber dans l’oubli.
Il lui est nécessaire de se coucher.
De s’allonger sur le flanc.
Pour chercher à retrouver, sous chacune des plaques altérables où le sol se soulève, la dure et fidèle matière des choses qui se tiennent.
Elle s’arrondit et pose une à une ses vertèbres le long des plinthes.
Elle a dû trop gémir, ce n’est plus nécessaire.
Elle était alors occupée à courir après eux.
Il lui disait de s’arrêter, elle a dû trop courir.
Elle l’appelait à grands cris.
C’était déjà trop tard.
Elle est maintenant fixée à son domicile sans plus émettre aucun son.
Il ne lui appartient plus de devoir s’exprimer.
Elle n’est plus personne.
Il est très fort.
Et lourd, son poids l’a terrassée.
A plat.
Elle a entendu l’heure passer juste sous elle.
Et puis la suivante.
La suivante, juste une heure.
Elle baisse les paupières pour filtrer soigneusement sa mémoire qui la traverse sans arrêt.
D’heure en heure.
C’est beaucoup trop long.
Elle soulève la tête et demain commence un défilé, toute l’avenue de la nuit et du jour et de la nuit et du jour.
Rien que de l’avenir devant elle.
Comme c’est éprouvant.
Et comment aurait-elle pu savoir qu’il l’emporterait avec lui.
Accrochée tout autour de ses épaules.
Elle pensait devoir le vouloir pour toujours.
Continuer d’avoir à le suivre pour aller d’un point à un autre.
Elle ne sait plus où elle va.
Il est sorti de sa vie et elle n’en pèse pas les conséquences.
Elle marche, suivant les pas qui laissent leurs traces sur le papier peint.
C’est un progrès.
Ils vont l’emmener quelque part.
Même si, quelque part, il n’y est pas.
Là ou ailleurs, un jour c’est sûr, ça n’aura plus d’importance.
Il l’a laissée tomber et elle est assise devant ce qu’elle ignore.
L’art délicat de se porter.
De s’emporter.
De bien se comporter avec soi pour éviter de s’oublier tout à fait.
Elle veut l’oublier et c’est elle qui s’oublie sous lui.
Car depuis son départ, elle suit laborieusement les pensées qui la précèdent.
Il marche en avant, devant elle, tout occupée à oublier qu’il détient ses pensées.
Elle cherche à les joindre, à les rassembler.
Elle sent bien qu’elle erre.
Elle craint la désintégration de son organisme par ces pensées qui l’extraient d’elle sans arrêt.
Elle redresse le menton et pense à autre chose pour s’assurer qu’elle a encore un peu d’espace.
C’est une parade.
Le danger est là.
Ses pensées se séparent de son tronc desséché et se posent librement là où c’est impossible.
Juste au milieu des questions qu’il aurait dû emmener en partant mais qu’il a préféré poser ici.
Devant elle tombe sans discontinuer une fine pluie d’énigmes.
Qu’aurait-elle dû répondre ?
Qui devait expliquer ?
C’est trop tard.
Il lui a mis la main sur la bouche en lui fermant tout accès à l’extérieur d’elle-même.
Elle est obéissante.
Elle se tait en tête-à-tête avec l’angle où seul l’écho de sa digestion résonne.
Elle secoue la tête et reste donc là.
Où pourrait-elle se fuir ?
Elle décide de se lever, de se laver, d’avaler sa salive.
Marcher d’abord par à-coups pour vérifier où se trouve maintenant le centre de sa gravité.
Marcher et avancer dans tous les interstices libérés par sa présence en creux.
Ils sont peu nombreux.
Lente et concentrée.
Cela doit être possible.
Marcher au hasard dans cet appartement et se laisser guider par l’aptitude à l’oubli.
Elle sommeille depuis si longtemps.
Elle n’a plus d’instinct distinct.
Elle n’est qu’une masse.
Une femme allongée au milieu de ses morceaux informes, immobilisée horizontale au sommet de la stèle de ses vieux sentiments.
Elle est couchée dans une boîte presque uniquement crânienne.
Elle a peur du vide.
Il l’a bien rétamée.
Elle se cherche à tâtons.
Va vers les fenêtres pour vérifier si, en bas, là où tous les autres passent, passe avec eux aussi le temps des accablements.
Elle ne voit rien.
Elle n’en est pas certaine.
Elle tourne.
Derrière, le mur la suit, sur lequel elle prend tous ses appuis.
Elle traverse l’air gris de sa mine et se retrouve là.
Et c’est trop tard.
Elle se retrouve invariable pour toujours.
Accroupie, dos au mur.
Pour toujours au centre.
Là où l’attire la force de leur gravitation révolue.
Il ne lui a laissé, au centre, qu’un seul objet.
Qui la meuble tout entière.
Au centre de la pièce principale.
Au centre de ce qui était le lieu de leurs rassemblements et de leurs agendas décalqués.
Le croisement des passages et des appels.
Lorsqu’il lui était encore possible de simplement lever la voix pour l’atteindre.
Lorsqu’elle avait de nombreuses choses à lui dire de toute urgence alors qu’il était assis sur les toilettes.
Alors qu’il était debout, son rasoir mécanique à la main.
Ou s’apprêtant à fermer la porte pour sortir.
Il est sorti.
Il est sorti.
Elle reste enfermée là avec son départ.
Face au fauteuil qui est le seul objet qui leur appartenait.
Á elle et à lui.
Qu’il lui a laissé comme un dommage de guerre.
Elle marche librement à travers les pièces.
Mais la force d’attraction l’emporte.
Elle y revient sans décider.
Le fauteuil la convoque.
Elle revient sur sa décision d’en finir.
Elle le savait.
Encore une fois.
C’était trop tôt.
Elle ne peut pas prendre une direction dans cet appartement sans aboutir là, face au dos de ce fauteuil où il est assis.
Et, c’est ainsi, elle s’approche de lui.
Elle doit retrouver la place qu’elle s’est assignée pour un certain temps.
Une durée.
Des jours ?
Des mois ?
Peut-être pour toujours et elle ne le sait pas.
Elle se penche.
Elle penche ses yeux et ses mains.
Elle se plie.
S’ouvre et coule le long du dossier.
Pose les paumes sur le tissu mat de sa nuque fatiguée.
Sans le vouloir, elle se relâche soudain et s’y repose aussi.
Elle sort d’elle-même par les narines, elle sort et part à sa rencontre
Et tout est encore une fois à refaire.
Parce qu’encore une fois, comme à chaque fois, elle disparaît totalement, sans laisser la moindre empreinte, dans l’odeur qu’il a omis d’emporter.
Le parfum de menthe et de moutarde forte qui contamine, lorsqu’elle le porte à son cerveau, jusqu’à ses dernières chances d’exister.





 A Philippe, 2002